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Kentucky : Au pays des montagnes qui perdent la tête, par Alessandro Portelli - il manifesto.


Reportage (deuxième partie).

Première partie :L’alcool du Kentucky. Et son OxyContin, par Alessandro Portelli


Dernière trouvaille des compagnies minières : aplanir les sommets pour extraire le charbon à ciel ouvert. Mais les montagnards têtus du Kentucky se sont mobilisés pour les sauver, en montrant par leur combat écologiste qu’à Harlan, il y a une résistance. Malgré le chômage, la drogue et le découragement.



il manifesto, jeudi 14 juillet 2005,

Harlan, Kentucky


Il y a pas mal d’années, madame Julia Cowans - née à Harlan, Kentucky, femme de mineur noir, prédicateur baptiste et syndicaliste, militant des droits civiques- chanta un spiritual qui était, comme souvent, un chant de lutte : "How I got over", comment je m’en suis sorti, comment j’ai surmonté les épreuves et les obstacles d’une vie faite de montagnes à escalader, pour arriver jusque là . Si jamais j’écris un livre sur Harlan, ce sera son titre : pour ces gens de la montagne, où même survivre, rien que survivre, a été un acte héroïque de résistance et de lutte. Entre-temps, le capital a inventé une autre façon de passer les montagnes : tout simplement, les aplanir. Jim et Dana ont 14 ans (Vous aimez quelle musique ? "Christian rock"). Il y a deux ans, avec toute la classe et une enseignante courageuse, ils se sont postés au sommet de la Black Mountain, à la frontière de la Virginie. La Arch Minerals, qui avait fermé la dernière mine de fond après une résistance acharnée des mineurs, avait le projet de raser le sommet pour en extraire le charbon à ciel ouvert. En plus du dommage écologique, c’était une atteinte symbolique : Black Mountain est la plus haute montagne de l’état, et un site protégé. Les enfants de Harlan County se sont postés là , ont fait une chaîne humaine, ont mobilisé le conté, et la montagne est sauvée. Bien sûr l’état a dédommagé la Arch Minerals par une somme équivalente au manque à gagner ; mais la mobilisation des enfants de Harlan a montré que malgré la pauvreté, le chômage, la drogue, le découragement, des gens résistent à Harlan.


Cimes décapitées

Décapiter les montagnes - "mountaintop removal"- est la dernière trouvaille des industries minières et des chambres de commerce. Ils disent que de cette façon, non seulement on arrive plus facilement au charbon, mais, de montagnes aplanies en vallées comblées avec les déchets, on crée dans cette région de collines pentues et de vallées étroites, les terrains plats sur lesquels on pourrait installer les industries dont on a besoin pour promouvoir emploi et développement. En dehors du fait que les contés les plus pauvres d’Amérique sont en Arkansas, une région plate comme une planche à repasser, le dommage immédiat et certain est maintenant plus lourd que les revenus industriels qu’on fait miroiter : dans les montagnes déboisées et les vallées comblées de terreaux friables, le fer et le soufre s’infiltrent dans les nappes où boivent les habitants (la première fois que j’essayais de faire la vaisselle, alors que je frottais depuis une demi-heure, on me dit : laisse tomber, la patine jaune ça vient du soufre dans l’eau que tu utilises pour laver), et les torrents dévalent sans retenue en balayant les vallées.

Heureusement, la résistance ne s’est pas limitée aux enfants de Harlan. Le Kentucky possède une littérature régionale très vivace, et, à l’initiative de Wendell Bery, un maître de la pensée environnementaliste et rurale, les écrivains se sont mobilisés. Burney Norman, Bobbie Ann Mason, Ed MacClanahan, Wendell Berry et d’autres ont fait une tournée dans tous les lieux où on est en train de décapiter les montagnes, pour mobiliser l’opposition et dénoncer le désastre. Un mouvement intitulé Mountain Justice a contesté l’assemblée patronale et mis sur pied des groupes de base dans toutes les montagnes.

En somme, il y a encore un Kentucky qui résiste, et utilise la culture comme arme de lutte. Depuis Harlan, à travers un paysage d’une beauté inoubliable, je franchis Pine Mountain (pas encore décapitée mais lacérée par une autoroute inutile : les routes étaient l’autre mythe de la croissance ; maintenant , l’Appalachie est à moitié goudronnée et les voitures la traversent sans s’arrêter) et je descends à Whitesburgh, Conté de Letcher, deux mille habitants.

Ici, dans les années 60, avec l’argent de la Guerre à la Pauvreté, est née une coopérative de jeunes du coin qui, depuis, travaille dans les médias pour faire connaître leur terre et leur culture, créer des emplois, et arrêter la fuite des meilleurs cerveaux de leur région. Appalshop (www.appalshop.com ) est un modèle de travail de base culturel, activiste et professionnel. Leurs films sur l’histoire, les combats, les problèmes, la musique et les savoirs d’une Appalachie culturellement inépuisable, sont projetés et primés dans toute l’Amérique et à l’étranger (au festival d’Amsterdam, à l’université de Rome) ; le Roadside Theater échange ses expériences, récits et musiques avec les indiens Zunis de l’Arizona ; le label June Appal déverse à jet continu une musique irrésistible. Leur radio diffuse le meilleur de toutes les musiques possibles : j’arrive pendant une transmission de bluegrass, puis la console passe à une teen-ager criblée de percing qui met le plus féroce et transgressif heavy métal qui soit (le jour suivant, en direct par téléphone avec New York, je commente avec Dee Davis une demi-heure de programme de cd du Circolo Gianni Bosio et du manifesto...). Mimi Pickering, documentaliste, me montre les archives et me fait le plein de vidéos à ramener à la maison. Sur un magnétophone trône la phrase qui était sur la guitare de Woody Guthrie : "this machine kills fascists", cette machine tue les fascistes. Gianni Bosio aurait été heureux.


Du local au global

Des expériences "locales" comme Appalshop sont basées dans des villages ruraux de montagne, mais dialoguent avec le monde entier (il y a un documentaire de Appalshop sur la tragédie de Bhopal en Inde : la multinationale responsable a son siège et une autre usine près d’ici). Le journal local, The mountain Eagle, l’aigle des montagnes, n’a pas peur de dire ses vérités au pouvoir, et voit plus de monde que la majorité de la presse américaine : ça n’est pas un hasard s’il a gagné le prix national de la presse qui avait été remporté l’année d’avant par le New York Times L’exemplaire que j’ai, fait la une sur la situation politique en Chine, et la seconde page sur les vacances en Floride de la famille Jones.

Dee Davis est un des fondateurs de Appalshop (et celui qui, il y a très longtemps, m’apprit à jouer à Packman dans un café de Hazard). Il a fondé à Whitesburg un Center for Rural Strategies (CRS), pour créer un réseau d’autodéfense et de développement partagé de l’Amérique rurale (qui compte, rappelle-t-il, 52 millions d’habitants). Mais que peuvent faire deux ou trois personnes dans un centre de stratégies rurales dans cette Whitesburg lilliputienne et oubliée ?

Eh bien, ils peuvent prendre de front une chaîne de télé aussi puissante que CBS et bloquer un projet agressif pour toute l’Amérique rurale. L’idée de The Real Beverly Hillbillies (série à succès sur une famille de montagnards des Appalaches, parvenus et m’as-tu-vu) était de prendre une famille -la plus « rustique des montagnes » possible- et de l’amener vivre dans une villa de Beverly Hills en faisant un "reality show" ("vous imaginez la rigolade quand ils doivent se trouver un majordome ?" disait le président de CBS). Les montagnards blancs pauvres sont les seuls sur qui il est licite de diffuser des stéréotypes insultants ; être mis en boîte de cette façon était une insulte qui aurait renforcé leur sentiment d’infériorité, le peu d’estime de soi, terrain de culture de la dépression et de la drogue.

De la minuscule Whitesburg est partie une campagne qui a impliqué des journaux, communautés, et activistes dans toute l’Amérique, culminant dans une manifestation de mineurs devant le siège de CBS à New York, et ils ont gagné (la CBS a re-essayé avec les Amish de Pennsylvanie -vous vous souvenez de Mission  ?- mais, cette fois aussi, le CRS de Whitesburg s’en est mêlé).

Dans l’intervalle, depuis Whitesburg, s’est developpée une structure internationale, le IRSSA (International Rural Strategies Association) qui touche l’Inde, l’Australie, le Kenya, le Mexique... et l’Italie (le Circolo Gianni Bosio et l’IRSSA sont en train de produire un CD de musiques de lutte des campagnes du monde).


Reconstruction rurale

En revenant à Harlan, j’ai interviewé les membres du PACT, un projet du "community college" local qui utilise le travail culturel pour reconstruire un tissu social lacéré. Ils ont mis des appareils photo dans les mains d’une centaine de jeunes, ils leur ont dit photographiez le meilleur et le pire que vous avez autour de vous, et ont fait une exposition ; ils ont envoyé des gens de toutes les générations et de tous les métiers (le "community college" fait de l’éducation permanente) recueillir des histoires à travers cette région de grands conteurs, ils ont confié le tout au poète Jo Carson, et il va en sortir un spectacle théâtral avec une centaine d’acteurs ; ils sont en train de faire, une à une, à la main, les tesselles d’une grande mosaïque qui reproduit une photographie du paysage traversée par des phrases tirées de ces récits... Plus encore que les résultats, c’est le travail en soi qui compte : alternative au "ici, il n’y a rien" à qui tout le monde attribue l’attrait de la drogue ; redécouverte de la valeur de ses propres histoire et culture et de ses propres capacités à voir, écouter, raconter. Le coeur de l’exposition est la mise en perspective de deux photos : une table couverte de pilules et une croix. Les deux alternatives, Jésus et la drogue, dit Darleen. Moi je pense à l’opium du peuple, mais en réalité, c’est elle qui a raison.

La première fois que je vins ici, ils m’envoyèrent à un endroit appelé Survival Center. Je croyais que c’était une métaphore mais non, la survie était vraiment littérale. Après la dernière inondation ils s’étaient organisés pour obliger les compagnies minières à rembourser les dommages (c’était la première fois que quelqu’un revendiquait des droits face aux patrons des mines) ; ils recueillirent des vêtements, de la nourriture, des aides pour les gens les plus désespérés. La lutte entre mineurs et patrons s’est sans doute terminée par une défaite historique ; mais la lutte de classe maintenant s’appelle survie, et elle continue malgré tout. C’est aussi pour ça que je continue à venir à Harlan, chaque année, dans cette Amérique, la mienne, courageuse et profonde.


Post scriptum  : C’est la période du référendum. Un lecteur écrit au Herald Leader de Lexington, Kentucky : ils disent que l’embryon est un être humain de plein droit ; imagine qu’une clinique prend feu et que tu dois choisir entre sauver un bocal de trois cents embryons et un enfant, qu’est-ce -que tu fais ? Bush a interdit le financement de la recherche sur les embryons (sur le New York Times, Mario Cuomo écrit : ici, c’est non seulement l’avortement, mais même la contraception, qui est en question), et un éditorial du Herald Leader commente : mauvais signe, là on va finir comme en Italie. Le Kentucky est rustique et fondamentaliste, sans doute ; mais même eux maintenant, ils rigolent de nous, les italiens.

Alessandro Portelli


- Source : www.ilmanifesto.it

- Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio, en souvenir de notre camarade Alain Miger.
Ici aussi les montagnes perdent la tête. Mais nous chanterons les merles moqueurs.


- Première partie du reportage :L’alcool du Kentucky. Et son OxyContin, par Alessandro Portelli



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