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Brésil : Le miracle de la multiplication des voix, par Regina Novaes.

Au moment où il est beaucoup question en France de laïcité et de séparation des Églises et de l’État, et alors que l’Église catholique a toujours pesé un grand poids dans la vie politique en Amérique Latine, Regina Novaes nous offre un éclairage de l’imbrication de la religion -en particulier des sectes évangélistes- et de la politique au Brésil. Cet article est paru dans l’édition chilienne du Monde Diplomatique d’avril 2005, dirigée par Và­ctor Hugo de la Fuente.

JMH


Traduction de l’espagnol


La religion et la politique ne se mélangent pas ! Cela a été une des phrases les plus entendues pendant les élections municipales d’octobre-novembre au Brésil (1). Les autorités religieuses et les candidats de tous bords l’ont réitéré de nombreuses fois, mais c’est difficile à croire en voyant les titres des journaux et revues des deux plus importantes villes brésiliennes, Sao Paolo et Rio de Janeiro (citations de nombreux articles parus dans la presse).

Néanmoins, au Brésil, la séparation de l’Église et de l’État fait partie de l’idéal républicain depuis la fin du XIXe siècle. En contrepartie, les organisations évangélistes, les meneurs des religions spiritistes kardecistes (2) et afro-brésiliennes ont toujours exercé une influence sur la politique depuis leurs lieux de culte et ont participé aux accords électoraux, bien qu’avec des divergences idéologiques surprenantes, en termes de candidats et de partis. Mais un fait historique garantissait l’ordre des choses : puisque depuis le début du XXe siècle, près de 100 % des brésiliens se disaient fidèles au Vatican, l’hégémonie de l’Église Catholique était naturelle et ne suscitait pas de polémique.

Cent ans plus tard, le plus grand pays catholique du monde n’est plus le même. Selon les statistiques officielles, de décennie en décennie, l’Église Catholique a perdu une partie considérable de sa splendeur : en 1980, 88 % de la population se déclarait « catholique » ; en 2000, ils n’étaient pas plus de 73,9%. Un transfert des fidèles s’est effectué au bénéfice des courants évangélistes, en particulier pentecôtistes (3). Il y a dix ans, les évangélistes représentaient 13,5 millions de brésiliens (9,1%) ; actuellement, ils sont 26,2 millions (15,5 %). Entre 1990 et 1993, dans Rio de Janeiro et sa banlieue, on a construit cinq nouveaux temples évangélistes par semaine...


De la radio au Congrès

Les Églises pentecôtistes sont arrivées dans le pays au début du XXe siècle, mais leur première vague de croissance correspond aux débuts de l’industrialisation, dans les années 50, quand la radio était le moyen principal de transmettre des messages. Dans les années 60 et 70, les Églises ont bénéficié de concessions audiovisuelles octroyées par la dictature militaire. Ces concessions perdurèrent, dessinant ainsi la structure actuelle des moyens de communication. Les messes, les témoignages et les prières peuvent être suivies en direct à la radio. Les émotions que suscitent la « présence du Saint Esprit » sont diffusées à la télévision, où l’on aborde simultanément la Bible et les problèmes de la « vie réelle » : chômage, problème d’argent, difficultés sentimentales, alcoolisme, drogues et violence.
A coup sûr, les catholiques tirent parti des moyens de communication, mais la fragmentation et l’autonomie des organisations protestantes, historiques et/ou pentecôtistes, favorisent ces dernières. Bien qu’il n’y ait pas d’intention oecuménique de coopération et de dialogue entre les organisations, la présence des unes bénéficie aux autres et, du point de vue de la perception, l’ensemble gagne en visibilité, tant le message paraît identique.

Les diverses organisations évangélistes, spécialement celles de tendance pentecôtiste, sont concentrées à la périphérie des grands centres urbains et dans les zones agricoles limitrophes, où les émigrants, géographiquement et culturellement déracinés, abandonnés par les pouvoirs publics, sont à la recherche de meilleures conditions de vie. Malgré la présence des classes moyennes, les revenus et la scolarité des fidèles pentecôtistes renvoient à une religion de pauvres pour qui la conversion est synonyme de bénéfices matériels (nouveaux liens sociaux) autant que symboliques (un nouveau sens donné à la vie). Ce processus de conversion religieuse, qui modifie la vie privée, a envahi l’espace public.

La visibilité des évangélistes en politique a surgi après la dictature militaire, au moment de la réforme de la Constitution brésilienne (1988). Les différentes organisations unirent leurs forces pour que la nouvelle Constitution ne privilégie pas les catholiques, ni dans le calendrier, ni dans l’utilisation des espaces publics, ni dans la législation qui régule la philanthropie. A cette occasion, ils élirent 32 députés fédéraux qui, à partir d’un vaste éventail de différents partis politiques, formèrent le « groupe évangéliste ».

La législature de 1990 leur a accordé moins de poids, mais dans celles qui suivirent, le nombre de ses parlementaires augmentât. En 1998, 43 évangélistes furent élus. A elle seule, L’Église Universelle du Royaume de Dieu (IURD) a compté 15 représentants fédéraux et 26 députés de l’État dans 17 états et dans le district fédéral. Actuellement, 62 députés fédéraux sont évangélistes, dont 18 sont membres de l’IURD.

Le « groupe évangéliste » n’a ni unité partisane, ni unité idéologique. Il ne se regroupe que pour voter sur des questions « d’intérêt évangélique » ou morales (principalement, l’avortement et le mariage homosexuel) et s’allie, ponctuellement à une partie des députés catholiques ou des adeptes du spiritisme d’Allan Kardec. Si pour une élection de députés d’État ou de députés fédéraux, il peut brandir, à partir de références bibliques, les intérêts des Églises évangélistes « persécutées » par les autorités, majoritairement catholiques, cet argument perd de son efficacité pour des élections au scrutin majoritaire pour des postes de l’exécutif. En effet, les intendants, les gouverneurs et le président doivent gouverner pour tous. Dans ce contexte, le poids d’un attribut semblable « être évangéliste » ne peut pas être évalué plus qu’en relation à d’autres variables du jeu politique. Ce faisant, chaque élection en devient inédite puisqu’elle présente une configuration d’alliance et d’opposition déterminantes dans la bataille en question.

Voici un exemple, toujours cité quand on aborde ce thème : Anthony Garotinho, évangéliste, ex-gouverneur de Rio de Janeiro et ex-candidat à la Présidence de la République en 2002. En 1998, alors qu’il est membre du Parti Démocratique Brésilien (PDB), il est élu gouverneur de l’État de Rio de Janeiro, avec comme adjointe Benedita da Silva, évangéliste également, du Parti des Travailleurs (PT). Il est possible que les votes évangélistes aient constitué le facteur différentiel qui a permis à Garotinho de gagner l’élection, au-delà de sa pertinence politique et du profil de ses adversaires politiques du moment.

Pendant le scrutin de 2002 pour la Présidence de la République, Garotinho a obtenu un résultat significatif. Les voix en sa faveur (il s’était uni à ce moment avec le PSB) sont venues d’endroits où la fondation Record - contrôlée par l’évêque Edir Macedo, de l’IURD - a le plus de retransmissions radiophoniques et télévisées, et des régions de plus grande concentration en pentecôtistes. En d’autres termes, Garotinho a obtenu moins de voix dans les régions les plus catholiques du Brésil.

Deux ans plus tard, Luiz Paulo Conde, le candidat à l’Intendance de Rio de Janeiro aux élections de 2004, appuyé par Garotinho, affilié alors au Parti du Mouvement Démocratique Brésilien (PMDB), est arrivé en troisième position, malgré l’aide d’un collaborateur évangéliste de l’Assemblée de Dieu, derrière César Maia, réélu Intendant de la ville, qui a parié sur ses racines catholiques, et l’évêque Marcelo Crivela, de l’IURD. Ce dernier a pu compter sur une légion de fidèles volontaires pour faire campagne dans les rues de la ville.

La trajectoire de Garotinho et l’exemple de Rio de Janeiro montrent l’importance du phénomène religieux dans le contexte électoral, mais permettent de nuancer les affirmations de ceux qui ne voient que la croissance (toujours spectaculaire, linéaire et cumulative) du poids du vote évangéliste.
Un autre exemple permet de relativiser son impact. L’IURD, qui a ouvertement inauguré la participation des organisations évangélistes dans le combat politique, a perdu un nombre considérable de conseillers municipaux : il y a quatre ans, ils étaient 350 ; en 2005, ils ne seront que 70 à assumer ces fonctions dans les municipalités.

A Sao Paulo, toujours pendant les élections de 2004, le candidat qui se proclamait évangéliste, Francisco Rossi, a obtenu un mauvais résultat. Les deux candidats du second tour, l’Intendante sortante Marta Suplicy (PT) et le vainqueur final, José Serra - Parti de la Social Démocratie du Brésil (PSDB), de l’ex-président Fernando Henrique Cardoso, se sont affrontés pour capter l’électorat évangéliste. Puisque ces églises, très fréquentées, sont perçues comme des greniers d’électeurs, les candidats ont recherché l’appui des organisations, ont visité des temples et ont tiré profit des incitations au vote des pasteurs. En somme, l’offensive évangéliste a modifié le schéma antérieur selon lequel la politique se faisait avec dissimulation à l’intérieur des églises.


Conviction religieuse

Néanmoins, cela ne signifie pas que les évangélistes votent systématiquement selon les orientations du pasteur et qu’ils ne votent pas toujours -divisés en centaines d’organisations- pour les candidats qui partagent leur foi. Les luttes d’influence qui les opposent sur le plan religieux peuvent s’atténuer tout autant que se radicaliser en fonction des configurations électorales.

Ainsi, pour la société en général, l’attribut « évangéliste » n’est pas toujours bénéfique. L’image de ces croyants, ambiguë, transmet un mélange de respect - parce qu’ils se soumettent au contrôle social de leur Église - et de méfiance pour cause de fréquentes accusations de manipulations, charlatanisme et extorsion de fonds.

Alors, comment évaluer l’impact du « vote évangéliste » dans ce que l’on appelle « la culture politique brésilienne » ? Personne ne peut nier qu’il existe un certain type de « clientélisme religieux », peu compatible avec l’idée de citoyenneté supposée par l’idéal de la République laïque. Ainsi, il convient de souligner qu’indépendamment du fait religieux, le système des partis, inconsistant et fragile, favorise les migrations motivées par des intérêts personnels (un exemple en est l’ex-gouverneur Garotinho qui, en moins de trois ans, est passé par trois partis).

A propos des électeurs, ce ne sont pas les évangélistes qui ont, avec leur brusque apparition, détruit les « solides pratiques » de participation démocratique. Rien ne permet d’affirmer que ce « clientélisme religieux » est nécessairement pire que ce que l’on connaît historiquement comme le « clientélisme politique » : une pratique qui suppose la maintenance d’un cheptel électoral (4), de propriétaires terriens qui achètent les voix de leurs employés en échange de protection et/ou d’argent, le tout marqué de différentes formes de pression, qui peuvent aller jusqu’à des violences physiques.

La foi évangéliste repose sur des croyances et des mécanismes de conviction religieuse. De plus, les demandes sont nombreuses : les études montrent que les fidèles « pas satisfaits » changent aisément de pasteur, de temple et même d’organisation. Exiger un vote pour tel ou tel candidat peut mettre en danger l’adhésion à une Église. La combinaison entre une concurrence exacerbée et le système des partis, qui favorise la rotation et les alliances ad hoc, se transforme en un antidote contre les risques d’intolérance religieuse et d’une montée du fondamentalisme. La religion évangéliste fait quelquefois la différence aux élections car elle réunit les temples, motive les engagements, et parce qu’elle constitue un grenier de voix. Mais, en aucun cas, elle ne peut substituer le pragmatisme des pratiques politiques habituelles.

Par Regina Novaes
professeur à l’Université de Rio de Janeiro et coordinatrice de l’Institut d’études de la religion.


(1) Emir Sader, « El movimiento social brasileño se aparta de Lula », Le Monde Diplomatique, édition chilienne, janvier 2005.

(2) Allan Kardec, dont le véritable nom est Léon Hippolyte Rivail (1804-1869) est considéré comme le père du spiritisme. Son influence au Brésil est considérable.

(3) Les Églises pentecôtistes se considèrent comme témoins de « l’Évangile des quatre angles » (Jésus sauve, baptise, soigne et revient) ; Elles se situent dans la tradition protestante et baptiste et se réfèrent aux grands principes de la Réforme. Elles préconisent un respect absolu des « Écritures », avec un certain fondamentalisme.

(4) En portugais, « curral eleitoral » : littéralement « étable électorale ». Les électeurs sont comparés à du bétail.



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