Le Courrier de Genève, mardi 20 septembre 2005.
Argentine - Dans le quartier populaire de Chacarita, à Buenos Aires, l’association Mutual Sentimiento mise sur le lien social pour déjouer l’ordre établi. Ses pharmacies populaires soutenues depuis Genève sont exemplaires.
Le bâtiment est immense. En cette veille de pont, les six étages de ce massif immeuble du quartier de Chacarita paraissent désertés. Il n’en est rien. Au premier, les bureaux de Mutual Sentimiento (MS) bruissent : la veille, l’association a inauguré sa deuxième pharmacie populaire, c’est l’heure du débriefing. Surtout, on s’active pour accueillir une centaine d’indigènes qui doivent arriver de tout le pays pour fêter, ce week-end, la Pachamama en plein coeur de Buenos Aires...
Depuis sa création en 1998, Mutual Sentimiento s’est toujours nourri de ces mélanges ; rhapsodie sociale plus cohérente qu’il n’y paraît. Son fief, ancien siège d’une compagnie ferroviaire liquidée durant les années Menem, témoigne de la vitalité du réseau social fédéré par MS en plein naufrage économique. Au pied, la salle polyvalente permet d’accueillir trocs, assemblées et festivités. Dans les étages, bibliothèque et ludothèque voisinent avec une radio libre ; la mutuelle pharmaceutique avec un centre de santé, le lobby des défenseurs du rail avec une agence semi-publique de microcrédit et une association de chômeurs. Au sommet, un centre culturel alternatif ; bientôt un studio d’enregistrement, un théâtre et même une école de cirque sur le toit !
Anciens détenus politiques
Etrange destinée pour cette organisation issue d’un cercle d’ex-prisonniers politiques. « En détention, nous avions perdu beaucoup de choses : du temps, bien sûr, mais aussi notre couverture sociale et nos économies », se souvient Graciela Draguicevich.
La précarité les pousse à fonder une plate-forme d’entraide baptisée SOL. « Mais nous nous sommes vite aperçus que le reste du peuple avait aussi énormément souffert. Que, partout, le néolibéralisme avait fait des ravages, poursuit la présidente de l’association. Alors nous nous sommes ouverts et avons fondé la mutuelle. »
Au-delà de l’urgence sociale, Mutual Sentimiento se projette comme un banc d’essai pour une autre organisation humaine. Le rejet de l’ordre économique dominant figure ainsi explicitement dans ses statuts et fait office de fil conducteur à tous les projets.
Subversion économique
Dès sa première expérience d’économie parallèle, la mutuelle rencontre un succès fulgurant. Ses séances de troc rassemblent jusqu’à 6000 participants en 2002, au plus fort de la crise économique. Deux fois par semaines, on troque services, savoirs, nourriture et objets divers. Directement ou à travers des « bons de troc » s’échangent cours d’anglais contre vêtements usagés, coupes de cheveux contre sacs de riz.
Aux dires des militants, la réussite fut telle que les autorités finirent par s’effrayer. « Des faux bons ont commencé à apparaître », suscitant une incontrôlable inflation, relate Mme Draguicevich. Les vols se multiplient également. « Nous voulions que ce troc ait une dimension pédagogique, que les gens comprennent mieux le fonctionnement du marché et qu’ils se sentent concernés par la bonne marche du troc. Avec près de 6000 participants, cela devenait impossible... », regrette-t-elle.
Prix démocratiques
Réduit à un millier d’adeptes, le troc n’est désormais qu’une activité parmi d’autres. La remise en cause du système a débordé le domaine commercial. Culture, production, formation, soins, Mutual Sentimiento a reproduit sa recette : impliquer les citoyens dans leur propre émancipation, développer la culture de la participation.
Ainsi le projet « El Galpon », un Centre communautaire d’approvisionnement en voie de démarrage. Dans un entrepôt voisin, petits producteurs d’aliments « bio et semi-bio » fourniront directement leurs consommateurs, « sans aucune captation de valeur par des tiers », insiste Graciela Draguicevich.
Les prix ne seront pas laissés aux bons soins du marché. Une assemblée réunissant consommateurs et producteurs s’en chargera. « Ils devront dialoguer ensemble, ce sera un processus d’apprentissage commun, où tous auront à y gagner », prédit-elle.
Dans un second temps, les sociétaires espèrent ouvrir le centre d’approvisionnement à d’autres produits de première nécessité, comme des vêtements ou des meubles réalisés artisanalement. Avec toujours le même leitmotiv. « Aux gens, nous disons simplement : « Mettez votre argent là où sont vos idées ! »
Médicaments 80% moins chers
En attendant l’ouverture du « Galpon », le fleuron de la mutuelle demeure sans nul doute la pharmacie populaire de Chacarita. « Avec la crise, des centaines de milliers d’Argentins ont perdu leur emploi et donc leur couverture maladie », explique Pascual Reyes (lire aussi ci-contre). Parallèlement, dévaluation et spéculation font exploser le prix des remèdes : +86% entre décembre 2001 et mai 2002 !
Alarmé, MS engage alors un pharmacien et commence à former des chômeurs pour l’assister. En septembre 2002, elle est déjà à même d’ouvrir sa première pharmacie à bas prix. « Sur certains médicaments, nous sommes 80% moins chers que le marché », se vante le militant.
Le secret de la mutuelle ? Un approvisionnement exclusif en produits génériques et aucune captation de bénéfice. Sans négliger l’aide apportée depuis la Suisse par des amis [1] et des partenaires [2].
Durant ces trois ans, le nombre de remèdes - près de 400 aujourd’hui - et le volume d’activité n’ont cessé d’augmenter. Située à deux pas d’un important noeud ferroviaire urbain, la pharmacie de Chacarita approvisionne, au-delà du quartier, nombre de travailleurs pauvres des banlieues s’y arrêtant quotidiennement.
A ces quelque 5000 sociétaires directs s’ajoutent encore des milliers d’autres bénéficiant des conventions passées avec une vingtaine de mutuelles de syndicats et d’associations, telles que les Mères et les Grand-Mères de la Place de Mai ou certains mouvements piqueteros. Et depuis août, une deuxième pharmacie s’est ouverte dans le quartier périphérique de Pompeya portant à neuf le nombre d’employés. « A part les trois pharmaciens, ce sont tous d’anciens chômeurs formés par la mutuelle », relève Pascual Reyes. Une marque de fabrique.
En savoir plus : www.mutualsentimiento.org.ar.
La santé, une affaire privée
Après la pharmacie, le Centre de santé. Avec l’aide de la fondation suisse Pro Victimis, Mutual Sentimiento vient de créer un dispensaire populaire à proximité immédiate de sa pharmacie. Bien qu’encore balbutiant, ce centre multidisciplinaire fournit déjà quelques consultations médicales à très bas prix. « Nous nous appuyons sur une vision globale de la santé, basée sur le dialogue, où le patient est le protagoniste principal de l’acte médical », définit Graciela Draguicevich.
L’accent mis par Mutual Sentimiento sur le domaine sanitaire s’explique par ce seul fait : en 2005, la moitié des Argentins ne disposent d’aucune couverture maladie ou accident. En 1991, ils étaient encore près des deux tiers à cotiser à une obra social (caisse maladie). Entre ces deux dates, les réformes néolibérales du gouvernement de Carlos Menem et la crise économique de 2001 ont taillé en pièce un système basé sur le plein emploi.
Ejectés de la médecine privée, quelque 17 millions d’Argentins n’ont aujourd’hui plus d’autre choix que de s’adresser aux hôpitaux étatiques et autres oeuvres médico-sociales gratuites. « Les infrastructures publiques argentines sont excellentes, remarque Pascual Reyes, mais elles sont débordées. Du coup, les listes d’attentes explosent et la qualité des soins s’en ressent. »
La vague de fond est impressionnante. Entre 1999 et 2003, les établissements publics ont dû faire face à quelque 18% de consultations supplémentaires. Entre 1996 et 2000, les hôpitaux de la capitale fédérale avaient vu leur nombre de patients augmenter de 24%, alors que le parc de lits stagne depuis quinze ans. Car parallèlement à cette explosion des demandes, l’Etat n’a cessé de se désengager, bloquant effectifs, salaires et nouveaux établissements.
Au final, en 2004, la majorité des frais de santé (55%) ont été couverts directement par les malades. Trois ans auparavant, la plus grosse part (54%) était encore à la charge des assurances et de l’Etat...
Avec les ravages causés par la pauvreté - 55% des Argentins subsistent avec moins de 2 dollars par jour - ce désengagement des pouvoirs publics arrive au pire moment et la situation sanitaire se dégrade inexorablement. « La dénutrition apporte avec elle tous types de problèmes, qu’ils soient dentaires, digestifs ou sanguins », constate la responsable de Mutual Sentimiento. Au point que l’an dernier, Médecins du monde frappait les esprits en annonçant que, dans la riche Argentine, « plus de la moitié des morts d’enfants sont liées à la dénutrition ».
Benito Perez
– Source : www.lecourrier.ch