Amazon champion du e-commerce... et des méthodes de pression
Amazon est le leader mondial du e-commerce. Et le champion incontesté pour faire pression sur ses fournisseurs en tirant partie de son hégémonie. L’affaire dont la presse américaine vient de se faire l’écho est édifiante... et sidérante (1). Pour faire pression sur un éditeur, en l’occurrence Hachette Book Group, avec lequel Amazon souhaiterait renégocier ses contrats à son avantage, le site de vente en ligne s’en prend à la distribution de ses ouvrages, en décourageant les acheteurs. Plusieurs auteurs ont ainsi vu les prix de leurs livres s’envoler sur Amazon US, et avec eux les délais de livraison qui sont passés des habituels 1 ou 2 jours à plusieurs semaines.
Encore une illustration de la philosophie d’Amazon vis-à-vis de ses fournisseurs-éditeurs, qui vient compléter un tableau déjà peu glorieux. Brad Stone (2) a par exemple récemment expliqué comment Amazon, avec son « projet Gazelle », tel qu’il était désigné en interne, avait prévu « d’approcher les petits éditeurs comme un guépard s’approche d’une gazelle » (3). Les « proies » concernées sauront goûter la métaphore. D’autant que le prédateur se préoccupe bien peu des victimes collatérales, auteurs et lecteurs en tête. Une réalité que dénonce Philip Jones, qui édite The Bookseller (4). Il considère que l’affaire avec Hachette est révélatrice des méthodes d’Amazon, qui accepte de désavantager clients et lecteurs si cela lui permet de faire pression sur les éditeurs : « [it shows] how Amazon is more than willing to disadvantage its customers and authors in order to put the squeeze on its supliers », s’insurge-t-il.
De la pression à la manipulation, il n’y a qu’un pas...
Sauf que, quoiqu’en pensent certains, les lois du commerce ne sont pas les lois de la jungle. Et que désormais, en plus de bafouer allègrement les principes éthiques des relations distributeur/ fournisseurs, Amazon flirte carrément avec l’illégalité. Car jouer de façon factice sur les prix et les délais de livraison peut être assimilé à un abus de position dominante, quand l’entreprise en question représente plus du tiers des ventes de livres dans son pays. Et on pourrait même parler de détournement de clientèle quand, en plus, un outil de recommandation, celui-là même qui a contribué à la réputation du site, propose, à la place des ouvrages plus chers et plus longs à obtenir, des produits « similaires »... une fois que le client a constaté combien il lui serait difficile d’obtenir le produit initial.
D’autant que tout cela se fait en toute opacité. Amazon s’est bien gardé de s’expliquer sur le sujet. Et les ouvrages concernés ne sont pas supprimés du catalogue, ils sont juste plus difficile à obtenir – sans justification. Car il ne faudrait pas non plus que le client soit tenté de commander ailleurs... Mais combien d’éditeurs subissent des pressions similaires ? Le groupe éditorial allemand Bonnier vient déjà de faire savoir, dans la foulée des remous suscités par ces révélations, qu’il était lui aussi victime des mêmes « punitions » de la part d’Amazon (5).
Une mauvaise farce... qui fait froid dans le dos
Ces pratiques pourraient presque prêter à rire (jaune), s’il ne s’agissait pas d’une atteinte sérieuse au secteur culturel dans son ensemble. Car il est ici question d’un grossiste qui s’accorde, grâce à sa position de leader, le pouvoir de sélection, voire de vie ou de mort, sur les biens culturels qu’il distribue. Et cela fonctionne... plusieurs auteurs ont vu les ventes de leurs ouvrages plonger à cause des agissements d’Amazon (6) ! Comme le rappelle Sherman Alexie, un auteur américain, Amazon, « comme tout régime totalitaire, veut contrôler complètement votre accès aux livres »...
Or c’est une attitude qui n’a de sens ni d’un point de vue éthique, encore moins d’un point de vue culturel, mais pas non plus d’un point de vue commercial. Car à long terme aucun secteur économique ne survit quand un prédateur détruit tout sur son passage, dans une démarche que le New York Times qualifie à juste titre de « scorched-earth tactics » - politique de la terre brûlée. En exerçant de telles pressions sur les prix, et en position d’imposer ses conditions (aux États-Unis le réseau de librairies indépendantes a presque disparu), Amazon risque au final de tuer ses fournisseurs, et d’empêcher le financement de sa filière toute entière. Ce qui ne pourra conduire qu’à sa destruction.
Une voie sans issue ?
A défaut de pouvoir se justifier, les actions d’Amazon peuvent au moins s’expliquer par le business model dans lequel il s’est enfermé, et qui n’est lui-même pas durable. En tirant les prix vers le bas sans arrêt, Amazon a grossi, et son chiffre d’affaire avec lui. Mais le bénéfice reste ridiculement petit : il s’élevait à 274 millions de dollars en 2013, pour un CA de 75 milliards ! Alors les actionnaires s’impatientent, et Amazon ponctionne ses fournisseurs pour augmenter ses marges... Or ce business model qui a fait son succès pourrait aussi causer sa perte. En espérant qu’il ne fasse ni trop, ni plus, de victimes collatérales au passage...
Daniel Fournier