Après qu’en 1992 une partie de la gauche algérienne a lancé un appel irrésistible à la direction militaire pour arrêter le processus électoral et mettre en prison les gagnants, voilà qu’en juin 2013 une partie de la gauche égyptienne s’associe aux auteurs d’un appel similaire à la direction de l’armée égyptienne pour destituer un président élu.
En janvier 1992, en Algérie et devant la perspective d’une victoire électorale des islamistes, une partie des progressistes laïques créent, à l’initiative en arrière-plan de la direction militaire du renseignement, un « Comité national de sauvegarde de l’Algérie » (CNSA), qui regroupe la direction de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), la centrale syndicale sous influence communiste, le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS – communiste), la direction de l’Union des entrepreneurs publics (chefs d’entreprises souvent issus du PAGS), et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) – un jeune parti laïque, balayé au premier tour de ces premières élections législatives pluralistes qu’ait connues ce pays (200 267 voix, soit 2,9% des votants), qui avait déjà appelé à « empêcher le second tour par tous les moyens » et, si besoin est, à « bloquer les carrefours et les aéroports ».
Ce CNSA s’autoproclame porte-parole de la « société civile » et appelle l’appareil militaire à intervenir pour empêcher une victoire des islamistes au second tour. Trois jours avant le scrutin, le 11 janvier 1992, la direction de l’armée, répondant à cet « appel irrésistible » du peuple, opère un putsch, contraint le président de la République à la démission et annule les élections.
Certes, comparaison n’est pas raison, mais on peut, sans aucun doute, supposer que les appareils militaires égyptiens du renseignement – les fameuses mukhabarât omniprésentes en Égypte - ont, au préalable, préparé le terrain « civil » du dernier putsch. On sait que, depuis un an, un véritable esprit d’obstruction s’est emparé des appareils d’État et des sociétés publiques, toutes sous influence. Les coupures d’électricité, par exemple, ont été systématiques, répétitives et régulières, suscitant et exaspérant la colère des habitants. Ces coupures et les pénuries de gaz et d’essence ont mystérieusement cessé dès la destitution de Mohammed Morsi. En point d’orgue, les appareils militaires ont, sinon fomenté, du moins encouragé et soutenu l’initiative des rassemblements de juin 2013 au Caire demandant la destitution du président islamiste élu, Mohammed Morsi.
Pour ce qui a été visible sur les chaînes de TV, ce sont des hélicoptères militaires qui ont jeté des drapeaux aux manifestants. Mais d’où viennent les milliers de portraits impeccables du général Sissi apparus comme par miracle juste après la lecture de son communiqué ? Pour ce qui n’est pas visible, les témoignages historiques en Égypte ou dans d’autres pays soumis à l’omniprésence des appareils de renseignements nous apprennent que ces appareils savent aussi bien rameuter et mobiliser les gens que fournir le matériel aux manifestants (drapeaux, photos, banderoles, slogans), l’eau et la nourriture, etc. Sans oublier une radio-télévision et une agence de presse officielles sous contrôle. Cela fait plus de cinquante ans - depuis Nasser - que ces appareils manipulent l’information. Qui peut dire combien de comptes Facebook ou Twitter sont tenus par des agents des mukhabarât ?
L’œuvre souterraine des services de renseignements militaires
Dans ces pays du « socialisme arabe », le renseignement militaire s’est, à l’instar du KGB soviétique, toujours donné un droit de regard sur la vie politique. Il est, dans ces pays, « le premier parti politique », a dit l’historien algérien Mohammed Harbi. C’est au nom de ce « socialisme arabe » que la majorité des progressistes de ces pays (Algérie, Libye, Égypte, Yémen du Sud, Syrie, Irak) ont, sans exception, pris le pouvoir ou y ont participé à la suite de putschs militaires, donnant aux appareils armés et à leurs bras sécuritaires une légitimité révolutionnaire désignée « progressiste et de gauche », aujourd’hui « laïque » – une image que ces appareils veillent à entretenir pour s’attirer les faveurs des gauches et des droites occidentales.
Or, la plupart des révolutions qui ont eu lieu dans les pays où le droit des gens n’existait pas se sont heurtées à la puissance de ces appareils militaires et ont conservé intactes leurs centrales de renseignement héritées des dictatures (Iran, pays ex-communistes, etc.). Toutes ces révolutions ont échoué en matière de libertés. Le seul changement radical a eu lieu en Allemagne de l’Est lorsqu’un pouvoir construit sur le droit des gens en Allemagne fédérale, après la défaite de 1945, a annexé la RDA et dissous purement et simplement la célèbre Stasi. Aucun changement de cette nature n’a pu se produire dans les pays du « printemps arabe ». En Turquie, il a fallu dix ans au gouvernement AKP pour s’estimer assez bien établi en vue de toucher aux directions des armées et des appareils sécuritaires.
Au Maroc et en Tunisie, les gauches n’ont gouverné que par la faveur du Prince : Hassan II a nommé un gouvernement Abderrahmane Youssefi, socialiste (1998-2000), et Bourguiba a laissé Ahmed Ben Salah (1961-1970) mener une expérience de « socialisme destourien ».
Or, aujourd’hui, à part une fraction tunisienne, représentée par Moncef Marzouki et un de ses principaux conseillers, qui a fait son aggiornamento et a sauté le pas, en considérant tous les Tunisiens, sans exception, comme des citoyens politiquement et électoralement égaux, les gauches arabes n’ont, au cours de leur histoire, jamais fait du droit des gens un préalable. N’étant arrivées au pouvoir que dans les fourgons des militaires, elles continuent de répudier la lutte primordiale pour la citoyenneté et lancent, ici et là, des appels irrésistibles du peuple au putsch pour maintenir des dictatures dites « laïques », ou renverser des pouvoirs élus par des peuples qui « votent mal ». Par exemple, l’un des plus célèbres hommes de gauche égyptiens, Samir Amin, nie que la source exclusive de légitimité du pouvoir soit « dans les urnes... », arguant qu’ « il y a une autre légitimité, supérieure : celle de la poursuite des luttes pour le progrès social et la démocratisation authentique des sociétés » (site "Mémoire des luttes", 11 juillet 2012). Or, il est clair que cette seconde légitimité ne peut gagner que si les appareils militaires ne sont pas contre elle et qu’ils procèdent au renversement par la force du pouvoir en place. Sinon, on ne voit pas comment elle triompherait, sauf par une lutte armée guevariste qui, encore une fois, donnerait le pouvoir aux détenteurs des fusils.
Peut-on revendiquer le suffrage universel et rejeter la sanction des urnes ?
Bien que le suffrage universel soit l’un des grands acquis du mouvement social historique, le refus de ses résultats montre qu’une grande partie des gauches du monde arabe ne considère pas l’ensemble de la population comme des citoyens mais, pour une bonne part d’entre eux, des « égarés » trompés par les islamistes. Mais à qui la faute si, au lieu d’aller au devant de ces populations mener un travail populaire et convaincre d’aller vers la gauche, on laisse les islamistes seuls s’en occuper et leur venir en aide pour écrire une demande, se faire délivrer un papier, obtenir une aide, un soin, etc. Cette partie de la gauche a abandonné le militantisme auprès du peuple, pourvoyeur de voix, pour enfourcher la facilité médiatique du discours méprisant sinon haineux vis-à-vis de mouvements qu’on est incapable de battre politiquement. Dans le meilleur des cas, elle est en faveur d’un suffrage censitaire ou, comme le préconisait en 1992 l’universitaire algérien M’Hamed Boukhobza, les électeurs non instruits ne devraient pas avoir le droit de vote. Le rapport remis aux autorités par cet intellectuel soulignait « les risques du suffrage universel dans un pays sous-développé, car il favorise l’émergence d’un populisme potentiellement nihiliste, alimenté par l’existence structurelle d’une population nombreuse et exclue du progrès économique et social » (journal "La Nation", n°158, 1996). En réalité, l’attitude, irréductible, d’une partie des communistes du monde arabe – notamment, vis-à-vis des islamistes, même ceux qui sont constitutionnalistes – ne s’appuie sur aucune analyse marxiste ou matérialiste du mouvement historique ou populaire. Elle est davantage animée par une haine viscérale, semblable à celle, aveugle, des anticléricaux primaires dont la pensée se réduisait à « bouffer du curé ». Il faut dire que les islamistes ont toujours été des concurrents politiques mortels des communistes et que, sur le long terme, ils les ont éliminés du paysage politique électoral.
L’appel aux appareils militaires égyptiens, auquel a souscrit la majorité des courants de gauche, pour destituer un président élu au suffrage universel montre que les gauches du monde arabe, au lieu de réclamer la dissolution immédiate des « Stasi arabes », ou, pour le moins, leur encadrement par un texte législatif, continuent, au nom d’une hypothétique justice matérialiste utilitariste, de reléguer le droit des gens aux calendes grecques. Il est temps qu’elles fassent leur aggiornamento et érigent le droit des gens et la citoyenneté au rang de préalable politique. Autrement, et à l’instar des communistes occidentaux, leur dissolution historique ne fait aucun doute.
Ahmed Henni
(*) Ahmed Henni est professeur d’économie à l’Université d’Artois, en France. Il a publié Le Capitalisme de rente : de la société du travail industriel à la société des rentiers (L’Harmattan, 2012).
(**) Les intertitres sont de la rédaction de Maghreb Emergent.