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Fleuve des amazones I : Les pièges du dauphin rose - il manifesto.


["A lire les épais fascicules de l’instruction, on s’épuise de l’uniformité de l’horreur, pour ne plus frissonner de nausée que devant les faits les plus féroces : des femmes données comme cibles pour les exercices de tir des hommes d’Arana, des enfants coupés en morceaux pour servir de nourriture aux chiens des surveillants, des hommes castrés, dont on faisait cuire les organes, à la fin du supplice, avant d’obliger leurs femmes à les manger, ou cette femme brûlée vive, comme tant d’autres pour le plus grand divertissement de leurs bourreaux, mais dans ce cas, envelopée dans le drapeau péruvien, d’abord imprégné de kérosène", écrit le grand anthropologue André-Marcel d’Aran dans L’Amazonie péruvienne indigène (Plon, Paris, 1982). Et il ajoute qu’Arana ne fut jamais puni, il devint même sénateur du Pérou et, dans les années soixante, un de ses petits-fils fut sénateur d’Iquitos.]


Ceux qui ont apprécié l’article (L’occident des masques) que Marco d’Eramo a écrit au printemps sur l’exposition des masques et objets amazoniens à Paris (Brésil indien, au Grand Palais) trouveront une suite éclairante sur la civilisation que "nous" avons apportée aux populations amazoniennes.

Cet article est le premier d’une série que Marco d’Eramo rapporte d’un séjour dans la région, cet été. M-A.P


Les pièges du dauphin rose


il manifesto, mardi 23 août 2005.


Pucallpa (Pérou)

Sur la route blanche, de noirs vautours passent au crible un tas d’immondices, dans cette ville en amont du fleuve Ucayali (voir la carte ci jointe). Une bande de gamins crie « Eh, gringo ! », et je me retourne pour voir qui est derrière moi : je n’ai pas vraiment le physique du cow-boy. Mais non, c’est vraiment à moi qu’ils s’adressent. C’est déconcertant pour nous européens d’être appelés par ce qualificatif qui, dans les films de Sergio Leone, est toujours collé aux yankees nord américains. C’est ainsi que toute étrangère blanche va être appelée gringa. Ce n’est pas qu’une façon de désigner : le champ sémantique de ce terme est infiniment plus vaste, et plus inquiétant. Je m’en aperçois, sur un bateau qui descend le fleuve Ucayali, quand j’offre un verre d’eau potable au patron d’une scierie qui me parle de ses projets de déboisement. Il me remercie, et ajoute : « Un gamin d’ici ne l’aurait jamais accepté : les mères leur disent que les aliments et les boissons offerts par les gringos sont empoisonnés ».


La torche qui étourdit les indigènes

Le fait est que dans tout le bassin amazonien, en passant d’affluent en affluent, circulent les histoires les plus terrifiantes sur nous, les gringos. Dans un village où il n’y a pas de lumière électrique, je marche un soir dans la rue, en éclairant mon chemin avec une de ces torches dernier modèle, qu’on porte sur le front, comme les mineurs, pour pouvoir avoir les mains libres. Le guide me prie de l’enlever : « Ici beaucoup de gens croient que les gringos apparaissent la nuit en sortant de la forêt, pour enlever les indigènes qu’ils étourdissent avec une lumière très puissante qu’ils ont sur la tête, comme un laser » (indios est un terme qui est considéré comme méprisant, on utilise plutôt « native » ou « indigène »). C’est l’histoire des pelacara qui résonne jusqu’à Iquitos et à Manaus, comme une légende métropolitaine qui reviendrait, de Londres à Rome, et au Caire (El Pelacara est aussi le titre d’un récit de l’écrivain colombien Nelson Estupinan Bass). Voici comment je l’ai entendue la première fois, dans un campement dans la jungle :"Ces gringos enlèvent la nuit les indigènes, dont les corps sont retrouvés le visage sans peau" (d’où le nom : en espagnol cara signifie "visage").Des fois, ils leur enlèvent même les yeux, "dernièrement, même les phalanges des doigts"."Est-ce qu’ils vendent les visages des natives à des entreprises pharmaceutiques ou à des riches collectionneurs de tête ? Est-ce qu’ils utilisent les phalanges pour créer des fausses identités pour les empreintes digitales ? Pourquoi le font-ils, personne ne sait le dire. Mais tout le monde a peur des pelacaras ».

En effet, une telle histoire ne viendrait à l’esprit d’aucun européen. A première vue, c’est comme si les indigènes attribuaient aux blancs leurs propres obsessions ancestrales : dans le fond, c’étaient bien certains peuples amazoniens, et non pas européens, qui guerroyaient pour pouvoir couper les têtes de leurs ennemis, les travailler, les décorer, les orner, et les suspendre devant leur porte. Mais, ensuite, on repense au "scandale du Putumayo" (une région colombienne qui prend le nom d’un affluent du Rio des Amazones), à l’époque du caoutchouc qui, de 1880 à 1920, bouleversa pour toujours la physionomie de toute l’Amazonie, et qui est surtout connue grâce au film Fitzcarraldo de Werner Herzog. Sur le Putamayo, au début du 20ème siècle, régnait un émule plus cruel et plus cynique encore que Fitzcarraldo, Julio C. Arana, qui, par la force ou par la persuasion, avait nettoyé tout le territoire de ses concurrents colombiens et boliviens, et recruté une véritable armée de mercenaires internationaux qui défendaient son royaume arme au poing : environ 50 000 indiens de la région y étaient réduits en esclavage et soumis à des traitements dont l’inhumanité défie aujourd’hui toute imagination. "A lire les épais fascicules de l’instruction, on s’épuise de l’uniformité de l’horreur, pour ne plus frissonner de nausée que devant les faits les plus féroces : des femmes données comme cibles pour les exercices de tir des hommes d’Arana, des enfants coupés en morceaux pour servir de nourriture aux chiens des surveillants, des hommes castrés, dont on faisait cuire les organes, à la fin du supplice, avant d’obliger leurs femmes à les manger, ou cette femme brûlée vive, comme tant d’autres pour le plus grand divertissement de leurs bourreaux, mais dans ce cas, envelopée dans le drapeau péruvien, d’abord imprégné de kérosène", écrit le grand anthropologue André-Marcel d’Aran dans L’Amazonie péruvienne indigène (Plon, Paris, 1982). Et il ajoute qu’Arana ne fut jamais puni, il devint même sénateur du Pérou et, dans les années soixante, un de ses petits-fils fut sénateur d’Iquitos.

Le texte de d’Aran fait penser, à son tour, à Pedro Leon (1519-1554) qui, dans la Cronica del Perù parle d’un "portugais du nom de Roque Martin qui suspend dans sa véranda des morceaux d’indiens pour nourrir ses chiens, comme si c’était des bêtes sauvages" : les protagonistes changent, les siècles passent, mais les formes effarantes de la férocité restent monotonement les mêmes. Avec de tels précédents en fond, on comprend mieux l’anxiété avec laquelle même le plus sceptique raconterait ces légendes d’horreur : "Moi je n’y crois pas, mais on ne sait jamais, les mêmes histoires reviennent de sources trop nombreuses. Par exemple, une fois, un de mes amis pêchait de nuit avec un harpon, quand il voit sortir du fleuve un homme grand, vêtu entièrement de noir, avec des palmes, un masque et une arme. Alors mon ami a lancé son harpon, l’homme est tombé dans l’eau. Mon ami dit qu’il l’a tué, mais que personne n’est jamais venu le réclamer".

L’histoire la plus effrayante est rapportée ainsi : "Je travaillais dans un gisement pétrolier dans la jungle. J’avais un camarade de chambrée qui buvait toujours. Une nuit, il se soûla et me raconta toute l’histoire. Les gringos de l’Institut Linguistique de Verano (voir le prochain épisode) lui offrent un travail, en lui promettant qu’il n’aura plus de problèmes, mais qu’il ne devra en parler à personne, pas même à sa femme. Ils l’emmènent en avion au milieu de la jungle et là , il découvre que son travail c’est de tuer des indigènes. Ils les endorment, ou les tuent, avec une lanterne qui émet un rayon très fort. Ils les emmènent dans une maison où ils leur enlèvent des organes qu’ils vendent pour des greffes et ensuite les suspendent la tête en bas en les ouvrant en deux, au dessus d’une très forte source de chaleur, de manière à recueillir la graisse, parce qu’il paraît que l’huile des indigènes est inégalable pour les avions et les astronefs des gringos. Ils en ont tué par milliers. C’est pour ça que les gens de nombreux villages ont peur quand arrivent des gringos comme vous".

Je demande : "Comment se fait-il que ce collègue s’est mis à raconter tout ça ? Il n’avait pas peur ?". La réponse : "Il avait des remords, il s’était repenti et en plus il n’avait pas été payé pour son travail" rappelle le début d’un autre livre, Thy Will Be Done. The Conquest of the Amazon : Nelson Rockefeller and Evangelism in the Age of Oil, de Gérard Colby et Charlotte Dennett (HarperColins, 1995). Le volume s’ouvre sur cette scène : dans l’obscurité du confessionnal, un homme, Araide Pereira, raconte ses méfaits à un prêtre. "Il a participé à une extermination de masse et ne peut plus continuer à vivre avec ses remords. De plus, on ne l’a pas payé les quinze dollars qu’on lui avait promis". C’était en 1963, non plus à l’époque du caoutchouc, mais à celle des nouveaux matériaux technologiques, dans ce cas la casserite, nécessaire pour produire de l’étain. Le peuple des Cintas Largas eut la malchance d’habiter justement dans cette zone, à côté du fleuve Aripuana, où la firme Arruda and Junqueira Company avait découcert un filon de ce minerai rare. On décida ainsi de faire décoller, le jour où les Cintas Largas se réunissaient sur la place de leur village pour festoyer, depuis une des pistes prises sur la jungle, un Chesna doté de deux armes : du sucre au premier passage pour attirer les indiens et apaiser leurs craintes, et de la dynamite à lancer au deuxième passage, quand ils seraient tous bien à découvert. Après quoi, pour éliminer tous les survivants, on envoya une équipe de sept hommes, parmi lesquels Araide Pereira : avant de dénicher où s’étaient réfugiés tous les Cintas Largas en fuite, le commando erra dans la jungle pendant plus de six semaines. Alors, ils attaquèrent à l’aube et tuèrent tous les indigènes sauf un petit garçon et une fillette. Le chef du commando tira une balle dans la tête du garçon, pendit la fillette à un arbre les jambes écartées, la tête en bas, et l’équarrit d’un seul coup de machette. Là aussi, les responsables ne furent jamais punis. Le prêtre qui avait reçu la confession fut tué dans un accident de voiture. Le pilote de l’avion qui avait lancé la dynamite périt dans un accident d’avion. Deux accusés se noyèrent dans des "expéditions de pêche », le chef des commandos fut tué par des cueilleurs de caoutchouc lors d’une mutinerie. Quatre autres accusés disparurent.


Le massacre des Cintas Largas

Remords et non paiement ne sont donc pas le seul élément qui relie aujourd’hui la "légende" qu’on me rapporte au massacre des Cintas Largas en 1963 (remords et non paiement avaient déjà contribué à révéler aussi le scandale de Putumayo en 1907) : il y a un autre détail commun à l’horreur, celui de la victime pendue la tête en bas et écartelée.

Les mayas avaient tout compris il y a quatre siècles : leur livre Chilam Balam décrit les blancs comme "prédateurs le jour, criminels la nuit, assassins du monde". S’il existe jamais un "fardeau de l’homme blanc", il ne s’agit certainement pas de la mission "civilisatrice", comme pensait Rudyard Kipling, mais c’est vraiment le poids de ce passé de génocides et d’atrocités qui te plongent dans l’embarras face à l’extraordinaire gentillesse que les indigènes amazoniens montrent à ton encontre. Malgré tout.

Si bien que tu en arrives même à trouver délicate, poétique et imméritée, cette croyance qu’on te raconte quand, en barque sur l’immense fleuve, tu vois sauter au dessus de l’eau les grands dauphins roses, "qui s’appellent bufeos parce que, quand ils sortent à la surface, pour respirer, ils font un bruit comme booou". Selon les scipibo, un peuple qui habite le long de l’Ucayali, en aval de Pucalipa, le bufeo est un être surnaturel, un démon, qui apparaît comme un gringo attirant qui séduit et met enceintes les femmes indigènes qui le regardent, et qui accoucheront d’enfants à la peau claire (cette croyance je la trouverai ensuite confirmée dans un très récent ouvrage de l’anthropologue français Jacques Tournon). " Voici pourquoi, si elle voit un bufeo, une femme doit fuir la rive du fleuve". (I. à suivre)

Marco D’ Eramo


 Source :
www.ilmanifesto.it/Quotidaino-archivio/23-Agosto-2OO5/art114.html

 Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio


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