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Georges Corm, ancien ministre libanais des Finances et spécialiste du Proche-Orient * : « Il pourrait y avoir de la violence en Egypte, mais point de guerre civile ouverte »

L’Egypte n’arrête pas de surprendre. Et pour cause, révolution et contre-révolution cohabitent. Tantôt le pouvoir paraît être tombé entre les mains des militaires, tantôt entre les mains du peuple de la place Tahrir. Le pays est entré brutalement en ébullition, faisant ainsi craindre le pire. Ce qui se passe ne peut laisser indifférent, vu l’influence de l’Egypte sur le reste du monde arabe et musulman, et ce, depuis les temps les plus reculés. Pour comprendre les évènements qui se déroulent dans ce grand pays arabe et africain, nous nous sommes adressés à M. Gorges Corm, l’un des plus grands spécialistes des questions de la mondialisation et du Proche-Orient.

Reporters : En Egypte, l’armée est intervenue pour destituer un président islamiste élu après une année de pouvoir au sommet de l’Etat. Selon vous, ce scénario était-il prémédité ?

Georges Corm : Non, je ne le pense pas du tout. L’armée était loin d’être hostile aux Frères musulmans après la chute de Moubarak. Le président de la Commission de réforme de la Constitution nommé par elle, Tarek Bichri, était proche de ces milieux. Je pense qu’ils ont vu dans l’arrivée des Frères en dernière minute dans la première vague révolutionnaire un élément de stabilité face aux demandes libertaires. Par la suite, ils se sont aperçus qu’ils avaient été bernés par eux (limogeage du maréchal Tantaoui et du général Annan) et que les Frères investissaient l’Etat de toutes parts et probablement tentaient d’infiltrer l’armée. L’ampleur du mouvement populaire de révolte contre ce mouvement des Frères a précipité l’intervention de l’armée à leur côté pour chasser le président Morsi qui n’avait guère montré de souplesse.

Pour certains observateurs de la scène égyptienne, la guerre civile a déjà commencé dans ce pays. Partagez-vous cet avis ?

Non. La longue histoire de l’Egypte n’est pas caractérisée par des mouvements populaires violents de contestation. Même la révolte de 2011 est restée totalement pacifique, tout comme celle de la Tunisie. Par contre, le mouvement des Frères musulmans a toujours eu un double visage : celui d’un mouvement politique moderne ouvert au dialogue en apparence et celui d’un mouvement clandestin fascisant pouvant pratiquer la violence, comme il l’a souvent fait au cours des décennies précédentes : assassinats de personnalités politiques, tel le président Sadate, ou tentatives d’assassinat comme par exemple sur le président Nasser ou sur le célèbre écrivain Najeeb Mahfouz, prix Nobel de littérature (et bien d’autres), ou encore attaques sanglantes de groupes de touristes étrangers. Il pourrait donc y avoir de la violence en Egypte, mais point de guerre civile ouverte.

Qu’est-ce qui aurait pu se passer si l’armée égyptienne s’était gardée de ne pas faire le coup contre le président Morsi ?

Je pense qu’en tout état de cause, l’armée serait intervenue, car la mise sous contrôle de l’Etat et de la société d’un parti politique à référent religieux massif, s’érigeant en seul interprète de l’islam, aurait été intolérable pour l’armée égyptienne, gardienne de la stabilité politique de l’Egypte depuis le coup d’Etat des officiers libres en 1952 et l’appui populaire massif dont a pu jouir le président Gamal Abel Nasser.

Qu’en est-il des anti-Morsi ? Les masses qu’ils représentent font-elles partie d’un même camp idéologique ?

Oui, je pense que le mouvement Tamarroud porte bien son nom. Il rassemble vraiment tous les Egyptiens qui veulent en finir avec le règne de la gabegie et de la corruption, la confiscation des libertés individuelles par des mouvements théologico-politiques, les profondes inégalités sociales et une politique étrangère qui a mis l’Egypte à la traîne sur le plan régional. Le parti salafiste Al Nour n’a fait, en principe, alliance avec lui que pour marquer son opposition aux Frères musulmans et non parce qu’il serait dans une mouvance libertaire. Il a d’ailleurs refusé de participer au nouveau gouvernement. Cela dit, il y a dans la coalition Tamarroud des sensibilités très différentes : des libéraux et néo-libéraux, des nationalistes nassériens, des tendances socialisantes en économie.

La chute de Morsi illustre-t-elle l’incapacité de l’islam politique à gérer les affaires de la cité comme l’avancent certains analystes ?

Cette chute illustre surtout l’échec du mouvement des Frères musulmans à coexister avec les autres nombreuses forces politiques de l’Egypte, mais aussi avec les Coptes qui se sont vus encore plus minorisés qu’avant ; en sus de leur échec à mieux gérer les problèmes socioéconomiques et financiers aigus de l’Egypte. Par ailleurs, ces présupposés doctrinaires n’ont pris de l’importance que dans le cadre de la lutte anticommuniste et antinationaliste arabe où la coalition des Etats-Unis, du Pakistan et de l’Arabie saoudite a pratiqué une instrumentalisation scandaleuse de la religion musulmane qui dure hélas jusqu’aujourd’hui et qui sème des discordes violentes dans beaucoup de pays arabes et musulmans entre les pratiques différentes de l’Islam par diverses communautés se réclamant de cette religion.

Quelles sont, aujourd’hui en Egypte, les forces susceptibles d’assurer une transition sans heurt ?

Il faut espérer que la coalition actuelle restera soudée et qu’elle pourra rapidement faire du bon travail économique et social, car la situation est vraiment très mauvaise. Cette coalition représente massivement la classe moyenne, les syndicats ouvriers et toutes les forces de la société civile à tendance laïque.

Sitôt le président Morsi tombé, certaines monarchies du Golfe n’ont pas hésité à venir à la rescousse des nouvelles autorités. Comment analysez-vous ce fait ?

Il est effectivement intéressant de noter que l’Arabie saoudite, première puissance musulmane au monde exportatrice de radicalisme religieux, les Emirats arabes unis et le Koweït ont immédiatement apporté leur soutien au changement survenu en Egypte. C’est une chose que de soutenir des mouvances islamiques clientes, c’en est une autre de les voir arriver au pouvoir et par les urnes dans le plus grand pays arabe ! Ce qui pourrait à terme menacer les régimes monarchiques conservateurs et usés de la Péninsule arabique. Je pense que le changement survenu de façon abrupte à la tête de la principauté de Qatar (retrait du pouvoir de l’Emir et de son cousin Premier ministre, tous les deux hyperactifs sur la scène arabe par leur soutien aux diverses mouvances islamiques, y compris les plus radicales et les plus violentes, notamment en Syrie) doit s’interpréter dans ce contexte et dans celui de la rivalité du Qatar et de l’Arabie saoudite dans la prééminence hégémonique sur le monde arabe.

L’Egypte est au centre du Monde arabe, quel impact aura la crise que ce pays connaît sur l’avenir de cet ensemble géopolitique ?

L’Egypte traverse une période difficile, mais fertile de son histoire contemporaine, dont le déroulement futur influencera largement le reste du Monde arabe. Les manifestants contre le pouvoir des Frères ont eu des slogans très hostiles aux Etats-Unis. Le rétablissement de la dignité nationale égyptienne, ce n’est pas seulement des élections et plus de libertés individuelles, c’est aussi une révision du traité inégal de Camp David qui limite la souveraineté égyptienne sur le Sinaï (ce qui permet aux mouvances radicales islamistes d’y sévir à leur aise) et le droit naturel de l’Egypte d’aider les Palestiniens à résister efficacement à la poursuite scandaleuse de la colonisation de la Cisjordanie contraire au droit international et du blocus économique de la population asphyxiée et misérable de la bande Gaza. L’avenir dira si le mouvement révolutionnaire laïc en Egypte pourra aller jusqu’au bout de sa logique, ce qui pourrait contribuer de façon fondamentale à sortir le monde arabe de sa stagnation et de son sous-développement.

Comment peut-on expliquer la réaction défavorable de l’Occident à la destitution du chef de l’Etat, Morsi, alors qu’il semblait avoir d’excellents rapports avec l’oligarchie militaire égyptienne ?

Comme à l’accoutumée, notamment en janvier 2011, il y a eu beaucoup de tergiversations, et les médias occidentaux ont adopté le verdict du « coup d’Etat » militaire. L’ambassadrice américaine en Egypte s’est faite copieusement conspuer par les manifestants en raison de la sympathie ouverte qu’elle a exprimée à Morsi et aux Frères musulmans. De façon générale, depuis le début des révolutions arabes, l’Occident a manifesté une très grande sympathie pour les mouvances islamiques et panislamiques. Leur cauchemar serait le retour au nationalisme arabe laïc des années cinquante et soixante que les anciennes puissances coloniales, tout comme les Etats-Unis, ont férocement combattu. Ce type de nationalisme s’il revenait au pouvoir mettrait en danger les intérêts politiques et économiques et l’hégémonie de l’Occident sur cette région stratégique du monde, ainsi que, entre autres, la scandaleuse colonisation de la Cisjordanie par Israël en infraction patente au droit international, de même que le blocus de la bande de Gaza qui fait de sa population une des plus miséreuses au monde. Aussi, les Etats occidentaux ont-ils toujours eu beaucoup de tendresse et d’affection pour les différentes formes d’islam radical cosmopolite qui considère le nationalisme arabe comme impie et à combattre.

Natif d’Alexandrie et de nationalité libanaise, Georges Corm est ancien ministre des Finances du Liban. Docteur en droit de la Faculté de droit et des sciences économiques de Paris (1969) et diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris - section économique et financière (1961), M. Corm a consacré à aux thèmes de la mondialisation et du Proche-Orient de nombreux ouvrages. On peut citer, entre autres, Le nouveau désordre économique mondial (La découverte, 1993, 1994) ; Histoire du pluralisme religieux dans le bassin méditerranéen (L.G.D.J., 1972 et Geuthner, 1998) ; L’Europe et l’Orient. De la balkanisation à la libanisation. Histoire d’une modernité inaccomplie (La Découverte, 1988, 2002, 2004) ; Le Proche-Orient éclaté (Folio/histoire, 1983, 1988, 1997, 1990, 1999 – prix de l’Amitié franco-arabe, 2002, 2004, 2005, 2007) ; Orient-Occident : la fracture imaginaire (La Découverte 2002, 2004) ; Histoire du Moyen-Orient. De l’Antiquité à nos jours (La Découverte, 2007, 2008) ; L’Europe et le mythe de l’Occident. La construction d’une histoire (La Découverte, 2009).

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