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L’Absence de Mama Keita : une course contre la mort et l’oubli à travers Dakar.

Selon France Info, nous pouvons fermer les yeux pendant l’année 2014 : les grands blockbusters américains ne sont prévus que pour 2015 ! Considérons plutôt la pauvreté actuelle des programmes (du moins jusqu’à la sortie de Nymphomaniac vol.2) comme une chance ; dans les interstices, de bons films peuvent se glisser. Le cinéma La Clef programme plusieurs films sur les problèmes de l’émigration : L’Escale, Ceuta, douce prison, et L’Absence.

L’an dernier, on a pu découvrir la réalité sénégalaise à travers deux films : Comme un lion, de Samuel Collardey, sur les trafics d’enfants africains organisés par les clubs de foot à la recherche de prodiges bon marché, et Aujourd’hui, qui nous faisait voyager pendant une journée décisive à travers Dakar. Cette année nous parvient un film plus ancien, de 2009, qui pourrait aussi s’intituler Aujourd’hui, puisqu’en deux nuits et un jour, toute la vision du monde et de lui-même du héros, Adama, va se trouver remise en question.

L’Absence part d’une situation originale, puisqu’ Adama est un émigré qui a réussi : après de brillantes études scientifiques en France, il dirige un service de recherche prestigieux. Mais son retour à Dakar 15 ans après va révéler l’envers de sa réussite, un double abandon, celui de son pays et celui de sa famille, fantômes du passé qu’il a refoulés, mais qui vont se réveiller.

Un premier tour en voiture avec son ami d’enfance dans les nouveaux quartiers résidentiels qui se couvrent de somptueuses villas met en évidence la corruption du pouvoir : c’est le domaine des trafiquants de toutes sortes et des hauts fonctionnaires ripoux. Une autre errance nous montrera l’envers du décor : la misère des bas-fonds où règnent la pègre, la drogue et la prostitution. Ces deux images font apparaître entre elles un vide, une absence : celle d’une élite, intellectuelle et politique, capable de donner au pays une direction.

On repense alors à ce dirigeant prestigieux que fut Léopold Senghor, devenu Président en 1960 : c’étaient les années, pleines d’espoirs, de la "décolonisation" ; mais l’hypocrisie de ce concept apparaît aisément dans la personnalité de Senghor : était-ce un héros de l’indépendance ou un fonctionnaire français ? Poète en français (bien que chantre d’une négritude bien ambiguë), il fut récompensé par un siège à l’Académie Française ; à une question d’un journaliste, il répondait qu’il connaissait assez la cuisine africaine pour préférer la française (déclaration qui montre tout le mépris des élites occidentalisées pour leurs propres compatriotes et leur culture) ; divorcé de la fille de Félix Eboué, il épouse une Française qu’il chantera dans ses poèmes comme la Princesse normande, descendante des Vikings, et sur les terres de laquelle il demandera à être enterré.

Adama lui aussi s’est assimilé à la culture française, mais il illustre le problème inverse de la collaboration : la fuite des cerveaux. Dans la scène où il retourne voir le professeur qui lui avait obtenu une bourse pour aller étudier en France, il doit écouter un discours de reproches : c’est le peuple sénégalais qui a financé ses études, il a donc des devoirs envers lui, il doit mettre les capacités acquises à son service. Mais à quoi bon sacrifier sa carrière ? ce ne serait qu’une goutte d’eau dans le désert des problèmes du Sénégal, répond Adama.

Mais il s’avère qu’Adama n’a pas seulement trahi ses responsabilités collectives, il s’est aussi soustrait à ses responsabilités personnelles, dans le cadre familial. Dès sa descente de taxi et son entrée dans la maison de sa grand-mère (magnifique actrice, Mama N’Doumbé Diop, qui fait une démonstration d’élégance africaine avec ses boubous lumineux et ses coiffes raffinées), il est confronté aux fantômes de son passé : Aïcha, sa petite soeur, orpheline dès sa naissance (elle a coûté la vie à sa mère), a été élevée par la grand-mère, en l’absence de toute figure d’autorité qui aurait pu apporter des repères dans sa vie, et en particulier en l’absence de ce grand frère qui les a oubliées pendant 15 ans. Adama, arrivé en costume cravate, fier de lui et dominateur, imbu du culte du rationnel (alors qu’il trouve sa grand-mère en train de faire sa prière), va être rappelé à ses origines par la découverte de la double vie d’Aïcha.

Il réagit d’abord violemment à la perte de son honneur, retrouvant ainsi ses valeurs traditionnelles sous le vernis d’un modernisme frivole ; mais ce n’est que la première étape. Pour se défaire de sa carapace d’arrogance occidentale, il faudra une descente aux enfers dans les quartiers mal famés de Dakar : humilié par un nain, dépouillé de son argent, tabassé, il renoncera à sa cravate et à son attitude de juge à l’égard de sa soeur, pour adopter un comportement solidaire ; il oubliera même ses problèmes personnels pour conduire une femme inconnue à la maternité, et prendre le nouveau-né dans ses bras, dans un geste symbolique d’acceptation de son rôle paternel.

La fin ne sera pas heureuse ; mais elle pourrait ouvrir sur une nouvelle vie d’engagement collectif et africain pour Adama : choisira-t-il de refouler encore les fantômes de son passé ou de les apaiser ?

L’Absence est un grand film par sa construction magistrale (une tragédie condensée sur deux jours), les oppositions de personnalités fortes (ici, pas d’utilités ni de clichés, chaque personnage apporte son histoire et son poids d’humanité), par sa cohérence (les deux niveaux de lecture du film s’imbriquent durant tout le film) et par l’itinéraire du héros, d’une ignorance arrogante à une prise de consciente psychologique et sociale : on pourrait présenter L’Absence comme un film brechtien enrichi par toute la densité d’humanité de l’Afrique.

Rosa Llorens

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