Jorge Freytter-Florian a été le coordinateur du livre « Présent et futur de la Colombie », qui aborde le travail de reconstruction de la mémoire historique de ce pays à partir de la mémoire de son père Jorge Freytter-Romero, assassiné par le terrorisme d’Etat en Colombie en 2001. Dans cet entretien, le militant des droits de l’homme Jorge Freytter-Florian offre les clés nécessaires pour comprendre le contexte et les défis des actuels pourparlers de paix en Colombie.
L’enseignant, l’homme engagé dans les luttes sociales qu’a été votre père, Jorge Freytter-Romero, fut assassiné en 2001 pour avoir été un opposant politique. Comment expliquez-vous le fait que la violence dans ce pays se soit surtout acharnée contre les professeurs, les étudiants et les dirigeants syndicaux ?
J. Freytter-Florian : Avant tout, je veux préciser qu’il ne s’agit pas d’une violence pure et simple, mais d’une violence politique. D’après une définition de la politologie, cette violence politique est : « un Terrorisme comme instrument d’État, se nourrissant des réactions des grandes entreprises (multinationales) et des corps de sécurité de l’Etat. Cette violence politique que je dénonce s’exerce au travers d’opérations extrajudiciaires.
Ce sont des Crimes d’État dont sont victimes beaucoup d’enseignants, des syndicalistes, des dirigeants sociaux. Cette violence s’exerce non seulement contre eux, mais aussi contre les syndicats du secteur de la santé, de l’alimentation, contre les paysans, les femmes et même les artistes et les humoristes.
Par exemple, le Mouvement Social et Politique "Marcha Patriótica" compte à ce jour 80 personnes assassinées partout dans le pays. Cela prouve que la solution à cette violence politique doit être une solution structurelle et pas à court terme, où les différents secteurs victimes de cette violence politique deviennent de vrais acteurs dans la solution du conflit social et armé.
La lutte que, jour après jour, mènent dans les universités publiques le mouvement étudiant et les syndicats est remarquable. Ce sont des acteurs de la lutte des classes qui ont été et sont toujours très actifs dans un Etat qui ne garantit pas leurs droits. Un autre exemple de résistance a été la lutte menée face à la hausse du prix des inscriptions pour les étudiants des universités car il existe de nombreux faits de corruption et d’exactions paramilitaires dans ces institutions.
Le syndicalisme colombien continue à subir l’impunité. Les enquêtes pénales menées sur des cas de syndicalistes assassinés (d’après l’ENS – École Nationale Syndicale) révèlent que moins de 10% des assassinats commis sur plus de 3.000 syndicalistes ont été suivis d’une condamnation. Cette lutte pour laquelle mon père a donné sa vie est toujours d’actualité et davantage de fils et de filles du peuple sont disposés à la poursuivre pour réaliser la transformation politique sociale et culturelle qu’attend la Colombie et parvenir ainsi à une seconde et définitive indépendance. Comme le dit mon amie Piedad Córdoba dans la préface du livre consacré à la mémoire de mon père : « Nous, éternels militants de la Paix, avons sacrifié nos vies dans ce combat. Aujourd’hui, nous rendons hommage au champ des possibles ».
Comment analysez-vous le phénomène du terrorisme d’Etat ? Quelle est selon vous la solution au problème de l’impunité ?
Le Terrorisme d’État en Colombie n’est pas seulement le para-militarisme, une doctrine militaire. L’état colombien dans son ensemble est gangrené : le système de partis, la police secrète, la Fiscalia (organe accusateur), en passant par toutes les sphères de la société, principalement cette partie qui accumule les grands profits économiques, les élites médiatiques, les agences de loteries, les hôpitaux. Beaucoup de parlementaires, maires, gouverneurs, recteurs d’universités publiques et privées font l’objet d’enquêtes à cause de leurs liens avec le narco-para-militarisme (mafia de la drogue et paramilitaires). En tant que victime du Terrorisme d’État, je considère que nous devons commencer par donner un nom au narco-para-militarisme, car le processus de démobilisation du para-militarisme connu comme « Accord de Ralito » (conclu à Sanfé de Ralito, Córdoba) a été en réalité la légalisation du para-militarisme dans le Gouvernement d’Alvaro Uribe Velez.
Alors, en tant que victime de Crime d’État et en désaccord total avec ce mécanisme gouvernemental qui est la Loi de Justice et Paix, j’affirme haut et fort qu’elle bafoue les droits des victimes. Les assassins jouissent de grands privilèges dans les prisons, comme la télévision par câble, la téléphonie cellulaire, internet, ils organisent de grandes fêtes et continuent à commanditer des assassinats depuis la prison. Par contre, les prisonniers et prisonnières politiques vivent dans une situation humiliante et inhumaine dans les prisons, on ne respecte pas leurs droits, on ne leur garantit pas le droit à la santé, certains meurent à cause de problèmes de santé, d’autres à cause de la torture. Tous ces crimes doivent faire l’objet de sérieuses enquêtes judiciaires qui fassent disparaître l’impunité comme mécanisme en faveur des criminels. Ensuite il faut se baser sur les principes fondamentaux tels que Vérité, Justice, Réparation et Non Répétition. Et j’ajoute que la construction d’une Mémoire Historique cohérente doit être érigée par le peuple colombien, et pas par l’oligarchie et ses instruments de guerre.
Nous devons également signaler le rôle des grandes multinationales et des gouvernements qui promeuvent les crimes contre le peuple colombien. Il y a beaucoup d’éléments qui n’ont pas été suffisamment investigués, comme les binômes : industriel-militaire et para-militarisme ; élites et para-militarisme ; grosses entreprises nationales et para-militarisme ; multinationales et para-militarisme ; Alvaro Uribe Velez et État narco-para-militaire et, au niveau international, le rôle des Etats-Unis, d’Israël et même de l’Union Européenne. Nous espérons qu’une Commission de la Vérité sera constituée et que des personnages tels qu’Alvaro Uribe Velez ou Francisco Santos seront jugés et punis comme l’a été Fujimori au Pérou.
Quelle est votre analyse sur les cinq points abordés dans le cadre des pourparlers de paix à la Havane ?
Selon moi, le point sur les victimes est très important parce qu’il a engendré un débat national à propos des victimes du terrorisme d’Etat et du rôle de celui-ci dans la solution politique au conflit social et armé. Lors des précédents pourparlers de paix, la discussion sur ce sujet si important n’était même pas entamée. Cependant, on ne peut pas en rester là et nous en contenter, il faut aller plus loin. L’État colombien doit reconnaître son implication et sa responsabilité dans beaucoup de meurtres et de massacres, il faut que les demandes des victimes soient vraiment satisfaites, que l’État formule et développe des politiques publiques en direction des nombreuses familles qui souffrent à cause du Terrorisme d’État. L’absence de politiques sociales affaiblit encore plus leur moral et leur état d’âme. Les familles ne peuvent même pas assister aux Forums Nationaux des victimes, fautes de moyens. Nombreuses sont les victimes du terrorisme d’Etat qui sont restées à l’écart de ces discussions et cela nous inquiète.
Un autre point de haute importance dans le débat national, qui doit favoriser le rétablissement de la dignité des femmes dans le cadre de la Mémoire Historique, c’est la Création de la commission de la Femme. A mon avis, il s’agit là d’un regard nouveau sur le conflit par rapport aux précédents pourparlers de Paix. Par conséquent, j’espère que d’importants documents et des propositions relatives aux violations des Droits de l’homme provoquées par le Terrorisme d’État seront adoptés. J’en profite pour dire que, tout au long du conflit, les femmes colombiennes ont joué différents rôles et elles continuent à jouer un rôle primordial dans la transformation sociale, politique, économique, culturelle et académique du pays. Nous avons une responsabilité historique, qui consiste à remettre en question le système patriarcal en Colombie, ainsi que la double répression qui cible les femmes. Car, à la condition de femme, on doit rajouter l’identité de genre, d’ethnie, de classe, etc.
Considérez-vous que les organisations d’intégration régionale telles que l’ALBA et la CELAC pourraient jouer un certain rôle dans ce processus ?
Sur ce sujet, je reviens à la déclaration du commandant Hugo Chavez le 2 décembre 2011. C’est un texte que nous devons lire, il expose les lignes politiques qu’il faut prendre et maintenir comme prémisses historiques pour Notre Amérique latine et les Caraïbes. Il y souligne l’anti-impérialisme et l’anticolonialisme comme principes qui doivent orienter et fonder notre intégration.
L’ALBA et la CELAC sont des organisations qui jouent un rôle important en tant qu’observateurs et garants de la construction de la paix, en assurant la justice sociale en Colombie au bénéfice des peuples. Ces organisations peuvent nous aider grâce à leurs expériences (pensons aux cas de Cuba, du Nicaragua, de la Bolivie, de l’Équateur et du Venezuela). Nous espérons que ce processus d’intégration continuera à se consolider car il est en train de mettre en déroute les modèles d’intégration néo-libéraux tels que les Traités de libre-échange. Ces organisations nous montrent que le pays peut aller de l’avant en créant des modèles de coopération Sud-Sud dans les domaines les plus importants, comme ils le font déjà ailleurs en Amérique latine et aux Caraïbes.
Pouvez-vous nous décrire, en quelques mots, quelle est la situation des exilés colombiens Europe et quels obstacles ils rencontrent ?
La situation n’est pas facile, il y a de nombreux problèmes tels que le racisme, des difficultés pour obtenir des papiers, des problèmes d’adaptation et d’intégration, la désarticulation des familles. L’Etat colombien mène des opérations d’espionnage contre beaucoup d’exilés colombiens en Europe. Mais on doit aussi souligner le fort activisme des exilés colombiens dans divers pays de l’Union Européenne. A Bilbao, au Pays Basque, il y a eu lieu récemment le Forum « Rencontre des exilés colombiens persécutés par l’état colombien » qui a rassemblé environ 70 Colombiens exilés par le terrorisme d’Etat dans 10 pays d’Europe...Dans ce forum on a formulé des propositions pour la construction de la paix en Colombie, à savoir : le soutien aux pourparlers de paix entre le Gouvernement et les FARC-EPL à La Havane ainsi que le dialogue qui vient de commencer entre le Gouvernement et l’ELN (Armée de Libération Nationale) en Equateur. Nous exigeons la reprise immédiate d’un processus de paix avec l’EPL (Armée Populaire de Libération). C’est pourquoi nous considérons indispensable l’accord immédiat d’un cessez le feu bilatéral qui permette un climat de confiance favorable aux accords et garantisse la participation de l’ensemble de la société colombienne à la construction de la paix.
Il faut promouvoir les actions politiques et juridiques nécessaires pour arrêter la persécution que le gouvernement colombien continue à exercer dans la plus grande impunité (comme l’« Opération Europe » qui consistait à pratiquer des écoutes téléphoniques illégales via le DAS, le Département Administratif de Sécurité, contre les exilés colombiens, s’attaquant ainsi une nouvelle fois à l’exilé et exerçant une persécution extraterritoriale contre le mouvement populaire via des accords entre l’Etat colombien et d’autres Etats).
Nous exigeons que la protestation sociale et la pensée critique ne soient plus criminalisées. En effet, il y a actuellement plus de 9.500 prisonniers politiques et sociaux dans les prisons colombiennes et dans les prisons d’autres pays. Nous demandons d’ailleurs la remise en liberté immédiate de ces prisonniers. Le 18 décembre, nous avons fait parvenir un dossier au Bureau des Nations Unies à Genève (Suisse) pour qu’il en soit question lors des pourparlers de paix à La Havane ainsi qu’à toutes les organisations et organismes accompagnant les pourparlers de paix, tant en Colombie qu’au niveau international.
Le livre récemment publié « Présent et futur de la Colombie » est un travail de reconstruction de la mémoire historique à travers l’exemple et le parcours de votre père. L’oeuvre collective dispose d’une préface de Piedad Cordoba et d’importants témoignages et analyses d’auteurs tels que François Houtart, Nestor Kohan, Maurice Lemoine...Quelle est d’après vous la principale contribution de cet ouvrage au développement d’une culture de la Paix ?
Je profite de l’occasion pour saluer et remercier tous les auteurs qui ont participé dans l’élaboration du livre. Cet ouvrage reconstruit la Mémoire Historique à partir des exemples de la criminalisation, le harcèlement et le meurtre de personnes liées à l’Université del Atlántico dans la Région de la Caraïbe colombienne. En effet, en soulignant le point numéro 5 des pourparlers de paix, qui aborde la question des victimes, nous voulions favoriser le débat autour de la création d’une Commission d’étude sur les cas des professeurs et des syndicalistes assassinés en Colombie. D’ailleurs, il faut savoir qu’il n’existe pas de limite de temps pour la reconstruction de la mémoire historique. Dix ans se sont passés depuis l’assassinat de mon père, dix ans de silence de l’État, dix ans d’activité politique. Ce que mon père préférait avant tout, c’était de forger des outils pour que ses disciples prennent en main les justes luttes de notre peuple colombien.
Lors d’une présentation du livre, vous avez participé à une table ronde avec le Professeur Miguel Angel Beltran. Et justement, ces jours-ci, un communiqué a été rendu public qui dénonce l’emprisonnement du professeur Beltran pour des raisons politiques et exige sa libération. En tant qu’ami personnel du Professeur Beltran, pouvez-vous décrire la situation particulière qu’il a vécue ces dernières années ?
Mon cher collègue le professeur Beltrán souffre de la persécution la plus horrible que puisse exercer l’État colombien contre un académicien. Il a créé une chaire qui nous aide tous et toutes à réfléchir sur le type de pays que nous voulons et sur le type d’histoire que nous avons vécue en Colombie. Le professeur Beltrán est victime d’un montage judiciaire, il a été victime de destitution administrative à l’Université Nationale. La seule chose que je peux vous dire c’est qu’ils ne le feront jamais taire. Le silence n’est pas une alternative ! La vie du professeur Beltrán est en danger. Nous demandons que la solidarité internationale se manifeste contre ce montage judiciaire car, tandis que le gouvernement parle de paix, l’Etat veut l’éliminer et porter un coup mortel à tous ceux et celles qui contribuent depuis l’académie à la solution politique du conflit social et armé en Colombie ou donner un coup mortel à tous ceux qui, depuis l’académie, proposent, analysent et veulent contribuer à la Solution politique du conflit social et armé qui règne en Colombie. La Pensée Critique en Colombie est en danger !
Jorge Fleytter Florian est chercheur et président de l’Association Jorge Adolfo Freytter Romero, qui développe un important travail de recherche sur la violence politique en Amérique latine.
Photo : Andrea Gago Menor
Traduction : Collectif Investig’Action