Les connaissances sur l’islam produites par différents acteurs appellent généralement une action politique pour « résoudre » le « problème musulman ». En ce sens, les conditions de production des connaissances sur l’islam peuvent être déterminées par la « solution » envisagée, et cette « solution » peut varier considérablement en fonction du diagnostic que l’on fait de la réalité sociale. Les mythes propagés par les experts sécuritaires et certains intellectuels médiatiques s’accompagnent souvent d’appels au durcissement de la politique migratoire, à l’expulsion massive, à la déchéance de la nationalité voire, pour certains d’entre eux, à la violence physique contre les musulmans. D’autres intellectuels médiatiques et les néo-orientalistes s’en distinguent en promouvant plutôt une stratégie de « contention », c’est-à-dire visant à circonscrire la « menace islamique » et à endiguer la « montée du communautarisme », notamment au travers de lois prohibitionnistes de la visibilité des pratiques religieuses dans l’espace public.
Ces appels à l’action n’en ont pas moins besoin du soutien d’acteurs politiques ou associatifs pour devenir effectifs. La construction du « problème musulman » doit ainsi beaucoup à l’appui qu’elle rencontre au sein du champ politique et de l’espace des mobilisations, autour de ce que l’on propose d’appeler la cause islamophobe. Celle-ci désigne l’ensemble des mobilisations, partisanes ou non, visant explicitement ou implicitement à appliquer un régime d’exception, c’est-à-dire un régime juridique dérogatoire du droit commun, à l’encontre de l’ensemble ou d’une partie des musulmans, français ou étrangers, en tant que groupe social (1) Ce régime d’exception est la conséquence directe et concrète de la construction du « problème musulman » et s’impose au nom de grands principes républicains, notamment celui de la laïcité. Il s’agit ainsi d’analyser les usages politiques de la question musulmane, qui doivent être regardés à l’aune des règles de fonctionnement du champ politique et de l’espace des mobilisations.
Politisation de la question musulmane
Le champ politique peut être défini par trois principales caractéristiques : un espace de concurrence autour d’un enjeu spécifique, c’est-à-dire la politique (lutte pour occuper les postes de gouvernement de la société) et le politique (luttes symboliques sur des principes de vision et de division du monde) ; un espace relativement autonome et structuré, hiérarchisé selon des positions dominantes et dominées, en fonction d’un capital politique ; et un espace nécessitant un droit d’entrée, c’est-à-dire l’accumulation d’un capital politique qui est à la fois un capital de représentation (la représentativité mesurée par le nombre d’électeurs) et un capital de réputation ou de popularité (qui peut s’accumuler en dehors du champ politique et être converti en capital politique). Le champ politique est donc structuré mais partiellement autonome : la formation du capital politique dépend de la participation institutionnalisée des électeurs (vote) et de la logique de réputation/popularité (d’où l’importance croissante des médias).
Le capital politique se forme avec des éléments externes au champ politique mais, paradoxalement, on constate une logique de fermeture progressive : la formulation des enjeux politiques est monopolisée par les professionnels de la politique. Certains enjeux économiques et sociaux peinent à être traduits politiquement (crise du logement, quartiers populaires, risques nucléaires, questions énergétiques, etc.). Le problème est que le « bon » fonctionnement du champ politique dépend surtout du « bon » fonctionnement du mécanisme de représentation. La croyance dans le principe de représentation repose sur une idée simple : l’existence d’une homologie entre le champ politique et la société en général. Autrement dit, la structuration et les divisions du champ doivent correspondre à la structuration et aux clivages de la société (clivage droite/gauche relié au clivage classes populaires/classes dominantes).
Or, depuis le début des années 1980, cette correspondance s’étiole. Si les partis de droite continuent à représenter objectivement les intérêts des classes dominantes, les partis de gauche ne se positionnent plus comme porte-parole des classes populaires (le think tank socialiste Terra Nova promeut même le recentrage vers les classes moyennes) (2). Ce décrochage s’explique, entre autres, par la composition sociale des « élites » politiques et administratives (forte homogénéité sociale et phénomène de reproduction) et les liens étroits entre « élites » politiques, administratives et économiques, établis au travers de formations communes (surtout Sciences Po, mais aussi l’École nationale d’administration, HEC, Polytechnique, etc.) et de la pratique du « pantouflage » chez les énarques (3). Ces phénomènes ont favorisé la transformation idéologique de la « gauche » de gouvernement (tournant de la rigueur de 1983, non-rupture avec l’économie capitaliste, etc.) et bouleversé les logiques de distinction entre partis politiques. Dans la mesure où les différences en termes de programmes économiques s’amenuisent entre les principaux partis politiques, la concurrence entre eux tend à se porter sur d’autres enjeux politiques, en particulier sur les questions dites « sociétales », à commencer par l’immigration et l’islam.
En effet, ces thèmes de campagne ont l’avantage de maximiser le potentiel électoral, c’est-à-dire de cibler l’ensemble des citoyens français, notamment les électeurs les plus mobilisés pendant les élections, à l’exclusion, pour des raisons juridiques, des étrangers et, pour des raisons symboliques, des musulmans français considérés comme minoritaires ou pauvres, donc abstentionnistes (4). Ils renvoient aussi à une « surenchère compensatoire (5) » autour des étrangers et des musulmans – liée au désarroi des gouvernements, volontairement impuissants face aux crises financières, économiques et sociales – rendue possible par le maintien de la politique migratoire et de la nationalité dans le giron de la souveraineté nationale (contrairement à la politique économique, fortement contrainte par les traités européens). Dès lors que tous les principaux partis politiques considèrent qu’il existe un « problème immigré » et un « problème musulman », les distinctions ne portent plus que sur les « solutions » à apporter, comme le prétendait Laurent Fabius en 1984 lorsqu’il déclara que « le phénomène Le Pen procède de “vraies questions” auxquelles l’extrême droite apporte de fausses réponses (6) ».Cette dernière expression illustre l’effet de la montée en puissance du Front national (FN) dans le champ politique : « si le seuil de sensibilité à l’intolérable s’est abaissé, le fléchissement s’est opéré d’abord parmi les acteurs du jeu politique et du fait de l’apparition du FN et de la réorganisation des compétitions politiques autour de lui (7). » En effet, la focalisation sur l’immigration et l’islam est favorisée par l’analyse électorale dominante – construite notamment par le Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po, anciennement appelé Centre d’études de la vie politique française) – du succès de l’extrême droite : puisque le « vote FN » serait la traduction électorale de la « xénophobie populaire », les succès électoraux des autres partis dépendraient de leur capacité à séduire l’« électorat frontiste ». Cette analyse, très contestée par les sociologues de l’élection (8), s’est pourtant imposée dans l’espace public, notamment chez les directeurs de campagne et les conseillers en communication politique. La « rentabilité électorale » du discours politique islamophobe reste à analyser. Selon certains chercheurs, il y aurait une relation entre le succès du discours islamophobe et le succès électoral de l’extrême droite en Europe, surtout après les attentats du 11 septembre 2001, du 7 juillet 2005 à Londres et de l’affaire des caricatures du Prophète (2005), mais cette idée est plus affirmée que démontrée empiriquement (9). Dans le cas britannique, il y aurait des corrélations entre la présence importante de Pakistanais et de Bangladeshi dans certaines circonscriptions, la xénophobie et le vote en faveur du British National Party (BNP) (10). Ce serait ainsi la « visibilité » des musulmans qui favoriserait la xénophobie, et déboucherait in fine sur le vote pour un parti raciste. Ce raisonnement fallacieux fait peu de cas des outils de la sociologie du comportement électoral, phénomène d’une grande complexité (11). Il nous semble donc que la relation entre la réception du discours islamophobe et le comportement électoral reste relativement inexplorée et mériterait d’être analysée de manière approfondie, notamment au travers de monographies locales (12). Comme on l’a vu, ce n’est pas un hasard si les acteurs politiques mobilisés sur le « problème musulman » ne se cantonnent pas à un seul parti, de droite ou d’extrême droite. Si les intellectuels de l’extrême droite française (FN, GRECE, Club de l’Horloge, etc.) ont théorisé depuis les années 1960 l’altérité arabe et musulmane, au travers des trois transformations de l’idéologie raciste (13) et de l’idée que l’islam est une « religion incompatible avec nos traditions culturelles (14) », ces représentations négatives de l’islam tendent à être partagées par l’ensemble du champ politique depuis le début des années 1980.
L’évidence sociale du « problème musulman » est tellement partagée que l’islamophobie est devenue un enjeu majeur non seulement dans la concurrence entre partis antagonistes, mais aussi dans la concurrence interne aux partis. Comme le souligne le sociologue Frédéric Lebaron, « l’islamophobie est aujourd’hui au cœur de la concurrence entre les différentes fractions de l’UMP, et bien sûr entre l’UMP et le FN. Elle est devenue le terrain même où se joue le plus directement l’avenir organisationnel et idéologique de la droite française. Elle est certainement aussi, en arrière-plan, l’une des clés pour comprendre l’intensité de ses divisions, même si les fractures claniques rendues visibles par la crise ne recoupent pas exactement les oppositions stratégiques (15) ». La logique de concurrence interne et externe aux partis favorise ainsi des formes de surenchère symbolique, au point de véhiculer de véritables mythes islamophobes, tels ceux des « mosquées de Roissy » (inventé par Philippe de Villiers avant l’élection présidentielle de 2007 (16)), de la « vente forcée de viande halal aux non-musulmans » (inventé par Marine Le Pen pendant la campagne présidentielle de 2012 (17) ou du « vol de pain au chocolat » (repris en 2012 par Jean-François Copé, en concurrence avec François Fillon pour la présidence de l’UMP). Un des signes (et des déterminants) de la centralité de l’islamophobie dans la formation d’un capital politique est l’usage de la question musulmane par certains outsiders, militants ou professionnels de la politique, cherchant à occuper de meilleures positions dans le champ politique ou leur parti. Les partis politiques « pionniers » de la lutte contre l’« islamisation » sont le Parti du peuple danois de Pia Kjærsgaard et le Parti de la Liberté de Geert Wilders (Pays-Bas), qui sont parvenus à s’imposer politiquement en développant un discours violemment islamophobe (18). Le FN de Marine Le Pen, qui se situe aussi en position d’outsider dans le champ politique français, a suivi la « voie nordique » au travers de sa stratégie de « dédiabolisation ». « Pour comprendre le FN de Marine, explique ainsi le sociologue et politologue Laurent Chambon, il faut savoir que Pia Kjærsgaard a monté le Parti du peuple danois (le Dansk Folkeparti) sur les ruines d’un parti xénophobe et nationaliste agonisant qui a beaucoup souffert de divisions internes. Après avoir imposé un nouveau nom et une nouvelle structure, Kjærsgaard a passé dix ans à fabriquer une machine électorale bien huilée et obéissante. Elle a ensuite réussi à s’imposer pendant dix ans comme incontournable partenaire de coalition de la droite conservatrice et libérale danoise. Pour cela, elle a développé plusieurs thèmes qui, forcément, [rappellent] le FN de Marine : aucun contact officiel avec l’extrême droite raciste, homophobe et antisémite ; un parti qui obéit au chef sans dissidence ; un discours axé sur l’islam comme idéologie menaçante pour la civilisation européenne ; l’utilisation ad nauseam des thèmes nationalistes nativistes classiques ; la défense de l’État-providence et des acquis sociaux contre les profiteurs venus d’ailleurs ; le vrai peuple contre le système confisqué par les gauchistes multiculturalistes ; un sionisme en béton armé (19). » Cependant, la formation d’un capital politique par l’usage de la question musulmane n’est pas spécifique à l’extrême droite. En effet, plusieurs études de cas pourraient être réalisées tant à gauche qu’à droite de l’échiquier politique français : Ernest Chenière – principal du collège de Creil ayant prononcé en 1989 l’exclusion de Samira Saidani et de Leila et Fatima Achaboun pour port de hijab, devenu député RPR de l’Oise en 1993 et dépositaire de trois propositions de loi pour l’interdiction du port du hijab à l’école publique ; la génération montante de l’UMP (Thierry Mariani, Éric Raoult, Hervé Novelli, Guillaume Peltier, etc.), souvent issue de l’extrême droite et parvenue, dans les années 2002-2012, à transformer le rapport de forces en leur faveur et au détriment du courant « gaulliste » ; Françoise Laborde, sénatrice du Parti radical de gauche, à l’origine d’un projet de loi d’interdiction du port du hijab pour les employées des structures de petite enfance ; André Gérin, maire communiste de Vénissieux de 1985 à 2009, député du Rhône depuis 1993, à l’origine de la loi d’interdiction du port du niqab dans l’espace public durant la campagne pour la direction du Parti communiste ; les responsables de Lutte ouvrière (Georges Vartanianz) et de la Ligue communiste révolutionnaire (Pierre-François Grond) ayant joué un rôle dans l’exclusion d’Alma et Lila Lévy à Aubervilliers en 2003 (20), etc. Tous ces exemples français illustrent les rétributions symboliques que certains militants ou professionnels de la politique peuvent obtenir en développant des discours islamophobes, même si ceux-ci ne sont pas forcément fondés sur les mêmes logiques : les gens de gauche fondent leur engagement essentiellement sur l’anticléricalisme, la lutte contre l’islamisme et l’antisexisme (religion opprimant les femmes), tandis qu’à droite il s’agit plus de racisme de classe ou de racisme tout court. Mais, malgré des logiques d’engagement différentes, il semble que la « nouvelle laïcité » fasse consensus au-delà des clivages politiques traditionnels (comme nous allons le voir dans le chapitre 9).
À l’inverse, la centralité de l’islamophobie dans le champ politique fait que l’appartenance, réelle, supposée ou fictive, à la religion musulmane peut parfois constituer une forme de disqualification dans le champ politique. Ce phénomène peut s’articuler à un obstacle de classe, bien connu de la science politique, mais il n’est bien sûr pas systématique et diffère selon les partis et les arènes politiques nationales ou locales (21). Durant la campagne présidentielle française de 2012, le candidat Nicolas Sarkozy cherche à disqualifier son opposant François Hollande en affirmant que l’intellectuel Tariq Ramadan et 700 imams auraient appelé à voter pour le candidat du Parti socialiste (22). L’évidence sociale du « problème musulman » produit aussi des effets sur les modalités d’inclusion des minorités dans les structures partisanes. Plusieurs travaux ont analysé le discours sur la « diversité » en politique et les pratiques des principaux partis politiques, notamment au travers du processus de composition des instances dirigeantes (locales et nationales) et des listes électorales (23). Mais peu ont souligné le fait que les minoritaires ayant accès à des positions de pouvoir politique stables ont un profil sociologique très spécifique : il s’agit essentiellement de femmes, issues des classes moyennes et en ascension sociale, diplômées, n’affichant aucun signe religieux et favorables à la loi du 15 mars 2004. En filigrane, l’antithèse du « bon » candidat de la « diversité » est l’homme ou la femme issu-e des classes populaires, peu ou non diplômé-e, affichant un signe religieux et en désaccord avec la loi du 15 mars 2004. Ainsi, on peut faire l’hypothèse que les critères de sélection des candidats minoritaires s’articulent avec la question musulmane, comme l’illustre la controverse autour de la candidature d’Ilham Moussaïd aux élections régionales de 2010 en Provence-Alpes-Côte d’Azur, qui provoque de profondes divisions internes au Nouveau parti anticapitaliste (NPA).
Espace des mobilisations islamophobes
La centralité de l’islamophobie dans le champ politique s’articule avec les récentes évolutions de l’« espace des mobilisations » (24) islamophobes, qui désigne l’ensemble des phénomènes collectifs et conflictuels engagés dans la cause islamophobe. Une « nébuleuse islamophobe » existe en France (et en Europe), dont les frontières restent floues et dont la légitimité militante s’est construite sur l’évidence sociale du « problème musulman » (25). La grande hétérogénéité de la nébuleuse et les lacunes de la recherche scientifique à son sujet rendent difficile une analyse approfondie. Il faudrait en effet l’étudier à l’aide des outils classiques de la sociologie de l’action collective, en s’intéressant aux déterminants de l’engagement, aux carrières militantes, à la division du travail militant, aux formes de désengagement, aux logiques d’alliances et d’opposition, etc. Une première composante de la nébuleuse est intégrée dans la « galaxie » que l’on peut qualifier de « néoconservatrice européenne (26) », laquelle s’unit contre l’« islamisation » de l’Europe (et des États-Unis) et propage le mythe de l’« Eurabie ». Il s’agit de mouvements très divers selon les situations nationales (27), allant de l’extrême droite néonazie à certaines composantes de la gauche européenne, en passant par certains groupes sionistes, qui peuvent s’allier ou se diviser entre eux et s’associer ou non à des partis politiques. Ils se développent à partir des structures existantes ou en développent de nouvelles, notamment par l’usage des sites, forums et blogs sur Internet. Ils mènent non seulement des actions violentes (agressions physiques contre des musulmans, surtout des femmes portant le hijab, attaques de mosquées et de restaurants halal, profanation de cimetières musulmans, attentats meurtriers, etc.), mais aussi des actions symboliques (conférences, occupations, manifestations, concerts, apéro « saucisson-pinard », « soupe au cochon », etc.).
Le 18 décembre 2010, les premières « Assises internationales contre l’islamisation de l’Europe » à Paris (28) ont révélé au grand public une alliance, improbable il y a encore quelques années (29), entre des groupuscules ou partis d’extrême droite assez bien connus des politistes et des militants antifascistes (Bloc identitaire, English Defense League (EDL), Union démocratique du centre (UDC), etc.), des militants de gauche (Riposte laïque de Pierre Cassen (30)), une féministe « historique » (Ligue du droit des femmes d’Anne Zelensky-Tristan (31), des mouvements de femmes contre les intégrismes (Résistance républicaine de Christine Tasin, Regards de femmes de Michèle Vianès (32)), des cercles littéraires néofascistes (Parti de l’In-nocence de Renaud Camus, fervent soutien de Richard Millet (33)), etc. Cette alliance est l’illustration d’une convergence idéologique fondée sur l’islamophobie et une redéfinition de la laïcité. Comme pour le champ politique, le « refus de l’islamisation n’est devenu la martingale du Bloc identitaire [et des autres participants des Assises] que pour sortir de sa marginalité (34) » : là aussi, la « voie nordique » est empruntée pour acquérir une reconnaissance médiatique et une légitimité politique dans l’espace des mobilisations, voire dans le champ politique.
Il faut toutefois distinguer les mouvements que nous venons de citer d’une autre composante de la nébuleuse islamophobe, qui rassemble cette fois des groupes se revendiquant aussi d’un féminisme laïque, de la lutte contre les intégrismes et de la défense de la laïcité. Il est important de les différencier parce que la nébuleuse est en elle-même un espace concurrentiel : les premiers (Riposte laïque, etc.) accusent les seconds (Prochoix, etc.) d’islamophilie tandis que les seconds accusent les premiers de xénophobie, ce qui révèle de fortes oppositions idéologiques qui participent à une lutte de définition des modalités du régime d’exception (35). Tandis que les uns souhaitent l’interdiction de tous les signes religieux musulmans dans l’espace public, de toute construction de mosquée et l’expulsion massive des musulmans, les autres font des distinctions entre le type de signes (hijab ou niqab), de lieux publics (prohibition du hijab à l’école publique mais pas dans la rue) et restent relativement attachés à la liberté de conscience et à la garantie par l’État du libre exercice du culte. Alors que les uns considèrent que le « problème musulman » est l’essence même de l’islam (le Coran étant souvent comparé à Mein Kampf), les autres font une distinction entre musulmans « intégristes » et musulmans « modérés ».
On ne saurait donc amalgamer des mouvements si différents idéologiquement et politiquement. Il n’en reste pas moins que leur point commun réside dans la conviction qu’il existe un « problème musulman » et dans la volonté d’instaurer un régime d’exception à l’encontre de l’ensemble ou d’une partie de la population musulmane. En France, il s’agit essentiellement des mouvements souhaitant prohiber le port du hijab à l’école publique, dans la rue, voire dans les entreprises privées au nom de la « nouvelle laïcité », selon l’expression de l’homme politique de droite François Baroin (voir chapitre 9), tels que l’association Ni Putes Ni Soumises, la revue militante Prochoix (Caroline Fourest, Fiammetta Venner, Claudie Lesselier, etc.), le Comité Laïcité République fondé par Pierre Bergé et présidé par Patrick Kessel (Laïcité Info et « Prix de la laïcité »), la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) créatrice du « Certificat Diversité et Laïcité » à destination des organisations publiques et privées, etc. Ainsi, l’enjeu consiste à comprendre comment la construction du « problème musulman » a ouvert un espace de mobilisation ayant favorisé l’ascension politique et médiatique de certaines figures (exemple : Fourest chroniqueuse au Monde et à France Culture, enseignante à Sciences Po, etc.) et l’apparition de nouvelles actions collectives impensables quelques années auparavant (« apéro saucisson-pinard », « soupe au porc » pour sans domicile fixe, etc.).
Globalement, la construction du « problème musulman » est le produit contingent d’un contexte historique particulier où l’on observe une convergence idéologique chez les différentes factions des classes dominantes, qui s’est notamment cristallisée à l’occasion de l’affaire du voile de 2003-2004. Comme le montre Françoise Lorcerie, directrice de recherche au CNRS, le vote de la loi du 15 mars de 2004 interdisant le port du hijab à l’école publique est le résultat d’une configuration sociale et politique ayant favorisé les alliances entre différentes composantes des « élites » françaises (36). Mais que signifie cette convergence idéologique du point de vue de la production de l’idéologie dominante et de la composition des « élites » françaises ? Comme le soulignent Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, l’idéologie dominante participe à exprimer et à produire l’intégration logique et morale de la classe dominante (37). Autrement dit, elle favorise le dépassement des divisions internes et la construction d’alliances entre les différentes fractions des classes dominantes. On peut alors faire l’hypothèse que la construction du « problème musulman » constitue un des principaux vecteurs d’unification des « élites » françaises, voire européennes, au moment même où le clivage capitaliste/anticapitaliste (ou économie de marché/économie socialiste) est remis en cause par le revirement stratégique de la gauche de gouvernement en faveur de la rigueur budgétaire.
A. Hajjat et M. Mohammed
Comment les élites françaises construisent le "problème musulman", Paris, La Découverte, octobre 2013.