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17 octobre 1961. Responsable et coupable, l’État doit réparation

Il y a quarante ans, le mardi 17 octobre 1961 au soir, des dizaines de milliers d’Algériens décidaient, à l’appel du FLN, de manifester pacifiquement dans les rues de la capitale pour protester contre le couvre-feu à caractère raciste qui leur était imposé par le préfet de police Maurice Papon et le gouvernement de l’époque. Cet article d’Olivier Le Cour Grandmaison, président de l’association « 17 octobre 1961 contre l’oubli » reprend des passages de l’introduction rédigée pour l’ouvrage 17 octobre 1961. Un crime d’État à Paris (Éditions La Dispute, 2001).

Depuis le 5 octobre en effet, ce couvre-feu interdisait aux seuls « Français musulmans d’Algérie », comme on disait alors, de se déplacer entre 20h30 et 5h30, de circuler en voiture et de marcher en groupe sous peine d’être immédiatement arrêtés. Dans la nuit du 17 octobre et dans les jours qui suivirent cette manifestation, la répression fut d’une extrême brutalité. Selon l’historien Jean-Luc Einaudi [1], elle a fait près de 300 victimes du côté des manifestants, aucune du côté des forces de l’ordre qui n’ont pas essuyé un seul coup de feu.

« Pour un coup reçu, nous en porterons dix »

Certains manifestants furent tués par balles, d’autre furent froidement assassinés dans la cour même de la préfecture de police de Paris, d’autres encore furent frappés à mort après leur arrestation et leur transfert au Palais des Sports, au Parc des Expositions et au stade de Coubertin notamment transformés, pour l’occasion, en centres de détention. D’autres enfin furent noyés dans la Seine après y avoir été jetés par des policiers à qui Maurice Papon avait tenu, peu de temps auparavant, le langage suivant : « Pour un coup reçu, nous en porterons dix. »
Quoi qu’il arrive et quoi qu’elles fassent, les forces de l’ordre se savaient couvertes par le préfet. Nul doute cependant, Maurice Papon ne pouvait agir seul sans avoir l’aval du ministre de l’Intérieur, Roger Frey. De plus, sur les trente mille manifestants qui ont pris part aux rassemblements organisés en différents lieux de la capitale, le bilan total des interpellations s’élève, selon le rapport Mandelkern [2] à plus de 14 000 ce qui signifie que presque une personne sur deux a été arrêtée, frappée souvent et détenue parfois pendant plusieurs jours. En français, de telles actions, perpétrées dans les circonstances que l’on sait, portent un nom : rafles.
Par leur ampleur et les moyens matériels et humains mobilisés pour les mener à bien, ces rafles, qui s’étendent sur plusieurs jours, sont sans précédent depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.
Sans précédent aussi, le nombre de civils assassinés à Paris au cours de ces journées d’octobre. Décidées à tout faire pour interdire une démonstration de force des Algériens, les autorités politiques et policières ont en effet mis en place un dispositif répressif imposant, réquisitionné plusieurs lieux dont elles savaient avoir besoin pour parvenir à leurs fins.

Occultées par la raison d’État

Qui connaît aujourd’hui ces manifestations longtemps oubliées parce qu’elles furent, entre autres, occultées par la raison d’État et - la formule est de Jean-François Lyotard - par une « histoire édifiante » qui continue, à propos de ces événements, à raconter le passé en nous racontant des histoires ? Qui se souvient que c’est cette toute jeune Cinquième République qui organisa une répression dans laquelle elle donna libre cours à sa toute-puissance meurtrière contre une catégorie « à part » de Français et, avec le plus grand des cynismes, couvrit des fonctionnaires de police après qu’ils eurent exécuté sommairement des personnes, organisé de nombreuses disparitions, pratiqué la torture et des actes inhumains pour des motifs politiques, religieux et raciaux ?

Un crime contre l’humanité

Ces termes ne sont pas choisis au hasard ; ils définissent, dans le Nouveau Code Pénal - art. 212-1 -, le crime contre l’humanité auquel ressortissent les actes qui ont été perpétrés. Précisons que cela ne peut pas et ne doit pas être confondu avec le crime de génocide qui a pour fin la disparition totale ou partielle d’un groupe national, ethnique ou racial.
Relativement aux massacres d’octobre 1961, il faut parler d’une véritable politique de disparition organisée par les autorités de l’époque afin de créer les conditions indispensables à la néantisation des crimes qui venaient d’être commis. Cette politique débute par la disparition des corps qui est caractéristique du crime d’État à l’époque contemporaine et la preuve que ceux qui l’ont commis ont tout de suite cherché à effacer les traces physiques de leurs forfaits selon une technique qui a été depuis massivement mise en oeuvre sous d’autres latitudes, en Amérique Latine notamment. Dans ces conditions, le mensonge d’État peut alors prospérer et le ministre de l’Intérieur déclarer, le 31 octobre 1961 au sénat, que le bilan de ces manifestations est de six morts et de cent trente-six blessés.
Sans doute est-on obligé de concéder aujourd’hui que le nombre des victimes est plus élevé mais c’est pour mieux nier l’ampleur et surtout la nature du massacre. Certains historiens viennent parfois apporter leur caution de chercheurs et d’universitaires à ces enquêtes partielles pour ne pas dire partiales. En effet, à cause de ces disparitions, pas de corps, pas de preuves, pas de crimes donc, pas de responsables non plus, pas d’événement dramatique mais de simples opérations de police, certes plus violentes que les autres mais qui n’ont fait que répondre à la violence du FLN. Et miracle des disparitions, elles assurent l’impunité aux coupables et elles font, de ceux qui se battent pour la vérité et la justice, des affabulateurs et des calomniateurs qui doivent rendre compte de leurs propos et de leurs écrits devant les tribunaux. Cela ne s’est pas passé à Buenos-Aires ou à Santiago du Chili, cela s’est passé en France, en 1961 et en 1999 à l’occasion du procès intenté par Maurice Papon à Jean-Luc Einaudi.
Répression brutale voire excessive, oui ; crime contre l’humanité commis par l’État, non, telle est désormais la ligne de défense consensuelle adoptée par certains responsables politiques de gauche qui déclarent, la main sur le coeur, être les amis de la vérité et de la justice mais à condition que celles-ci demeurent conformes au dogme qu’ils défendent : la République ne saurait être ni responsable ni coupable. A condition aussi qu’elles n’effraient pas les électeurs dont ils espèrent recueillir les suffrages. Face à ceux qui se mobilisent pour exiger une condamnation et une reconnaissance officielles et publiques, ils ne veulent voir que des exactions limitées à quelques policiers dont les débordements seraient simplement imputables à l’enchaînement des circonstances et des passions de l’époque.

Éviter les remises en cause

L’étiquette « d’actes condamnables voire inadmissibles » permet de jouer, habilement pensent-ils, de la morale contre la politique et de couvrir ainsi la réalité, l’ampleur et la continuité de pratiques qui ont vu deux Républiques, la Quatrième et la Cinquième, organiser la torture systéma- tique, les séquestrations arbitraires, les exécutions sommaires et parfois de masse, en Algérie et dans la métropole. C’est occulter le fait que les « Français musulmans d’Algérie » étaient depuis longtemps déjà soumis, non à la loi républicaine de l’État de droit, mais à la violence brutale et souveraine d’un État de guerre et de police, celui-ci n’étant plus assujetti à aucune autre règle que celle de la terreur mise en oeuvre pour réduire ceux qui étaient identifiés comme des ennemis.
Dans tous les cas, ce qui doit donc être préservé, c’est le mythe d’une République réputée, par essence, étrangère à de telles pratiques. Quant aux figures du Panthéon politique de la droite et de la gauche - le général de Gaulle pour les uns, François Mitterrand pour les autres - elles échappent ainsi à toute remise en cause. Du côté des socialistes, des communistes d’ailleurs aussi, les adeptes du droit d’inventaire peuvent bien prendre leur distance avec certains égarements de leurs prédécesseurs mais ces esprits forts, qui passent pour jouir d’une lucidité incomparable et d’un courage à nul autre pareil, sont d’une pusillanimité bien singulière lorsqu’il s’agit de la période coloniale et de la politique menée par leurs organisations respectives.
Pareillement, ils n’ont pas de mots assez durs pour exiger la sanction des crimes contre l’humanité lorsqu’ils sont commis dans de lointaines contrées, au Chili ou ailleurs. Ils s’indignent en invoquant les principes intangibles des droits de l’homme, réclament haut et fort la comparution rapide des responsables et saluent les juges qui ont courageusement engagé les poursuites. Quant à l’amnistie, elle leur est, par avance, insupportable. Observez bien ces « progressistes » lorsqu’il s’agit de la France et de son passé algérien notamment : ces fiers gardiens de la justice et du devoir de mémoire sont beaucoup moins empressés. Ils tergiversent alors et tout leur est prétexte pour exempter de leurs responsabilités ceux qui ont dirigé et servi la République, comme on dit, de 1954 à 1962. Politique de l’oubli, écrivions-nous à propos des hommes qui, en octobre 1961, étaient en charge des affaires du pays. En effet, ils ne se sont pas contentés de faire disparaître des corps, ils ont aussi déployé un luxe de précaution pour étouffer tous les témoignages susceptibles de porter atteinte au mensonge d’État qu’ils venaient de forger. Les articles, les revues, les livres, le film - celui de Jacques Panijel, Octobre à Paris - qui tentèrent de faire entendre la vérité sur le massacre qui venait d’avoir lieu, furent immédiatement saisis ou interdits et les droits élémentaires d’expression et d’information systématiquement bafoués.
Mais ce dispositif politique et policier de « vaporisation » de l’événement n’aurait pas été complet sans l’existence de multiples lois d’amnistie - pas moins de cinq - qui, après la guerre d’Algérie, ont été adoptées sous la présidence du général de Gaulle et de François Mitterrand : 1962, 1964, 1966, 1968 et 1982 - date à laquelle les généraux factieux sont réhabilités et dans sa grande mansuétude la majorité socialiste d’alors, qui comptait dans ses rangs l’actuel Premier ministre et de nombreux responsables toujours en exercice, leur rend titres et pension - telles sont les différentes étapes qui témoignent d’une remarquable continuité et obstination, de la droite et de la gauche, dans la volonté de sceller à jamais l’oubli de cette période. Les massacres d’octobre 1961, notamment, ont ainsi disparu pendant près de trente ans. Les responsables bien sûr se sont tus. Les manifestants, les témoins et les proches des victimes se sont souvent réfugiés dans le silence, sans doute parce qu’ils savaient qu’ils ne seraient pas entendus. D’autant moins d’ailleurs qu’un autre événement allait contribuer à son oblitération.

Les morts de Charonne

Le 8 février 1962, lors d’une manifestation unitaire de la gauche contre les attentats de l’OAS et pour la paix en Algérie, on relève huit morts au métro Charonne. Sept étaient communistes, le parti en fit aussitôt des martyrs. Entre 800 000 et un million de personnes participèrent à leurs obsèques et pour le premier anniversaire, un an plus tard, ils furent encore extrêmement nombreux à se mobiliser. Relatant ce qui venait de se passer, Le Monde du 15 février 1962, parle du plus « sanglant affrontement entre policiers et manifestants depuis1934 ». Quatre mois seulement après avoir été perpétrés, les massacres d’octobre ne sont plus. La raison d’État, le cynisme de ses serviteurs, les lâchetés et les intérêts partisans sans oublier les « distractions » journalistiques ont formé une coalition hétéroclite mais d’une extraordinaire puissance qui a précipité, pour de longues années, cet événement dans le néant. Aucune initiative pour les 300 victimes algériennes du 17 octobre, des moyens exceptionnels pour celles de Charonne quelques mois plus tard, ce choix de la gauche officielle et des organisations syndicales du mouvement ouvrier dessine en creux une politique qui ne dira jamais son nom. Le dernier acteur de cette politique de l’oubli est certainement l’État algérien lui-même qui, pour des raisons liées à l’histoire pour le moins conflictuel du FLN en Algérie et dans la métropole, pour des raisons diplomatiques aussi, n’a pas vraiment exigé des autorités françaises qu’elles fassent toute la lumière sur les événements d’octobre 1961.
Charonne, donc, est dans les mémoires parce que cette manifestation est dans les livres et dans les récits des militants de gauche et d’extrême gauche. Tel n’est pas le cas du 17 octobre. Depuis 1991, la situation a changé pourtant. Des ouvrages ont été publiés, des documentaires et des films réalisés. A l’initiative du MRAP, de la LDH, de l’association Au nom de la mémoire notamment, des rassemblements ont lieu tous les ans à Paris sur le pont Saint-Michel pour rappeler inlassablement que ce massacre a eu lieu.
Si la commémoration est indispensable et nécessaire parce qu’elle permet, contre les « assassins de la mémoire », pour reprendre l’expression de Pierre Vidal-Naquet, de lutter contre l’oubli politiquement et juridiquement organisé par ceux qui ont intérêt à ce que ce passé demeure occulté, cette commémoration n’est cependant pas suffisante. Il faut y adjoindre des revendications et des objectifs précis. Responsable et coupable, l’État doit en effet réparation à ceux qui ont été massacrés et cela passe, entre autres, par la reconnaissance qu’un crime contre l’humanité a bien été commis en ces journées d’octobre 1961 et par la construction d’un lieu du souvenir à la mémoire de ceux qui ont été assassinés.
A la veille du quarantième anniversaire de ces massacres, ceux qui sont aujourd’hui en charge des affaires du pays doivent faire droit à ces justes et légitimes revendications. S’ils ne le faisaient pas, nous saurions nous en rappeler lors des échéances électorales à venir.

Olivier Le Cour Grandmaison
Président de l’association « 17 octobre 1961 contre l’oubli »

Cet article a été publié par le journal Ras l’front numéro 84 (octobre-novembre 2001)

Le site du mouvement Ras l’front.

Le site de l’association « 17 octobre 1961 contre l’oubli »


[1Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris, Paris, Seuil, 1991.

[2En ce qui concerne le nombre de morts, il est estimé à quelques dizaines seulement. Ainsi, le massacre s’efface derrière une « répression », certes qualifiée de « très dure », mais dont la dimension criminelle disparaît complètement.


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