On imagine la vague d’indignation qui eût secoué la classe politico-médiatique si le président russe, par exemple, avait annoncé sa volonté d’interdire un spectacle, moyennant un oukase prononcé par quelque Cour « à sa botte ». Quoi qu’il en soit, ce 9 janvier, deux principes censés fonder une dite démocratie libérale ont été d’un seul mouvement bousculés : la liberté d’expression, et l’indépendance de la justice. Si l’affaire s’était déroulée à Budapest, la Commission européenne se serait fendue d’un communiqué faisant état de sa « grave préoccupation » et s’interrogeant sur de possibles sanctions.
Alors que le président français annonce son ralliement assumé aux thèses économiques défendues par le Medef et prépare l’amplification de la politique suivie par son prédécesseur, certains des derniers partisans de la majorité socialo-écologiste faisaient valoir qu’au moins, sur l’ultime plan des libertés publiques, « la gauche et la droite, ce n’est pas pareil ». En effet, ce n’est pas pareil – mais pas dans le sens prévu.
Autant que le verdict surprise du Conseil d’Etat, ses attendus ne laissent pas d’inquiéter. La notion de trouble à l’ordre public, traditionnellement mise en avant, est certes critiquable ; encore s’agit-il d’un objet juridique bien cerné et compréhensible par le sens commun. Mais que soit, cette fois, invoquée la mise en cause de la « dignité humaine » et de la « cohésion nationale » pourrait faire sourire si les enjeux n’étaient pas aussi graves. Tant qu’on y est, pourquoi ne pas évoquer la mise en danger de l’équilibre budgétaire, du crédit international de la France, de la « soutenabilité » du climat, ou du respect dû aux papiers gras ?
Il n’est pas nécessaire d’être grand juriste pour comprendre que l’atteinte à la « cohésion nationale » est un prétexte qui peut être étendu quasiment à l’infini. A fortiori dès lors que le chef de l’Etat précise que, dans l’affaire Dieudonné, « nous sommes intervenus ». Manière d’assumer le fait que la plus haute autorité administrative n’a pas réellement tranché en toute indépendance.
Dans la même conférence de presse, mais sur un autre sujet, François Hollande a martelé : « je ne laisserai pas faire ceux qui veulent en terminer avec l’idée européenne ». Une formulation qui pourrait sonner, dans le nouveau contexte de malléabilité du droit et de montée de la colère contre l’Europe, comme une menace relevant de la police administrative. La mise en cause de l’Union européenne sera-t-elle la prochaine étape de la jurisprudence imaginée place du Palais-Royal ?
Il faut certes se garder de la paranoïa. Pourtant, il y a peu, une haute personnalité plaidait pour que l’Union puisse agir comme « un ultime garde-fou contre des dérives » dans un Etat membre. Et ce, dans « des situations très peu nombreuses a priori, mais correspondant à des turbulences telles (…), fussent-elles couvertes par l’apparence de la volonté populaire, qu’un contre-pouvoir devrait se déclencher au niveau de l’Union ».
L’auteur de ce discours (21/11/13) injustement méconnu n’est autre que Jean-Marc Sauvé, vice-président et patron de fait… du Conseil d’Etat. Qui considère donc que l’UE serait légitime pour intervenir dans un pays membre, même contre « l’apparence » de la volonté populaire. Pour préserver la France contre la volonté de son peuple, en quelque sorte.
Décidément, le pays n’est pas Sauvé.
PIERRE LEVY
Éditorial paru dans l’édition du 27/01/14 du mensuel Bastille-République-Nations
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Pierre Lévy est par ailleurs l’auteur d’un roman politique d’anticipation dont une deuxième édition est parue avec une préface de Jacques Sapir : L’Insurrection