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L’homme est né libre, et partout il est dans les grands-magasins.

Accros au confort (The Guardian)

La question a légèrement changé depuis l’époque de Rousseau, mais le mystère reste entier (1). Alors que la plupart d’entre nous jouissons d’une plus grande liberté que pratiquement toutes les générations précédentes – libérés de la tyrannie, libérés de l’esclavage, libérés de la faim – pourquoi agissons-nous comme si ce n’était pas le cas ?

C’est la question que je me pose en découvrant que l’instrument le plus intolérant et oppressif jamais proposé par un gouvernement récent – des injonctions pour prévenir les nuisances et les comportements gênants dans le projet de loi Anti-Social Behaviour Bill (Loi sur le comportement anti-social) - a été critiqué par le parti Travailliste non pas parce qu’il est trop draconien, mais parce qu’il ne l’est pas assez (2,3). La mesure a été finalement rejetée par la Chambre des Lords la semaine dernière (4). Mais si le gouvernement tente de représenter cette proposition monstrueuse à la Chambre des Communes le mois prochain, le parti Travailliste est susceptible de la critiquer uniquement parce qu’elle ne va pas assez loin.

Pourquoi tolérons-nous une politique qui n’offre pas de véritables choix ? Un pouvoir qui fonctionne en grande partie selon les désirs des bailleurs de fonds millionnaires, des entreprises et des médias voyous ? A une époque où les gens ne sont plus torturés et exécutés pour avoir critiqué le pouvoir, pourquoi n’avons-nous pas réussi à créer des alternatives viables ?

Au Congrès américain, pour la première fois cette année, une majorité des membres sont des millionnaires (5). Au fur et à mesure que les élus deviennent plus riches, ils veillent à adopter des lois de moins en moins contraignantes pour eux et de plus en plus pour les pauvres. Pourtant, comme le note le Center for Responsive Politics, « il n’y a pas eu une volonté d’élire des politiciens riches pour représenter nos intérêts à Washington. » (6)

Il semblerait que nous ayons une capacité quasi illimitée à rester assis tout en contemplant la vie politique se faire confisquer par les ploutocrates, la biosphère se faire saccager, les services publics être supprimés ou livrés au secteur privé, tandis que les travailleurs sont enrôlés avec des contrats de travail au rabais. Bien qu’il existe quelques magnifiques exceptions, dans l’ensemble la protestation est muette et les alternatives balayées d’un revers de la main. Comment avons-nous acquis cette passivité surhumaine ?

La question ne se limite pas à la politique. Presque partout, nous semblons maintenant satisfaits de mener une vie par procuration, un contre-vie faite de relations illusoires et de plaisirs secondaires, d’atomisation sans individuation. Ceux qui possèdent un certain revenu disponible sont extraordinairement libres par rapport à la quasi-totalité de nos grands-parents, mais ont tendance à agir comme s’ils avaient été placés en résidence surveillée. Avec la quantité de temps que la plupart d’entre nous passons à nous divertir à la maison, nous pourrions probablement acheter un cheval et jouer au buzkashi tous les week-ends. Mais nous préférons regarder une boîte à images où d’autres personnes sautillent en poussant des petits cris. Notre passivité politique n’est qu’un aspect d’une inhibition plus large, d’un échec plus large à être libres.

Je ne parle pas ici de ces libertés concoctées par les think-tanks : la liberté des milliardaires de ne pas payer d’impôts, la liberté des sociétés de polluer l’atmosphère ou d’inciter les enfants à fumer, la liberté des propriétaires d’exploiter leurs locataires. Il faut respecter nous-mêmes les limites que l’on impose aux autres. Mais il y a beaucoup de libertés dont nous pouvons jouir sans empiéter sur celles des autres.

Si on avait demandé à nos ancêtres de prédire ce qui arriverait dans une ère de grande prospérité et où la plupart des proscriptions religieuses et culturelles n’ont plus cours, combien auraient pu deviner que nos activités préférées ne seraient pas des réunions politiques enflammées, des orgies masquées, des débats philosophiques, la chasse au sanglier ou surfer sur des vagues monstrueuses, mais le shopping et regarder d’autres faire semblant de s’amuser ? Combien auraient prévu que les sujets de conversations nationales - publiques et privées - tourneraient autour de trois sujets : Immobilier, Recettes de cuisine et Vacances ? Combien auraient deviné que des gens possédant des richesses, des loisirs et une liberté inimaginables passeraient leur temps à faire les magasins pour acheter des onion goggles (lunettes à oignons) et des centrifugeuses d’herbe de blé ? L’homme est né libre, et partout il est dans les grands-magasins. (*)

Il y a quelques années, un ami m’a expliqué comment il a déprimé en tentant de trouver son âme soeur à travers des sites de rencontres en ligne. Il est sans cesse tombé sur la même phrase, écrite à l’identique, mot pour mot, par des dizaines de femmes. « Je n’aime rien de plus que de passer la soirée dans un canapé avec un verre de vin rouge et un bon DVD ». L’horreur qu’il ressentait provenait moins de l’énoncé que de son caractère répétitif : « L’incapacité de saisir les possibilités d’auto-différenciation. »

Je lui ai écrit la semaine dernière pour savoir si quelque chose avait changé. Oui : il est maintenant tombé dans le tourbillon qui l’effrayait. Il a rencontré 18 femmes en 2013, à la recherche de « ce petit shoot qui vous fait revenir malgré une expérience dans son ensemble décevante. Ma vie... commence à être réglée sur le rythme cybernétique du désir assouvi dans l’immédiateté et la frustration ». En cherchant quelqu’un qui n’était pas coincé sur un tapis roulant hédoniste, il s’est retrouvé lui-même coincé sur un tapis roulant hédoniste.

Serait-ce cela - la satisfaction immédiate du désir, la facilité avec laquelle nous pouvons trouver du réconfort - qui nous prive de plus de libertés ? Est-ce que le confort extrême amoindrit la volonté d’être libre ?

Si tel est le cas, c’est une habitude qui a été apprise tôt et apprise durement. Lorsque les enfants sont confinés à la maison, nous ne pouvons pas attendre d’eux qu’ils développent un instinct de liberté qui est intimement lié au fait d’être à l’extérieur (7). Nous ne pouvons pas attendre qu’ils aspirent à plus de libertés s’ils n’ont aucune expérience de la peur, du froid, de la faim ou de l’épuisement. Etre libérés de la misère nous a peut-être paradoxalement privé d’autres libertés. La liberté qui apporte tant de nouveaux plaisirs pervertit le désir d’en profiter.

Tocqueville a fait une remarque similaire à propos de la démocratie : elle menace de renfermer chacun d’entre nous « tout entier dans la solitude de son propre cœur. » (8) Les libertés qu’elle nous accorde annihilent le désir d’association et d’organisation. A en juger par notre réticence à créer des alternatives durables, nous n’aspirons ni à appartenir, ni à dévier.

Il n’est pas difficile de voir comment notre impuissance élective nous conduira à terme à la tyrannie. Sans mouvements populaires cohérents, indispensables pour empêcher les partis d’opposition de tomber entre les griffes de millionnaires et de lobbyistes d’entreprises, pratiquement n’importe quel gouvernement sera tenté de concevoir un Etat policier théoriquement démocratique. Nous devons user de toutes nos libertés si nous ne voulons pas les perdre. Mais il semblerait que nous ayons oublié ce que cela signifie.

George Monbiot

http://www.monbiot.com/2014/01/20/addicted-to-comfort/

Traduction "vite fait, hein, parce que là j’ai des courses à faire" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et erreurs d’étiquetage habituelles.

(*) « Man was born free, and he is everywhere in chainstores » - jeu de mots de l’auteur autour de la phrase originale de Jean-Jacques Rousseau « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers » - NdT

1. La question sans réponse de Rousseau, au début du Contrat social, concerne le mystère de notre soumission à l’asservissement.

2. http://www.labour.org.uk/asb-the-government-is-proposing-to-weaken-powers

3. Yvette Cooper, http://www.publications.parliament.uk/pa/cm201314/cmhansrd/cm130509/debtext/130509-0002.htm

4. http://www.theguardian.com/politics/2014/jan/09/lords-reject-antisocial-asbo-ipna-bill

5. http://www.opensecrets.org/news/2014/01/millionaires-club-for-first-time-most-lawmakers-are-worth-1-million-plus.html

6. http://www.opensecrets.org/news/2014/01/millionaires-club-for-first-time-most-lawmakers-are-worth-1-million-plus.html

7. http://www.theguardian.com/commentisfree/2013/oct/07/education-children-not-feral-enough

8. Alexandre de Tocqueville, 1835. De la Démocratie en Amérique.


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Putain d’usine, de Jean Pierre Levaray.
« Tous les jours pareils. J’arrive au boulot et ça me tombe dessus, comme une vague de désespoir, comme un suicide, comme une petite mort, comme la brûlure de la balle sur la tempe. Un travail trop connu, une salle de contrôle écrasée sous les néons - et des collègues que, certains jours, on n’a pas envie de retrouver. On fait avec, mais on ne s’habitue pas. On en arrive même à souhaiter que la boîte ferme. Oui, qu’elle délocalise, qu’elle restructure, qu’elle augmente sa productivité, (…)
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