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L’Arc de la Justice et le Long Terme : Espoir, Histoire, et Imprévisibilité (Tom Dispatch)

En Amérique du Nord, certaines nymphes de cigales mènent une existence souterraine pendant 17 ans avant d’émerger, à l’âge adulte. De nombreuses graines restent en sommeil pendant une période plus longue encore, avant qu’un dérangement quelconque ne provoque leur germination. Certains arbres produisent des fruits, longtemps après la mort de ceux qui les plantèrent, à l’image d’un poirier du Massachusetts, qu’un Puritain planta en 1630, et qui continue à donner des poires, d’une tout autre douceur que l’essentiel de ce que ces fondamentalistes apportèrent sur ce continent. Il arrive que des siècles séparent la cause de l’effet ; ou encore que l’arc de l’univers moral de Martin Luther King, qui tend vers la justice, décrive une courbe dont la longueur est telle, que beaucoup ne la distinguent pas ; ou enfin qu’on ne trouve pas l’espoir en se projetant dans le futur, mais en revenant sur le passé, afin d’étudier la trajectoire de cet arc.

Il y a trois ans, à cette période de l’année, après qu’un jeune Tunisien se fut immolé pour dénoncer les injustices, le Printemps Arabe était au bord de l’éruption. Un homme plus jeune encore, un rappeur connu sous le pseudonyme El General, était sur le point de se faire arrêter à cause de « Rais Lebled » (version légèrement modifiée de l’expression « chef de l’état »), une chanson qui allait contribuer à lancer la révolution en Tunisie.

Quelques semaines avant l’éruption des révolutions, tunisienne ou égyptienne, personne n’imaginait qu’elles allaient survenir. Personne ne les avait prévues. Personne n’évoquait le monde arabe, ou l’Afrique du Nord, comme des lieux dotés d’un appétit féroce pour la justice, ou la démocratie. Personne ne disait grand-chose de la force que pouvait constituer, en cette région du monde, un pouvoir désarmé. Personne ne savait que la germination des graines était en cours.

Le rôle que le hip-hop joua dans le Printemps Arabe, en constitue un aspect mineur, mais saisissant. Même si le gouvernement étatsunien exporte souvent la répression – à titre d’exemple, son soutien, dont le montant s’élève à plusieurs milliards, à l’armée égyptienne, et ce pendant des décennies – la culture américaine peut représenter tout autre chose et, dans bien des cas, c’est ce qu’elle fit.

Henry David Thoreau écrivit des livres que peu de gens lurent, à l’époque de leur publication. Tout le monde connaît la phrase que ses invendus lui inspirèrent : « Je possède désormais une bibliothèque d’à peu près 900 volumes, et j’en ai écrit moi-même plus de 700 ». Mais un avocat sud-africain, d’origine indienne, du nom de Mohandas Gandhi, lut les ouvrages de Thoreau sur la désobéissance civile, dans lesquels il trouva des idées qui l’aidèrent à combattre la discrimination en Afrique, puis à libérer son propre pays de la domination britannique. Martin Luther King étudia Thoreau et Gandhi, et mit leurs idées en pratique aux États-Unis, tandis qu’en 1952 le Congrès National Africain, avec en son sein le jeune Nelson Mandela, collaborait avec le Congrès Indien d’Afrique du Sud, pour mener des campagnes de désobéissance civile. On aimerait pouvoir écrire une lettre à Thoreau, pour tout lui raconter. Il n’avait aucun moyen de savoir que ce qu’il plantait continuerait à porter ses fruits, 151 ans après sa mort. Mais le passé n’a pas besoin de nous. Le passé nous guide ; le futur a besoin de nous.

Une bande dessinée influente, traitant de la désobéissance civile et de Martin Luther King, que le Mouvement de la Réconciliation publia aux États-Unis en 1957, fut traduite en arabe, et distribuée en Égypte en 2009, quatre décennies après la mort de King. Si l’on ne peut mesurer l’effet qu’elle produisit, il semble bien qu’elle ait eu un impact sur le soulèvement égyptien, ce mélange étourdissant de médias sociaux, pressions extérieures, combats de rue, et manifestations de masse.

De temps à autre, le passé explose, et de nombreux évènements qui, en leur temps, semblaient n’avoir rien accompli, effectuent leur travail, mais avec lenteur. Dans un passé récent, ceux qui exigent des garanties, soit de résultats immédiats, soit de retour sur investissement, ont qualifié d’échecs, les plus belles des initiatives transformatrices. Le Printemps Arabe commence à peine, et si certaines des nations participantes traversent leur équivalent de la Révolution Française, il n’est pas inutile de se souvenir que la France, en dépit de la Terreur et de l’ère napoléonienne, n’est jamais revenue, ni à la monarchie absolue, ni à la croyance selon laquelle une telle situation pouvait se légitimer. C’était la pagaille, il y a eu du mieux, le travail n’est toujours pas achevé.

On pourrait dire la même chose du bouleversement sud-africain, auquel Nelson Mandela servit de catalyseur. Il améliora les choses, il ne les améliora pas suffisamment. Il convient de signaler également, que la fin de l’apartheid ne libéra pas seulement la population non blanche d’un pays, mais aussi un sentiment de pouvoir, de contingence, qu’éprouvèrent tant de celles et ceux qui, dans le monde entier, avaient participé aux boycotts et autres campagnes pour mettre fin à l’apartheid, au cours de cette période miraculeuse qui vit également, entre 1989 et 1991, l’effondrement de l’Union Soviétique, les révolutions victorieuses d’Europe de l’Est, le soulèvement étudiant de Pékin, et marqua aussi le commencement de la fin, pour de nombreux régimes autoritaires d’Amérique Latine.

Au cours de la période d’espérance qui suivit cette transformation, Nelson Mandela écrivit, « L’effort titanesque qui amena la libération de l’Afrique du Sud et garantit la libération totale de l’Afrique, constitue un acte de rédemption pour les peuples noirs de ce monde. Il s’agit également d’un don émancipateur fait à ceux qui, parce qu’ils étaient blancs, s’infligèrent un lourd fardeau, en endossant les habits de souverains de l’humanité toute entière. Il dit à tous ceux qui veulent bien écouter et comprendre, qu’en mettant fin à la barbarie de l’apartheid, fruit de la colonisation européenne, l’Afrique a, une fois de plus, contribué à la marche en avant de la civilisation humaine, et repoussé encore les frontières de la liberté, partout dans le monde ».

Congo Square

L’arc de la justice est long. Il passe par la Nouvelle-Orléans, la ville où je suis retournée, à maintes reprises, depuis le passage de l’ouragan Katrina. C’est de cette manière que j’essaie de comprendre, pas seulement le désastre, mais la communauté, la culture, et la continuité, trois choses que la ville possède, plus que tout autre endroit de la nation. Le hip-hop vient en ligne directe du South Bronx, mais si l’on observe ceux qui furent, dans les années 70, les fondateurs de ce genre de musique, on constate que certaines de leurs figures proéminentes étaient caribéennes ; quant à leurs musiques formatrices, qui comprenaient le ska, le reggae, elles étaient imprégnées de l’influence de la Nouvelle-Orléans. (De surcroît, Donald Harrison, Jr., ce natif de la ville, et figure majeure du jazz, fut l’un des mentors d’un des premiers rappeurs de New York, Notorious B.I.G.)

L’observation de la Nouvelle-Orléans, donne à voir un exemple stupéfiant de survie de la culture – et de culture de la survie.

Il faut peut-être avoir fait ce que je faisais au début de l’année 2011 – à la Nouvelle-Orléans, j’essayais de démêler les origines de la musique américaine – pour que vous stupéfie la façon dont tant de ses composantes essentielles provinrent d’Afrique au dix-huitième siècle et au début du dix-neuvième avant, pour certaines d’entre elles, d’y retourner, au cours de ces dernières années. J’étudiais des cartes, je cartographiais moi-même, en réfléchissant à la meilleure manière de porter sur une carte les chemins de fortune que les objets immatériels empruntent, pour traverser le temps et l’espace.

De toutes les cartes que j’ai vues, la plus triste est celle, publiée à de nombreuses reprises, du commerce triangulaire, un cercle vicieux qui n’est même pas un cercle. Elle décrit les itinéraires que suivaient les négociants européens des dix-huitième et dix-neuvième siècles, qui transportaient des biens manufacturés, de leur continent vers l’Afrique Occidentale, où ils les échangeaient contre des êtres humains, que l’on transportait ensuite aux États-Unis et aux Caraïbes, pour les y échanger contre des matières premières, en particulier le sucre, le rhum, et le tabac. Cette carte nous raconte l’histoire de gens, dont on fit des outils, ou des produits de base, mais elle ne nous dit rien de ce que ces peuples réduits en esclavage, apportaient avec eux.

On les avait dépouillés de tous leurs biens, de tous leurs droits, mais leurs crânes transportaient leur mémoire, leur culture, leur faculté de résistance. Plus qu’aucun autre endroit des États-Unis, la Nouvelle-Orléans permit à ces trois choses de s’épanouir pendant la longue période obscène de l’esclavage, et le soulèvement d’esclaves le plus important se déroula dans ses environs, en 1811 (au nombre de ses participants, figuraient deux jeunes guerriers ashantis, qui étaient arrivés à la Nouvelle-Orléans à bord de vaisseaux négriers, cinq ans plus tôt). Entre le milieu du dix-huitième siècle et les années 1840, les esclaves de la Nouvelle-Orléans eurent l’autorisation de se rassembler sur la place située aux abords de la vieille ville, qui s ‘appelait alors – et s’appelle toujours – Congo Square.

En 1819, le visiteur H. C. Knight écrivit ces lignes célèbres, « Le dimanche soir, les esclaves africains se rassemblent sur la pelouse, à proximité du marais, et leurs danses congolaises ébranlent la ville ». Ned Sublette, le grand historien de la musique, observe qu’il s’agit là de la première utilisation du verbe « rock » pour parler de musique, et fait remarquer dans son merveilleux livre, The World That Made New Orleans, que le premier disque du rock and roll, « Good Rockin’ Tonight’ », par Roy Brown, qui date de 1947, fut enregistré une rue plus loin.

Entre les deux dates, ce que les africains avaient amené avec eux, s’était métamorphosé au sein de la ville, une métamorphose qui se poursuit : on sait que la culture noire des environs de Congo Square donna naissance au jazz, ainsi qu’à certaines variétés et influences importantes du rhythm and blues, de même qu’à certains de ses interprètes ; puis vint le funk, et enfin le hip-hop. Le funk naquit en partie d’influences afro-cubaines, en partie de la tradition afro-américaine des Indiens de Mardi Gras – qui ne sont pas des Indiens d’Amérique, mais des Afro-Américains de la classe ouvrière. Leurs rites élaborés, leurs tenues recherchées, rendent un hommage officiel aux Amérindiens qui recueillirent les esclaves fugitifs (et qui, parfois, fondèrent avec eux des familles), mais ressemblent à s’y méprendre aux costumes africains ornés de perles. Les Indiens de Mardi Gras continuent à défiler, non seulement ce mardi-là, mais d’autres jours également, au cours desquels ils scandent, chantent, se lancent des défis en chansons. L’une des mélopées récurrentes proclame, « Nous ne nous plierons pas ».

Bien qu’il ne s’agisse pas de son aspect le plus connu, la Nouvelle-Orléans est aussi une ville associée à l’idée de résistance – depuis les révoltes des esclaves de la fin du dix-huitième et début du dix-neuvième siècle, en passant par Homer Plessy, qui ouvrit une brèche dans la politique ségrégationniste, à la fin du dix-neuvième siècle, jusqu’à Ruby Bridges, l’enfant de six ans qui, en 1960, fut la première à intégrer une école blanche dans le Sud. L’espace de temps n’est pas si long qu’il y paraît : Fats Domino, l’un des pères fondateurs du rock and roll, vit toujours dans le Lower Ninth Ward, où il possède une maison. La sage-femme qui le mit au monde, à quelques rues de là, était sa grand-mère, une esclave de naissance.

Herreast Harrison est une septuagénaire, native de la Nouvelle-Orléans ; mère du jazzman Donald Harrison, Jr., veuve d’un chef Indien de Mardi Gras, elle est l’une des forces vives de la ville, dont elle cherche à préserver la culture, et voici ce qu’elle me dit de la culture des Indiens de Mardi Gras :

« Mais ces groupes se souvenaient de leur patrimoine culturel, et préservaient cette mémoire, par la pratique, ainsi tout le monde partageait cette mémoire de leurs passés respectifs. Et quand ils se trouvaient là, ils étaient libres. Ils reprenaient courage. Ils étaient eux-mêmes. En dépit des restrictions, qui frappaient le moindre aspect de leurs vies. Alors qu’ils auraient dû avoir envie de dire, « Nous ne sommes rien », à cause du lavage de cerveau permanent, destiné à les convaincre qu’ils étaient des moins que rien … ils ne le faisaient pas, ils rappelaient cette culture à leur mémoire. Et aujourd’hui, cette musique a trouvé sa place dans le monde ».

Ce à quoi son fils, Donald Harrison, Jr., ajouta :

« En ce qui concerne la culture, Congo Square eut une autre signification, très importante, la conscience que quoiqu’il vous arrive dans la vie, vous transcendez la culture, et vous bénéficiez de l’aide de Congo Square pour cela. Le lieu vous transcende, vous met dans un état transcendantal, de sorte qu’à ce moment vous êtes libre. Encore aujourd’hui, tel est le pouvoir de la musique, et c’est la raison pour laquelle elle nous rassemble. Un moment de liberté est à vous, à l’intérieur duquel vous transcendez tout ce qui se déroule autour de vous. C’est ce que Berthold Auerbach a exprimé, en termes si éloquents : « La musique libère l’âme de la poussière que dépose la vie quotidienne ». À ce moment-là, vous devenez libre, voilà pourquoi la musique a maintenant sa place dans le monde. Tout le monde désire un moment de transcendance. Il vous pénètre, et vous savez où vous rendre pour être libre. Peu importe que vous vous trouviez en Norvège, en Amérique du Sud, ou à Pékin, vous vous dites, « cette musique me libère ». Donc, au fond, Congo Square libère le monde. Cette place donne leur liberté à tous ceux qui l’approchent ».

Dans mon dernier livre, Unfathomable City : A New Orleans Atlas, j’ai essayé de transmettre ce que la musique de la Nouvelle-Orléans a donné au monde, sur une carte intitulée « Répercussions : Rythmes et Résistances, de Part et d’Autre de l’Atlantique ». Ces émigrés involontaires, que les négriers avaient transportés, étaient censés ne rien posséder, mais ce qu’ils avaient parvient toujours jusqu’à nous, se propage, libère.

Ce que nous appelons le Printemps Arabe, était avant tout le Printemps Nord-Africain – tunisien, égyptien, libyen – trois pays où où le hip-hop était déjà parvenu. En fait, cette musique est devenue un moyen universel d’entrée en dissidence, depuis l’état indigène d’Oaxaca, au Mexique, jusqu’au Caire, en Égypte. Ce qui ne veut pas dire que tout va pour le mieux, dans le meilleur des mondes (ou que le hip-hop ne sert jamais le consumérisme, ni la misogynie). Cependant, cela doit nous faire garder à l’esprit que, même dans les circonstances les plus horribles, quelque chose de remarquable a non seulement survécu, mais s’est développé, épanoui, pour finalement parvenir à l’autre bout de la Terre.

Cela fera bientôt trois ans que jaillirent les premières étincelles du Printemps Arabe, et il serait sans doute plus sage de considérer que, lui aussi, n’en est qu’à ses débuts, plutôt que de dire qu’il a fait fiasco. Plus de deux ans après que les premiers membres d’Occupons Wall Street eurent commencé à lever le camp qu’ils avaient établi dans le parc Zuccotti de Lower Manhattan, ce mouvement n’est pas non plus terminé, même si presque tous les campements ont perdu des forces, et même si le combat adopte de nouveaux noms : Occupy Sandy, Strike Debt, bien d’autres encore. Tout continue à se métamorphoser : il semble préférable d’envisager les bouleversements sociaux sous cet angle, plutôt que sous celui de la nécrologie, des épitaphes.

Cartographie de l’Imprévisible

À chaque fois que j’observe ce qui m’entoure, je me demande quelles sont les vieilleries qui porteront bientôt leurs fruits, quelles sont les institutions, en apparence solides qui, sans doute, atteindront sous peu leur point de rupture, enfin quelles sont les graines que nous plantons peut-être en ce moment-même, et dont la récolte surviendra à un moment du futur que nous ne pouvons prévoir. La plus magnifique des personnes que j’ai rencontrées en 2013, m’a cité un passage de Michel Foucault : « Les gens savent ce qu’ils font ; ils savent souvent pourquoi ils le font ; mais ils ignorent l’effet produit par ce qu’ils font ». Quelqu’un sauve une vie, ou éduque un individu, ou encore lui raconte une histoire, qui bouleverse ce que cette personne présumait. La transformation peut être subtile, cruciale, ou même susceptible de changer le monde, l’année prochaine ou dans un siècle, voire un millénaire. On ne peut pas toujours en retrouver la trace, mais les choses, comme les êtres, ont une généalogie.

Dans son prochain livre, The Rise : Creativity, the Gift of Failure, and the Search for Mastery, Sarah Lewis raconte comment au Texas, dans la ville d’Austin, un adolescent blanc, du nom de Charles Black, entendit dans les années 30 un trompettiste noir qui modifia sa façon de penser – et transforma nos vies, par la même occasion. La beauté de la musique de Louis Armstrong, un jazzman de la Nouvelle-Orléans, le fascina, le transforma, au point qu’il commença à remettre en question le monde qui appliquait la ségrégation, dans lequel il avait grandi. Ainsi qu’il se le remémorait, plusieurs dizaines d’années après, « On ne peut surestimer la signification de ce moment où un garçon sudiste, âgé de seize ans, perçoit, pour la première fois, le génie chez un noir ». En 1954, en tant qu’avocat spécialisé dans l’égalité raciale et les droits civiques, il devait contribuer à l’abolition de la ségrégation, à l’échelle nationale, en assistant les plaignants dans l’affaire Brown v. Board of Education, cette jurisprudence de la Cour Suprême qui mit fin à la ségrégation (et revint sur le jugement de l’affaire Plessis v. Ferguson, le procès anti-ségrégation, intenté et perdu à la Nouvelle-Orléans 60 ans auparavant).

Comment explique-t-on l’effet que produit la musique de Louis Armstrong ? Est-il possible de dessiner une carte des États-Unis, sur laquelle les notes jouées par un trompettiste dans les années 30, parviendraient, dans le passé, aux oreilles des esclaves qui initièrent les moments de libération de Congo Square, et dans le futur, à celles des membres de la Cour Suprême, en 1954 ?

Ou encore, comment cartographie-t-on la manière dont la capture de trois jeunes auto-stoppeurs américains par des garde-frontières iraniens en 2009, sur la frontière entre l’Irak et l’Iran, puis leur emprisonnement – pendant 781 jours pour les hommes – devint le prétexte à des pourparlers secrets entre les États-Unis et l’Iran, qui menèrent à la signature, le mois dernier, de l’accord intérimaire sur le nucléaire ? Est-on capable de dessiner une carte du monde, sur laquelle trois jeunes idéalistes en balade sont faits prisonniers, et deviennent des catalyseurs ?

Shane Bauer, l’un de ces trois prisonniers, écrivit, après s’être retourné sur le passé, « En prison, l’une de mes craintes était que notre détention n’allait servir qu’à alimenter l’hostilité entre l’Iran et les États-Unis. Il est bon de savoir que ces deux années cauchemardesques ont abouti à quelque chose, qui pourrait contribuer à l’amélioration de la situation préalable ».

Plus loin, il ajoutait :

« Si notre tragédie a montré la voie d’une ouverture possible entre l’Iran et les États-Unis, c’est qu’un grand nombre de personnes travaillaient avec ardeur pour mettre fin à notre calvaire. Pour y parvenir, nos amis, nos familles, durent s’évertuer à bâtir un pont entre l’Iran et les États-Unis, à un moment où les deux gouvernements refusaient de le faire eux-mêmes. Sarah [Shourd, la troisième prisonnière] n’est pas politicienne, et n’a aucunement l’intention de le devenir, mais lorsqu’ils la relâchèrent, un an avant Josh et moi, elle se métamorphosa en une diplomate aguerrie, tenace, qui renforça les liens entre le Sultanat d’Oman et les États-Unis, et ce sont ces relations qui, en fin de compte, ouvrirent la voie menant à ces pourparlers ».

Il y a dix ans, j’avais commencé à écrire sur le sujet de l’espoir, un choix qui n’a rien à voir avec l’optimisme. L’optimisme nous dit que, quoiqu’il arrive, tout ira bien, tout comme le pessimisme nous dit que, quoiqu’il arrive, l’avenir sera funeste. L’espoir réside dans la perception du grand mystère qui régit tout, dans le fait de savoir que nous ne savons pas comment tout cela finira, et que tout est possible. Il trouve sa signification dans le fait d’admettre que la musique produite par une trompette lors d’un bal étudiant à Austin, au Texas, puisse retentir à la Cour Suprême, vingt ans plus tard ; qu’une randonnée malencontreuse à travers des pays limitrophes, puisse aider deux pays à envisager autre chose que la guerre ; qu’Edward Snowden, employé d’une société militaire privée sous contrat avec la N.S.A., et surprise la plus étonnante de l’année, puisse se rebeller contre les sinistres violations de la vie privée que pratique cette agence, et être lui-même surpris par la véhémence des réactions, dans le monde entier, à la diffusion des informations dont il a organisé la fuite ; enfin que la culture qui dut quitter l’Afrique, il y a plus de deux siècles, puisse revenir sur ce continent sous la forme d’un instrument de libération — que nous ignorons l’effet produit par ce que nous faisons.

Ce poirier du Massachusetts produit toujours des fruits, plus de 400 ans après avoir été planté. Celui qui planta cet arbre fut également l’un des instigateurs de la Guerre des Pequots de 1637, au cours de laquelle cette tribu fut quasiment décimée. « Les survivants furent vendus comme esclaves, ou abandonnés aux tribus voisines. Les colons allèrent jusqu’à prohiber l’usage du nom Pequot, "de façon à extirper le souvenir de leur passage sur cette terre" comme l’écrivit, selon le New York Times, l’un des meneurs du groupe d’attaque ».

Par la suite, et pendant des siècles, on décrivit cette nation amérindienne comme un groupe disparu, liquidé, inexistant. Lorsque, par hasard, il en était fait mention dans des textes, c’était au passé. Pourtant, dans les années 70, les Pequots obtinrent leur reconnaissance fédérale, ce qui leur permit de bénéficier des droits qui sont ceux des tribus amérindiennes, en tant que «  nations souveraines sujettes » ; dans les années 80 ils ouvrirent une salle de bingo, sur le territoire de leur réserve, dans le Connecticut ; dans les années 90, celle-ci devint le plus grand casino du monde occidental. (Je signale que je ne suis pas une joueuse acharnée, par contre je suis une lectrice assidue de récits à l’issue incertaine).

Au moyen des revenus énormes que leur procura cette opération, la tribu finança un musée d’histoire amérindienne, qui ouvrit en 1998 et qui, lui aussi, est le plus grand de sa catégorie. Depuis la crise financière de 2008, le nouvel empire des Pequots traverse une période difficile, mais le simple fait qu’il ait vu le jour stupéfie, plus de 150 ans après qu’Herman Melville eut placé au cœur de son roman Moby Dick un navire appelé le Pequod, en précisant qu’il lui avait donné le nom d’un peuple « aujourd’hui disparu, comme les Mèdes ». Existe-t-il, dans toute la Nouvelle-Angleterre, une cote plus élevée que celle donnée à un peuple, porté disparu depuis longtemps, dans le cas où il finirait par bénéficier de l’optimisme de voisins, peu doués pour les probabilités ?

Pendant ce temps, ce poirier continue à donner des fruits ; pendant ce temps, le hip-hop continue à véhiculer la dissidence politique, qu’elle soit celle des Inuits de l’extrême Nord, ou celle de l’Amérique Latine ; pendant ce temps, les relations avec l’Iran empruntent une route sinueuse, mais qui s’écarte de la guerre, depuis peu.

Je vois bien, que le tissu législatif de mon pays s’effiloche ; je vois bien, que le changement climatique s’accélère. Ce moment de l’histoire comporte des aspects terribles ; par exemple, on sait, avec certitude, que les conséquences de ce changement climatique vont empirer (même si l’ampleur de cette aggravation dépend encore de nous). Je comprends également que nous ne savons jamais vraiment comment la pièce se terminera, que souvent le plus improbable des évènements se produit, que nous sommes une espèce très résistante, innovatrice, qu’il y a parmi nous bien plus d’idéalistes qu’il n’est bon de le reconnaître, dans le monde des affaires et des partisans du statu quo.

Ce que j’ai appris en premier lieu à la Nouvelle-Orléans, après le passage de l’ouragan Katrina, c’est le degré de calme, d’ingéniosité, de générosité, dont les gens pouvaient faire preuve dans les pires moments : la « Marine Cajun » qui arriva sur ses bateaux, pour porter secours aux personnes isolées, qui formèrent eux-mêmes des communautés d’assistance mutuelle, les centaines de milliers de volontaires, des Mennonites d’âge moyen aux jeunes anarchistes, qui arrivèrent par la suite pour contribuer au sauvetage d’une ville qu’on aurait pu laisser pour morte.

J’ignore ce qui doit advenir. Par contre, je sais avec certitude que, quoiqu’il advienne, une partie sera terrible, mais une autre partie sera miraculeuse, ce terme que nous réservons à ce qui est du domaine de l’absolument imprévisible, comme ces graines dont nous ignorions que la terre les retenait. Par-dessus tout, je sais que nous ignorons l’effet produit par ce que nous faisons. Comme Shane Bauer le fait remarquer, c’est faire qui est essentiel.

Rebecca Solnit

http://www.tomdispatch.com/post/175788/tomgram%3A_rebecca_solnit%2C_th...

Rebecca Solnit a co-dirigé Unfathomable City : A New Orleans Atlas, la suite de son livre Infinite City : A San Francisco Atlas, paru en 2010. Collaboratrice régulière de TomDispatch, cela fait neuf ans qu’elle rédige le dernier article de l’année pour ce site.

Copyright 2013 Rebecca Solnit

Traduction Hervé Le Gall

»» http://echoes.over-blog.com/2014/01/l’arc-de-la-justice-et-le-long-t...
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