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Luttes paysannes en Colombie : Entretien avec Luzmila Ruano, dirigeante de la Coordination Nationale Agraire (CNA)

Deuxième entretien de la série ’Cycle d’entretiens sur la Colombie’ avec Luzmila Ruano, dirigeante du Coordinador Nacional Agrario (CNA) et présidente de la Fondation sud-ouest et massif colombien (FUNDESUMA). Cette femme paysanne courageuse a été menacée en Juin 2013 pour sa lutte contre les projets miniers. Luzmila fait partie de la direction nationale du Congrès des Peuples [1] et est invitée d’honneur de la première Assemblée européenne du Congrès des Peuples qui a eu lieu du 14 au 16 Novembre 2014 à Genève (Suisse).

Après une conférence sur l’accaparement de terres en Colombie en Octobre 2014 à Paris, dans le cadre d’une tournée européenne, Luzmila Ruano a accepté de répondre aux questions de notre association Entretodos France, sur les défis et les problèmes rencontrés par la Colombie sur la souveraineté alimentaire, les OGM, et l’exploitation minière, entre autres.

Entretodos France (ET) : Bienvenue à Paris et merci de nous accorder cet entretien. Luzmila, quels sont les objectifs de cette tournée européenne ?

Luzmila Ruano (LR) : Premièrement, bonjour, merci pour l’invitation. Nous sommes en Europe pour faire connaître une partie de la situation que nous vivons en Colombie. Mais également faire connaître nos propositions de résistance. Nous travaillons jour après jour pour une vie digne pour tous. Nous avons réalisé un Congrès des Peuples en Europe le 14, 15 et 16 Novembre, à Genève, afin de faire des contributions et propositions des amis de la Colombie en Europe.

ET : Parmi les principales revendications de vos luttes, nous avons pu écouter que vous défendiez la souveraineté alimentaire, comment cela se traduit en particulier dans les territoires ruraux et dans les villes de Colombie ?

LR : Nous savons que la souveraineté alimentaire est un terme très ambitieux et rêveur, mais également politique. Il s’agit de la capacité de décider ce que vous voulez manger, ce que vous voulez produire, ce que vous voulez faire avec votre culture, mais bien au-delà, il s’agit de savoir comment produire de la nourriture pour les gens, comment la partager et comment mettre en œuvre des politiques publiques alimentaires, sur ce qui est produit et sur la défense d’un territoire. Nous parlons de territoire parce que la terre est le bout de terrain où je vis, ma ferme, ma parcelle, mais le territoire est l’ensemble de l’environnement global, l’écosystème qui englobe la vie, les récoltes, la culture et tout ce qui nous entoure. Par conséquent, nous luttons pour construire la souveraineté alimentaire afin d’avoir libre disposition du territoire et prendre des décisions indépendantes. Pour cela, nous devons défendre notre terre pour qu’elle soit dans les mains des agriculteurs, des autochtones et des afro-colombiens, seuls capables de la travailler. Nous disons que sans terre, nous les paysans ne travaillont pas. Nous soutenons que la terre doit être pour les gens qui la travaille et que le gouvernement doit veiller à ce que les terres soient garanties pour cette population afin de défendre le territoire : un espace de vie, de dignité et de souveraineté.

ET : Cela nous amène à parler des semences. Quelle est la position du mouvement paysan en Colombie sur le sujet et sur la question des cultures génétiquement modifiées ?

LR : Pour cultiver, nous devons avoir nos propres semences. Ces graines ont toujours été là, dans nos territoires, nous les utilisons pour la consommation et c’est pourquoi nous devons les protéger. Lorsque nous produisons une graine, nous produisons des aliments pour le présent et pour les générations futures. Nous avons donc créé un système, une pratique appelée « Gardiens de semences », ce qui signifie que si je vous donne une graine, comme une graine de haricot, vous avez la responsabilité de la reproduire avec votre communauté, avec ceux qui travaillent avec vous. Cela signifie que ces gardiens de graines sont les responsables de cet aliment, de protéger ces graines, sans les acheter ni les vendre, seulement les partager avec d’autres communautés qui en ont besoin pour leur alimentation et qui s’engagent également à la protéger et la reproduire.

Notre organisation dans toute la Colombie dit NON aux semences génétiquement modifiées, nous faisons quelque chose de différent, la défense de nos propres semences. Si les territoires sont des territoires de vie, nous devons pouvoir cultiver nos semences qui sont traditionnelles ou propres à chaque région.

ET : Depuis le mouvement paysan colombien et le Congrès des Peuples, vous vous inscrivez dans une « Clameur Sociale pour la Paix ». Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?

LR : Comme Congrès des Peuples, nous avons fait la promotion de la paix et de la justice sociale, où tous les services basiques en tant qu’êtres humains soient garantis et où nous ayons toutes les possibilités d’une vie digne dans notre pays. Dans ce contexte, nous faisons la promotion du ’service social pour la paix’, à savoir des espaces au sein desquels nous participons tous et toutes afin de faire des propositions sur le pays que nous voulons, sur quelle paix nous cherchons, comment nous voyons le futur des générations à venir.

C’est une proposition qui fait son chemin. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’autres propositions, c’est l’une des propositions qui est travaillée dans le pays pour la paix que nous nécessitons tant. La Clameur Social pour la Paix [NdT : initiative unitaire d’appui aux processus de paix entre le gouvernement et les guérillas des FARC et de l’ELN] est une opportunité pour revendiquer ce que l’on pense, car nous croyons que la paix doit être construite depuis les organisations sociales qui savent ce dont nous avons besoin et ce que nous voulons.

ET : En Juin 2013, lors d’une réunion entre les communautés rurales et le gouvernement régional sur l’exploitation minière, vous avez été menacée de mort par des groupes paramilitaires. Qu’est-ce que cette menace a à voir avec la conjoncture ? Comment vivent les communautés rurales ces projets d’investissements étrangers dans le secteur agroalimentaire et minier qui sont promus par le gouvernement du président Juan Manuel Santos ?

LR : Malheureusement, l’année dernière j’ai été menacée. Il y a beaucoup d’hommes et de femmes leaders en Colombie qui ont été menacés et tués : il y a un an, ils ont tué Adelaida Gomez, qui luttait contre l’exploitation minière dans la ville d’Almaguer (Cauca). En son nom et au nom de plusieurs victimes qui malheureusement ne sont plus, nous continuons à résister en défendant notre territoire. J’ai continué à développer mes activités parce que mon travail est reconnu et a reçu l’appui des communautés organisées et amis dans la communauté internationale. Si on arrête la lutte que l’on mène, on renforce l’auteur de la menace, c’est-à-dire celui qui a envoyé cette personne pour vous menacer, car il y a ceux qui menacent et les auteurs intellectuels de la menace.

Dans mon département, le Nariño, au sud de la Colombie, des multinationales dédiées à l’exploitation de l’or commencent à arriver comme Anglogold Ashanti [2], basée en Afrique du Sud, La Gran Colombia Gold, dont le siège est au Canada et d’autres petites entreprises dont le siège est au Panama. De même, sur la côte Pacifique, ce sont les entreprises de palme, avec des projets qui ont été en croissance et qui ont provoqué des déplacements de la population afro-colombienne de la côte Pacifique.

Et, c’est à déplorer en Colombie, nous sommes en train de vivre une conjoncture qui prétend passer d’une économie agricole à une économie basée sur l’exploitation minière et énergétique. De très nombreuses concessions ont été octroyées aux sociétés multinationales et nationales à capitaux étrangers qui veulent s’emparer de notre territoire [NdT : 40% du territoire colombien est demandé en concession pour des projets miniers]. Quand une multinationale arrive sur un territoire, les dommages sont importants. Sachez que ces territoires sont complètement militarisés par des entreprises de sécurité privée des multinationales interdisant la libre circulation des personnes.

Lorsque les entreprises minières entrent, premièrement, il y a une rupture du tissu social, la destruction des écosystèmes, des ressources en eau, du sol ... puis l’économie locale change, parce que les familles qui restent travaillent à la journée (paiement quotidien du travail, sans sécurité sociale ni contrat). Elles vont vivre au milieu de l’abondance mais immergées dans la misère parce que la société minière prend tout : les exploitations agricoles, les marchés locaux, l’autonomie. Dans d’autres cas, c’est encore pire parce que les entreprises ne recrutent pas de travailleurs locaux.

En Colombie, il y a une entreprise de charbon dans la Guajira, sur la côte atlantique : la Drummond Company [3] qui n’utilise pas le travail des Indiens Wayuu, qui sont les communautés locales. Ils apportent toute leur main-d’œuvre d’autres régions, voire d’autres pays. Ce que nous savons c’est que toutes les promesses de travail et de développement d’une entreprise minière sont des promesses en l’air, faites pour s’approprier des territoires et pour détruire nos économies locales.

ET : En tant que leader paysan et en tant que femme pouvez-vous nous dire quel est l’impact de ces projets miniers en particulier pour les femmes ?

LR : Pour les femmes c’est très difficile. La militarisation de nos territoires apporte avec elle son lot d’agression contre les femmes. C’est un problème profond, dès l’arrivée de la compagnie minière, il y a une militarisation, des groupes de sécurité privés en grandes quantités, nos filles et nos femmes peuvent alors être l’objet de violences sexuelles, grossesses non désirées et autres attaques sur le corps de la femme. Il y a des femmes et des filles, qui peuvent être très jeunes mères, des femmes abusées et toute une quantité de choses. L’autre problème parallèle est que là où il y a des entreprises minières, le commerce sexuel apparaît, avec des femmes d’autres régions qui viennent travailler et cela fait qu’apparaissent de nouvelles situations de maladie et de problèmes familiaux [4]. Ce sont des complications qui s’observent là où ont lieu des projets miniers ou pétroliers.

ET : Quelles sont les propositions des communautés pour lutter contre ces ’modèles de développement’ ? Comment cette réalité influe t-elle dans la recherche de la paix en Colombie ?

LR : Ce que nous proposons en tant que communautés c’est de s’organiser, depuis les familles jusqu’aux communautés, impliquant celles qui ne le sont pas pour leur dire que les entreprises minéro-énergétiques dans nos territoires n’ont pas leur place. Pour cela, le premier mécanisme est la résistance, ensuite, il y a des mécanismes institutionnels mais qui devront être entrepris entre l’Etat et les organisations. Le travail de soutien juridique et toutes les mesures nécessaires pour que la société ne puisse s’appropier de ce territoire est utile aussi. La « locomotive minéro-énergétique » ne constitue pas une solution ni pour l’économie du pays, ni pour la paix.

Un exemple emblématique est celui de la mine de La Colosa, dans le département du Tolima. Là-bas, nous avons réalisé une résistance populaire ainsi qu’une journée de consultation citoyenne qui a massivement rejeté le projet d’exploitation minière [5]. Néanmoins, la situation reste compliquée car la politique de l’État est d’ouvrir grand les portes à ces sociétés minières et leur donner des garanties pour qu’elles viennent et s’installent tout en payant des impôts qui ne parviennent même pas à 1% de leurs bénéfices. En retour, les communautés doivent se déplacer, les écosystèmes sont affectés comme les zones humides, les paramos, qui contiennent l’eau de la région.

En outre, le gouvernement national sait qu’en Colombie il y a un conflit armé à cause du manque de réforme agraire intégrale : la distribution de la terre est la ressource nécessaire pour construire la paix. Le président Santos dit qu’il vient en tournée dans l’Union européenne [NdT : début Novembre 2014] afin de trouver des financements pour le post-conflit, faire des investissements après que les guérillas ont déposé leurs armes et signer les accords [6]. Cependant, la réalité est différente car ce que le président cherche c’est la réaffirmation de l’accord de libre-échange (« TLC ») avec l’Union européenne, à savoir que l’Europe nous envoie ses produits et que nous, nous ne parvenions plusà vendre. Nous le savons parce que nous avons actuellement une crise paysanne à cause des accords de libre-échange et le gouvernement national serait à la recherche d’autres accords commerciaux avec le Japon et la Chine.

ET : Nous comprenons que vous participez en tant que leader paysan du Sommet National, Agraire, Paysan, Ethnique et Populaire. Quels sont les principaux défis pour les organisations paysannes colombiennes en ce moment ? Quels sont les défis à venir et comment pouvons-nous être solidaires de ces luttes depuis l’Europe ?

LR : Comme paysans, l’un des piliers de notre lutte est de défendre nos territoires et un modèle de développement qui respecte les droits humains. Les agriculteurs, nous travaillons en étroite collaboration avec les peuples indigènes, afro-colombiens, hommes et femmes, ainsi qu’avec les processus urbains. Le Congrès des Peuples est une plate-forme nationale de proposition de pays que nous construisons depuis maintenant quatre ans et qui se renforce chaque jour, et dans ce contexte, nous participons au Sommet Agraire, Paysan, Ethnique et Populaire. Une des étapes clés que nous réalisons est un processus d’unité du mouvement social et de décisions sociales dans notre pays. Voilà un point très important : dans le cadre de cette conjoncture, après les grèves agraires massives de 2013 et 2014 (« Paros Agrarios »), nous avons obtenu une table d’interlocution et de concertation avec le gouvernement national.

Nous avons 8 points de négociation : entre autres, terre et territoire, économie, droits de l’homme, paix, cultures appelées à tort « cultures illicites » (car ce sont pour nous des plantes traditionnelles curatives), entre autres. Nous avons également fait des progrès dans les discussions sur la partie urbaine, à savoir, leurs besoins et leurs demandes.

Concernant les gens qui vivent en Europe, l’appel que nous faisons est de rejoindre, de participer et d’aider à visibiliser ces problèmes. A l’extérieur, la première chose que vous entendez est qu’en Colombie il n’y a pas de conflit, pas de processus sociaux ... Nous voulons dire qu’en Colombie, il existe des processus sociaux pour construire un nouveau pays. Quand nous avons des problèmes, souvent des problèmes de violation des droits de l’homme, il est important pour nous de savoir qu’il existe une communauté internationale qui nous soutient.

Entretien réalisé par l’association de solidarité avec la Colombie EntreTodos France

***

Le premier entretien “ De défenseurs des droits de l’homme à député en Colombie, entretien avec Alirio Uribe” peut être consulté ici : http://www.legrandsoir.info/de-defenseur-des-droits-de-l-homme-a-depute-en-colombie-entretien-avec-alirio-uribe.html

[1Pour en savoir plus sur la plate-forme colombienne de mouvements sociaux Congreso de los Pueblos, voir l’entretien avec Marylen Serna réalisé par nos soins et publié sur Le Grand Soir en Décembre 2012 (http://www.legrandsoir.info/interview-de-marylen-serna-du-congres-des-peuples-colombie.html)

[2Voir « Jugement d’AngloGold Ashanti pour tirer profit de graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaires en Colombie », Congreso de los Pueblos, Août 2013 (http://bit.ly/1EKymKW)

[3La Drummond Company a une longue liste de violations des droits de l’homme à son actif : en 2013, elle a du payer une amende historique en Colombie pour avoir déversé 500 tonnes de charbon à la mer (http://bit.ly/1qIgkAJ) et selon une ONG, elle aurait financé des paramilitaires entre 1996 et 2006 assassinant et déplaçant les habitants des communautés (http://bit.ly/VnKmAM).

[4Pour plus d’informations, voir le rapport réalisé par Fuerza de Mujeres Wayúu et le Cinep, « Impact de l’exploitation minière sur les femmes rurales : violation du droit à la terre et au territoire dans le sud de la Guajira, Colombie » (http://bit.ly/1vHsFZK, Décembre 2013)

[5Le 28 juillet 2013, la première Consultation Populaire de l’histoire a eu lieu autour des interventions de grande exploitation minière dans la commune de Piedras (Tolima). La question posée à la communauté de Piedras était simplement : Voulez-vous qu’AngloGold Ashanti obtienne une license d’exploitation ou non ? 98% de la communauté a voté non. (http://bit.ly/1BoLpn5)

[6Voir également : « Gouvernement [colombien] financerait le post-conflit en assignant des terres aux entreprises nationales et étrangères. Ainsi l’établirait le projet de Loi de Terres qui commencera à clarifier comment cette étape du processus de paix doit être financée et concrétisée » (http://bit.ly/1tQWqDt)


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