Adrian Salbuchi est un analyste politique argentin, auteur et présentateur TV pour la chaîne Russia Today. Il publie le 1er janvier 2013, sur RT certes, une tribune où il considère l’année 2014 à partir de la perspective de 2013. Il se demande si nous n’arrivons pas à un point qui serait une sorte de “convergence des mécontentements”, contre un Système qu’il juge à la fois irrémédiablement pervers et quelque peu aux abois.
« Voilà un des événements clés de 2013 dont on peut espérer qu’il s’intensifiera encore en 2014 et par la suite : c’est le fait que de plus en plus de gens des cinq continents commencent à se rendre compte que quelque chose ne va pas ! Ils commencent à réaliser que le travail de la nébuleuse des médias globaux, de la distraction et de l’info distrayante (entertainment and infotainment) est de falsifier la réalité. Par conséquent, sa production étourdissante de billets verts doit être appréciée pour ce qu’elle est vraiment : une entreprise gigantesque de fabrique du consentement gérée par une minuscule élite dont la surpuissance est illicite et qui a décidé d’imposer à l’Humanité un gouvernement mondial... »
Mais nous jugerions que l’intérêt de cette tribune reposerait surtout sur un passage qui décrit rapidement l’état de l’information, donc de la connaissance des événements, de différents groupes des diverses populations, et, sans doute également (c’est notre sentiment), des groupes dirigeants dans divers domaines. En fait, Salbuchi décrit le désordre extraordinaire qui règne dans l’agencement, l’organisation, la distribution et le choix des nouvelles (informations) par les puissants et très nombreux canaux de communication. Salbuchi se trouve là un point délicat de son exposé puisque, par ailleurs, il rappelle la théorie du Manufacturing Consent (“la manufacture du consentement”, ou “la fabrication du consentement”) , selon Noam Chomsky :
« Le rôle des médias dominants occidentaux - TV, radio, Internet, journaux, magasines, information distrayante - n’est pas d’éclairer l’opinion publique mais au contraire de la noyer sous des données brutes et de la forcer à en faire l’ interprétation que souhaitent les Maîtres du Pouvoir Mondial. Les médias sont les instruments qui présentent ces données de manière à générer une vision du monde qui engendre des interprétation spécifiques qui elles-mêmes conduisent à des conclusions spécifiques qui produisent un soutien (ou une acceptation) populaire de leurs buts et de leurs objectifs... »
La curiosité du propos est que Salbuchi fait voisiner cette théorie de Chomsky, qui exige nécessairement une grande coordination, un arrangement impeccable, une unité et une coordination dans le travail de la machine médiatique (nécessairement pro-Système, au service du Système, etc.), avec les constats qu’il fait de la situation telle qu’il la ressent à la fin de cette année 2013. Ce qu’il décrit alors, dans ce deuxième cas, c’est un flot ininterrompu d’informations, finalement incontrôlé, d’où il est extrêmement difficile de sortir une vision cohérente, y compris et même de plus en plus à l’avantage du Système, par le fait même du flot et de son désordre. Là-dessus, des forces diverses travaillent pour pousser à effectuer tel ou tel rangement, selon les intérêts de ces forces. Le spectacle est loin de l’image d’une “manufacture du consentement”, ou même d’une version postmoderne de la “servilité volontaire” de La Boétie si l’on veut, ou de la servilité imposée de façon à paraître pour ceux qui pourraient en juger de manière critique, comme s’il ne s’agissait pas de servilité, et comme si elle n’était volontaire en aucun cas.
Toutes ces considérations elles-mêmes semblent mises en question lorsque Salbuchi développe ces appréciations : « Un "Top Ten de 2013" serait tout à la fois évident et incomplet. Evident parce que les événements clés de l’année sont évidents : la guerre civile en Syrie, en Irak et en Egypte ; la démission et le remplacement du pape à Rome, le météore qui est tombé sur Chelyabinsk, en Russie ; la mort de Hugo Chavez au Venezuela ; les fuites de la NSA par le whistle-blower Snowden ; le shutdown irresponsable de Washington ; etc... Et incomplet parce que des myriades d’autres évènements clés ne seraient pas cités, ne serait-ce que parce que les médias globaux ont choisi de les déformer, de les amoindrir ou pire encore de les passer sous silence.
»Et donc, le fait que tant de choses arrivent en tant d’endroits à tant de gens, rend non seulement impossible d’en suivre le cours, mais nos esprits sont submergés par la quantité et le rythme accéléré des informations qui sont déversées quotidiennement sur nous. Nos cerveaux ne peuvent pas traiter tout cela assez vite ; nos intellects ne parviennent pas à en comprendre le sens, à comprendre ce qui est vraiment en train de se produire derrière le voile que tendent les médias.
»Nous n’avons jamais dans toute l’histoire humaine été aussi bien informés qu’aujourd’hui et pourtant la vaste majorité des gens n’a pas la moindre idée de ce qui est réellement en train de se passer dans ce triste monde. C’est parce que, si les médias globaux super high-tech nous abreuvent des quantités de données, elles nous fournissent rarement le "mode d’emploi" pour relier les points comme il faut. Croyez-moi, relier les points comme il faut fait toute la différence ; la même différence qu’entre avoir une BMW en pièces détachées dans votre garage (sans qu’il en manque un seul boulon) et l’avoir d’une seule pièce et prête à démarrer...
»"L’opinion publique globale" actuelle est un exemple parfait de ce que je viens de dire : elle est faite de milliards de "citoyens bien informés" de tous les "éléments, écrous et rouages" de ce monde complètement fou. Mais demandez à un de ces citoyens de mettre tout ça en ordre, d’utiliser les bons outils et d’ensuite produire une synthèse qui ait du sens, et là vous verrez son regard se vider comme celui du fameux Homer Simpson. Si vous ne l’avez pas encore compris, raisonner en dehors du cadre officiel c’est justement cela qu’a essayé de faire la presse alternative qui se développe de plus en plus : RT, PressTV, Telesur, HispanTV… »
- “Fabrication du consentement” si l’on veut, mais “consentement à quoi ? Lorsque la presse-Système la plus huppée vous désigne en juin-juillet 2013 Snowden comme un traître immonde tout juste bon à être liquidé dans une impasse sordide de Hong Kong, puis bientôt de Moscou, et qu’elle vous le présente en janvier 2014 quasiment comme un héros qui mérite l’amnistie et un retour presque triomphal aux USA ? Lorsqu’un esprit aussi enlevé plutôt qu’élevé que John Kerry vous confie que Bachar Al Assad c’est Hitler, fin août 2013, en agitant la certitude d’une attaque US contre l’immonde, pour affirmer, moins de deux mois plus tard, que ce Assad est finalement un type très bien ? (Le Guardian, cité le 8 octobre 2013 : « The United States and Russia are “very pleased” with progress in destroying Syria’s chemical weapons stocks, US secretary of state John Kerry said on Monday. He offered some rare, if qualified, US praise for Syrian president Bashar al-Assad. ») D’accord, le Système travaille pour “fabriquer le consentement”, mais il ne sait plus lui-même de quoi est fait la chose à laquelle il importe de consentir. D’ailleurs, Salbuchi en a bien conscience, qui salue des prises de conscience diverses, des actes de résistance sporadique, qui note qu’on ne sait même plus quelle crise compte tant il y a de crises, et que plus personne ne parvient à les suivre. (La NSA, elle, peut le faire, dira-t-on, et depuis des années, elle qui surveille tout, sait tout, surveille tout ... D’accord, mais voyez le résultat, elle qui n’a même pas su distinguer un Snowden qui complotait sa défection d’un Alexander trônant dans sa salle d’opération inspirée de Star Trek, elle qui empile tous ses méga datas à coups de chaussures à clou type Dupond-Dupont.) Le Système, finaud et agitant des théories séduisantes parce que radicales, a semé le désordre partout ; mais ce désordre ainsi répandu a très rapidement essaimé vers lui-même, revenu dans un blowback classique, si bien qu’aujourd’hui ce même Système est certainement la référence classique du désordre. Comment, dans ces conditions, manufacturer le consentement ,
Finalement, l’impression générale qui ressort de ce tableau, qui est celui de l’année 2013 poursuivie et amplifiée en 2014, c’est celui d’un dessin général où toutes les lignes se déforment, où tous les schémas se troublent. Le Système avait raffiné, depuis les années 1980 et la théorie de Chomsky, sa “manufacture du consentement” en organisant, dans les réseaux encore perçus comme un prolongement de la presse-Système avec une dissidence négligeable et marginalisée, une sorte de système de cloisonnement qui séparait le public en groupes sans contacts entre eux, recevant chacun les informations de leurs centres d’intérêt travaillés dans le sens qu’on imagine, donc aboutissant à une opinion publique morcelée, désinformée sauf pour les dissidents marginaux. Ainsi la “manufacture du consentement” avait-elle pris la place de la “servilité volontaire” qui résistait de moins en moins devant ce torrent d’informations. Mais, depuis 2007-2008, la machine s’est grippée, non pas au niveau du public qui continue à être cloisonné, mais au niveau des “manufacturiers” qui ne sont plus capable d’offrir une production cohérente, rassurante, triomphante. Les dissidents marginalisés ont profité de cette circonstance pour se dé-marginaliser et occuper un rôle de plus en plus important. Le résultat est que les cloisonnements subsistent certes, mais ils ne cloisonnent plus des “consentements” divers mais des mécontentements, voire des colères également diverses, qui engendrent des effets inattendus par mécanismes indirects. « Je pense qu’à une époque antérieure, quelqu’un comme Snowden aurait été condamné de façon bien plus universelle », écrit John Glaser, de Antiwar.com.
Aujourd’hui, l’enjeu est devenu d’observer à quel moment l’une ou l’autre cloison va sauter, permettant la réunion de colères différentes pour susciter un mouvement généralisé. Effectivement, s’il est aisé de cloisonner des “consentements”, il est infiniment difficile, et potentiellement explosif de garder cloisonnées différentes colères catastrophiques évoluant chacune dans un mode paroxystique, avec une myriades de crises que nul ne parvient à étouffer dans les directions politiques du Système. Face à cette possibilité, le Système, qui est désormais occupé à se déchirer lui-même, est de plus en plus complètement désarmé, parvenant au paradoxe de se créer lui-même des cloisonnements contradictoires avec son incapacité de maintenir une unité de vue dans ses propres rangs. Ainsi la “manufacture du consentement” tend-elle à complètement le céder à une “manufacture du mécontentement”. Salbuchi, finalement, en est complètement convaincu...
« ...A l’orée de 2014, nous savons enfin quoi faire. Nous savons que nous devons arracher nos pays au pouvoir illégitime de l’Elite Mondialisée qui se les ait appropriés pour tenter de les fondre dans le gouvernement mondial qu’ils veulent mettre en place. Mais nous devons le faire avec intelligence. Cette prise de conscience qui gagne de plus en plus de terrain au point qu’elle s’est traduite par des actes est un événement clé de 2013 ; elle se rapproche du point crucial qui permettra de faire quelque chose contre le désordre global dans lequel on nous a jetés. Cela sera-t-il l’événement clé de 2014 ? Une fois que le point de non retour est atteint, les choses se mettent à bouger rapidement, dramatiquement et souvent de manière inattendue. »
Philippe Grasset
Traduction des parties en Anglais : Dominique Muselet