RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher

Alain Touraine et la sociologie volatile : "En Amérique latine il ne se passe rien..." par José Steinsleger.


La Jornada, Mexico 15 juin 2005


En début de semaine dernière, alors que les peuples de Bolivie encerclaient La Paz et que le président du pays andin présentait pour la seconde fois sa démission, Alain Touraine [1] (1925), théoricien des mouvements sociaux et de la "sociologie de l’action", déclarait à Mexico : "En Amérique latine il ne se passe rien...".


La sociologie tourainienne peut se résumer en quelques mots : lire pour croire, ne pas voir pour nier. Ses dévôts réfuteraient une généralisation aussi tranchante. Cependant, Andrés existe aussi. Andrés est un garçon de la sierra nord de Puebla qui lave des voitures dès 6 heures le matin, me garde La Jornada et parfois parcourt ses pages.

Me montrant la une (l’auteur mentionne la "Rayuela" de la Jornada, littéralement la "Marelle", ndt) du jeudi 9 juin, Andrés m’a demandé : "Regarde, licencié... Qu’est-ce que ça veut dire ?" (Andrés m’appelle toujours "licencié" et je lui réponds "tu seras plus licencié"). Sans ma dose de café matinal, je lis : "Quelle démocratie ?". Puis je vois en première page : "Alain Touraine : la démocratie menacée de mort". Je lui explique. Andrés répond : "Ah, c’est ça... je comprends maintenant".

Je monte les escaliers en me disant : "Que d’efforts...". Que d’efforts doivent faire nos peuples pour pénétrer la profondeur des propos de personnages comme Touraine, "... une des figures centrales de la pensée contemporaine". Les peuples d’Amérique latine sont en train de le démasquer. Et je crois qu’Andrés fait son chemin. Au moins a t-il été, avec toute sa famille, à la marche de soutien à Lopéz Obrador (candidat de la gauche à l’élection présidentielle mexicaine, ndt).

"Dans la plus grande partie du monde ce qui domine c’est l’incapacité de penser, d’agir, de prévoir et de faire des projets pour l’avenir...", déclare Touraine. "C’est un monde qui ne se pense pas et y compris sur ce continent je ne vois pas de grands courants de pensée (sic)... ", ajoute t-il.

Il me faut un café. Et même un double. Je persiste dans le masochisme matinal : "... ce qui commande c’est les finances, les personnes qui s’intéressent à l’argent, pas à la production". Ouah, l’apport à la "pensée contemporaine" ! Je regarde par la fenêtre et entame le dialogue avec un petit oiseau :

-Tu te rappelles quand Touraine a rencontré Carlos Menem, et a ensuite écrit : "Il est surprenant de comparer le parallélisme qui existe entre l’évolution politique de l’Argentine et le processus que connaissent les autres grands pays occidentaux, dans lesquels il se produit ce qu’on peut définir comme une révolution libérale (sic)" (Revue Noticias, Buenos Aires, 16-05-1995) ?

Petit oiseau : C’est ta faute.

-Quelle faute ? Touraine a été le grand gourou de ces "scientifiques sociaux" des partis pragmatiques à usage multiple qui nous ont mis dans cette misère de pensée que maintenant il déplore.

Petit oiseau : Et bien... C’est un Français ! Que sais-tu toi de son originale et syncrétique conception "actionnaliste" qui définit de manière précise les mouvements sociaux, y incluant la notion de "classe sociale" ? Touraine est très savant et toi tu n’es même pas licencié.

-Oiseau contaminé ! Maintenant je te chasse. C’est sûrement Toni Negri qui t’envoie.

Petit oiseau : Personne ne m’envoie. Je suis un partisan de la liberté. Touraine m’a appris que je dois penser en fonction de ma nourriture. L’idée tourainienne de "mouvement social" a le mérite d’avoir entrevu avec clairvoyance que l’idée traditionnelle du sujet révolutionnaire, ou transformateur de la société, est entrée en crise.

- Serait-ce que tu crois que la conception "actionnaliste" de Touraine, que l’ "autonomie" des mouvements sociaux inclus l’analyse de classe ? C’est ce que dit aussi l’Italien Sylos Labini qui comme l’ "original" Touraine mélange Marx, Weber, Durkheim et le fonctionnalisme étatsunien et préfère chercher en Amérique latine une ressemblance avec son propre univers pour expliquer le pourquoi des différences.

Petit oiseau : Je crois dans la conscience intestinale, le seul modèle viable. Toi par contre tu crois dans les idées et restes au XIXe siècle, alors que tout indique que les classes sociales doivent être réalistes et chercher des palliatifs à la crise à l’intérieur du système.

-Quel système ?

Petit oiseau : La démocratie, quoi ! Pour Touraine, les quatre conditions requises de la démocratie sont : 1) l’existence d’un espace politique reconnu (la "citoyenneté") ; 2) la séparation de la société civile et de l’Etat ; 3) la présence consciente d’un principe d’égalité entre les individus, et 4) l’existence de groupes d’intérêt "reconnus et organisés de telle manière que les institutions représentatives correspondent à des intérêts représentables, préalablement organisés".

-Tout cela semble parfait, petit oiseau. Trente années à répéter la même chose ! La démocratie. Quelle démocratie ? La démocratie est un "système" ou un principe ?

Petit oiseau : Les deux à la fois. La classe ouvrière et les syndicats n’ont été qu’un phénomène passager lié au développement du capitalisme industriel. Aujourd’hui il convient d’être démocratique.

-Et comment fais-tu pour éviter qu’un chat en finisse avec toi ?

Petit oiseau : Je suis "réaliste". Je vole.

José Steinsleger


 Source : La Jornada www.jornada.unam.mx


 Traduit du castillan par Max Keler pour Révolution Bolivarienne N° 12


[1Alain Touraine présentait à l’occasion de son séjour au Mexique la version espagnole de son dernier essai : "Un nouveau paradigme pour comprendre le monde d’aujourd’hui". Si avez 23 € à jeter par la fenêtre, vous saurez comment le "grand sociologue" prophétise la mort du social et l’avènement du culturel. Et pour ne pas oublier comment Touraine voyait le mouvement social du printemps 2003, lire l’article de Christophe Cuny : "Alain Touraine analyse le mouvement social" (Acrimed du 18-05-2003 : www.acrimed.org/article804.html).


URL de cet article 2574
   
Même Thème
La Colombie [sans Ingrid ni Pablo] – Un récit de voyage
Cédric Rutter
On ne peut pas évoquer la Colombie sans penser à Ingrid Betancourt ou à Pablo Escobar. Pourtant, les interlocuteurs rencontrés par Cédric Rutter au cours de son voyage n’ont jamais parlé d’eux. Ce pays ne se limite pas au trafic de drogue et à la guérilla des Farc. Cette zone stratégique et magnifique, porte de l’Amérique du sud entre deux océans, abrite des communautés et des individus en demande de paix dans une démocratie fragile. Ils ont tant à enseigner et à dire. L’auteur les a écoutés (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

« Lorsque la vérité est remplacée par le silence, le silence devient un mensonge. »

Yevgeny Yevtushenko

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.