En effet, un parti encore récemment inconnu du grand public international devait faire les manchettes du monde entier le lendemain de son accession au pouvoir, soit le 25 janvier dernier. Il est vrai que ce n’est pas tous les jours que nous avons la chance de voir un parti de la gauche dite « radicale » atteindre les manettes du pouvoir, tellement nous sommes coutumiers de voir chez les partis d’extrême gauche [2] des organisations marginales, voir caricaturales. L’observation de ce que cela peut donner dans un pays relativement comparable aux nôtres, du moins du point de vue de ses institutions, est donc quelque chose d’assez intéressant pour l’expérience postmoderne des luttes sociales. Car si l’on élimine les quelques exemples récents en Amérique latine, l’on doit retourner bien loin en arrière pour figurer pareil exemple.
N’empêche l’exceptionnalité de l’événement, il n’a pas fallu bien longtemps pour que les commentateurs de tous bords viennent mettre leurs bémols dans cette affaire et qui plus est, c’est surtout à gauche que se sont vus les commentaires les moins enchanteurs. Comme il y a toujours plus radical que les « radicaux », le sentiment que génère cette bonne nouvelle n’a pas duré plus de quelques minutes. Évidemment, je fais mention des dénigrements standards à l’encontre de la social-démocratie que l’on entend constamment de la part de l’extrême gauche (encore plus) radicale.
À l’évidence, je me devais de refouler mes envies d’être naïf et ainsi regarder tout cela d’un peu plus près, car j’avoue humblement n’avoir, avant la semaine précédant l’élection, qu’une connaissance bien vague du parti appelé « Συνασπισμός Ριζοσπαστικής Αριστεράς » ou « Coalition de la gauche radicale ». Ce que j’en savais était que ce parti était un peu l’équivalent du Front de Gauche (en France) et qu’il est membre du Parti de la gauche européenne, ce qui n’était pas pour m’impressionner outre mesure. Un peu avant les élections, j’ai reçu quelques informations au sujet du parti via certains amis qui ont des contacts par des organisations internationales, ce qui avait déjà réanimé mon attention vers ce petit pays d’Europe aussi bousculé que peut l’être la Grèce. Mais après le résultat de cette élection et la mise en place d’un gouvernement de « gauche radicale » en plein cœur de l’Union européenne, en plus des multiples critiques à son endroit, je me devais de regarder de plus près le parti, mais surtout le projet dont Syriza pourrait être le nom aujourd’hui.
D’abord, j’y apprenais que le parti Syriza était un conglomérat assez hétérogène de groupe de gauche à tendance parfois contradictoire qui s’était beaucoup resserré depuis 2012 (suite à leur premier succès électoral) et qui s’était, selon certains, « droitisé » (en fait, il serait plus juste de dire recentré) et centralisé. Autrement dit, la coalition plus ou moins confédérale qu’était Syriza à ses débuts est devenue un parti aux pratiques plus standard depuis son élévation au stade d’opposition officiel en 2012. Issu de plusieurs groupes d’extrême gauche dissidente du KKE (Parti communiste grec), trotskistes et écologistes, Syriza sut jouer la carte du consensus afin de créer son programme. Cette difficulté, quoique problématique au départ, semble avoir eu un effet plutôt positif à terme et surtout crucial dans sa montée en flèche, car à l’inverse de bien des partis équivalents ailleurs dans le monde, celui-ci put bénéficier d’un certain consensus. Du moins, de la part des adversaires des politiques néolibérales que l’établissement grec avait endossées depuis bien des années.
Ce consensus, loin de tergiverser dans les problèmes identitaires à l’instar de bien des partis de gauche occidentaux, eut la bonne idée de mettre en place un programme social-démocrate (il est vrai) pas tellement radical, mais réaliste dans le cadre grec actuel. Je précise bien « dans le cadre actuel », car Syriza en bon membre du Parti de Gauche européenne n’est pas pour la sortie de l’Union européenne, ni pour la mise en place d’une économie planifiée. Ce qui lui aliène le soutien du KKE. Évidemment, c’est sur ce point que les critiques gauchistes se sont surtout portées. Mais à l’évidence, il est toujours mieux d’avoir un programme social-démocrate modeste, mais effectif, qu’un programme radical qui ne se fera pas ! Comme tarte à la crème des arguments réformistes, celui-ci est loin d’être toujours une réalité, c’est pourquoi il est souvent plus sage de viser plus haut afin d’atteindre sa cible. Mais, réflexion faite depuis leur arrivée au pouvoir, est-ce que le programme de Syrza est si modéré que cela si celui-ci est tenu ? En fait la question se pose, car, même s’il est modeste, est-il besoin de rappeler qu’en plus d’avoir un programme encore plus modeste, le PASOK (Mouvement socialiste panhellénique – centre gauche) n’a fait que trahir sont programme, à l’instar des autres partis de ce type. En somme, est-il possible qu’un parti qui a un tel programme et qui le respecte puisse être dans un sens radical ? Car la traîtrise de la gauche pro-UE est une donnée plus que redondante, ce qui nous offre un contraste qui mérite d’être signalé, car selon les informations dont je dispose [3], Syriza ne semble pas être en phase de recul, ce qui est en soi une certaine preuve de radicalité si l’on veut.
Le programme de Syriza n’est pas radical, certes. Ce qui, comme je l’ai déjà dit, lui ferme la porte d’une alliance avec le KKE, qui garde une position intransigeante. Syriza est officiellement pro UE, donc pro euro, et est membre du Parti de la gauche européenne. Celui-ci ne projette donc pas de renverser le capitalisme par la dictature du prolétariat, c’est le moins que l’on puisse dire ! Il ne promet même pas de construire le socialisme à plus ou moins longue échéance. Mais, celui-ci a une approche qui se veut pragmatique et essaie de faire au mieux avec ce qui est possible d’être fait dans le cadre des institutions actuellement en vigueur en Grèce. Ceci est incontestablement loin du romantisme révolutionnaire, mais comme il tient son achèvement à un succès « légal », il n’est pas irrationnel de voir ses actions respecter cette ligne de conduite, ce qui exclut de facto tout un pan des propositions habituelles de l’extrême gauche. Mais si le nouveau gouvernement veut survivre à l’épreuve du pouvoir de la façon dont il entend le faire, il lui est aussi vital de livrer la marchandise, car, pour l’instant, Syriza n’est soutenu que par le peuple grec. Et nulle officine des pouvoirs obscurs économiques n’est chaude à l’idée de les voir au pouvoir, ce qui rend toujours les choses plus risquées pour un petit pays fragile comme l’est le leur.
Survivre à l’épreuve du pouvoir ? Cela est bien souvent une considération prise à la légère par l’extrême gauche, car, loin de s’obtenir par la pureté des idées, cette survie est d’abord une question de rapport de force. Et comme ce rapport de force n’est pas issu d’une force militaire ou/et révolutionnaire, mais de par un plébiscite, il est vital de conserver l’appui des masses. Cet appui des masses, nous le savons tous, est quelque chose de bien volatile et ne dépend pas uniquement du savoir-faire de Tsipras et de Varoufakis, mais de la situation économique générale de la Grèce, situation économique pouvant aisément être déstabilisée de l’extérieur par ceux qui ont le pouvoir sur l’économie mondiale. Ceux qui, notamment, ne voient pas d’un bon œil un tel gouvernement t[4]. Cela expliqueraitles mots peut-être gentils de Tsipras face à ceux qui veulent sa mort, contrairement à ceux d’un François Hollande qui n’a pas été pris au sérieux une seule seconde par les gens minimalement avisés. Comme le projet européen est intrinsèquement lié à la perte de souveraineté des États par un processus complexe de traités et d’interdépendance économique (via les dettes, la monnaie et les marchés) il est fort contradictoire de mettre en place ce genre de projet social-démocrate (même modéré) tout en voulant conserver le cadre institutionnel actuellement en vigueur, mais en même temps il n’est pas non plus possible de prétendre tout refonder sans perdre une partie significative de son électorat [5], donc son accès au pouvoir. Alors, toutes les personnes minimalement conscientes de cette situation seront à même de comprendre la fragilité du pouvoir de Syriza.
Cela nous emmène vers une seconde critique, un peu plus sérieuse que ces sempiternelles accusations d’antisémitisme dont tous les dirigent de la gauche sérieuse sont l’objet un jour ou l’autre, soit celui de son alliance avec la droite souverainiste de Ανεξάρτητοι Έλληνες (Grecs indépendants) dont le plus proche parent connu serait le Front National[6]. Beaucoup ont critiqué cette alliance selon des valeurs qui sur bien des points sont inhérentes aux luttes sociales. Comme nous l’avons souligné ci-dessus, la situation du pouvoir anti austérité est très incertaine et comme les résultats de l’élection ne leur ont pas donné la majorité absolue, que le parti communiste leur refuse leur appui et que les autres formations représentées à l’assemblée ont des projets inconciliables sur l’essentiel, il n’est pas obligatoire d’être machiavélien pour comprendre la manœuvre de Tsipras. Dans le cas où Syriza aurait voulu imiter le PS français, en ne touchant pas à l’économique et en limitant son action aux questions identitaires et de mœurs, ceci n’aurait effectivement pas eu de sens. Mais dans le cas où l’ambition de Tsipras soit vraiment de tenir tête à la troïka en redonnant le minimum d’indépendance nécessaire à la relance du pays (voie nécessaire à la social-démocratie), cette alliance est plutôt logique. En effet, fidèle à sa logique de consensus, il devait nécessairement passer par là étant donné que les deux partis partagent des points de vus économique convergeants.
Il est en effet difficile de comprendre les choix du nouveau gouvernement grec si nous ne regardons pas la situation « matérielle » et « concrète » auxquels celui-ci doit faire face et si nous nous bornons aux aspects idéologiques de la chose. Mais il est compréhensible que ce soit le cas de beaucoup de militants sincères, car l’habitude de l’exercice du pouvoir réel s’est perdu pour l’extrême gauche depuis plusieurs décennies et, l’habitude qu’elle a de voir les partis sociaux-démocrates (ce qui inclut beaucoup de partis dits communistes) constamment reculer sur le minimum de la redistribution keynésienne fausse évidemment leur jugement. Mais malgré ma défense de Syriza, loin de moi l’idée de croire en l’infaillibilité de Tsipras et consorts, mais pour l’heure je laisse la chance au coureur, car ce que vit en ce moment la Grèce est un exemple grandeur nature des difficultés qu’attendra tous les partis non révolutionnaires (socialistes, souverainistes, comme les sociaux-démocrates sincères) du monde occidental s’ils devaient accéder aux commandes de l’État. L’exercice du pouvoir étant ce qu’il est, il n’est pas possible de jouer au pur bien longtemps, car le besoin de répondre aux rapports de force est toujours plus impérieux que tout autre, si celui-ci souhaite réellement changer les choses.
L’expérience des luttes de libération nationale et sociale est trop parsemée d’exemples pour jouer aux naïfs, surtout en cette époque de radicalisation du capitalisme monopolistique et de ses représentants de tout bord. Faire la différence politiquement, c’est accepter la réalité des rapports de force, de classes et d’intérêts et si les conditions pour une révolution ne sont pas envisageables et que la carte du réformisme peut être adroitement jouée, cela peut aussi être une avenue à envisager. Même si dans son ensemble cette avenue est peut-être encore la plus incertaine, car comme le dit le slogan anarchiste « si les élections pouvaient changer quelque chose, elles seraient interdites depuis longtemps », souhaitons au peuple grec, ainsi qu’à tous ceux qui souffrent des politiques néolibérales, un commencement de changement de cap avant qu’il ne soit trop tard.
[1]http://ici.radio-canada.ca/emissions/c_est_pas_trop_tot/2014-2015/chronique.asp?idChronique=361455
[2] Même si le sens n’est étymologiquement pas le même, j’utiliserai « extrême » et « radical » comme le grand public l’entend, soit comme des synonymes.
[3] Par exemple : http://www.politis.fr/La-folle-semaine-de-Syriza-quand,29897.html
[4] Il est bien sûr risqué, pour ceux que les Grecs appellent la « troïka », de voir l’exemple être suivi dans d’autre pays (en Espagne et en Belgique notamment avec Podemos et le PTB).
[5] Notamment celui qui pourrait encore perdre certains acquis économiques en sortant de l’euro.
[6] Le parti Aube dorée est beaucoup plus extrême que le FN et fait partie du groupe appelé « Front national européen (FNE) » ironiquement à la droite du parti français et souvent qualifié de « néofasciste ».