Dehors, dans la Calle Torrijos, nous attendait un convoi de véhicules banalisés. J’ai pris place dans l’une des voitures en compagnie de trois de mes ravisseurs et du chauffeur. Ma femme et mes deux enfants ont été embarqués à bord d’une voiture stationnée juste derrière.
Le convoi composé de quatre véhicules s’est rapidement mis en branle sous les regards ahuris des taximen, des touristes et de quelques familles Rom massées à la porte de la mosquée-cathédrale.
Quelques minutes plus tard, je me suis retrouvé dans le bureau d’un commissaride la ville. Neuf policiers en civil s’agitaient autour de moi.
La voix de mon épouse et celle de mes enfants me parvenaient de temps à autre entre le cliquetis des claviers, les questions des enquêteurs, les conversations entre agents et la fouille de mes effets personnels.
Bien que mes enfants se trouvaient dans une pièce adjacente, on m’interdit de les voir et on me somma de rester assis. Il me faudra attendre cinq jours et mon retour à Bruxelles pour les revoir, les consoler, les rassurer.
La souffrance de voir et d’imaginer mes enfants subir un telle violence psychologique et la colère envers les acteurs de cette mise en scène grotesque me rongèrent pendant les quatre jours où je fus arbitrairement privé de liberté.
J’étais d’autant plus révolté que je savais dès le moment de mon arrestation que tout ce cinéma était dû au signalement Interpol lancé par l’Inquisition erdoganienne pour ma participation il y a treize ans à un chahut au Parlement européen à Bruxelles.
Pour moins que des prunes
Alors que les enquêteurs me questionnaient sans réelle conviction, réalisant à l’évidence que leur proie était sans grand intérêt, une policière vint confirmer que le mandat d’arrêt international émis à mon encontre était motivé par mon action au Parlement européen. Elle ajouta qu’il avait été réactivé le 28 mai 2013, soit à peine 20 jours plus tôt.
Cette fameuse manifestation qui nous valait tant de misères à moi et ma famille treize ans après sa tenue visait le ministre des affaires étrangères de l’époque, Monsieur Ismail Cem.
En clair, le 28 novembre 2000, le ministre turc était venu vanter à Bruxelles les progrès de son gouvernement en matière des droits de l’homme au moment même où des milliers de prisonniers politiques observaient une grève de la faim "jusqu’à la mort" contre les tortures dont ils étaient victimes.
Le gouvernement que représentait Monsieur Cem s’était notamment rendu coupable de nombreux massacres de détenus politiques, à Ulucanlar en septembre 1999, à Burdur en juillet 2000 et lors de l’opération « Déluge » (Tufan), le 19 décembre 2000.
Le contexte politique de l’époque rendait donc mon action démocratique particulièrement légitime. Elle a d’ailleurs été reconnue comme telle par les autorités de mon pays, la Belgique et par un tribunal néerlandais.
Notons également qu’à l’époque de ce chahut, le Parti de la justice et du développement (AKP) de l’actuel premier ministre Erdogan, n’existait même pas. Quant au ministre Cem visé par l’action, il faisait partie du gouvernement de coalition précédant l’arrivée de l’AKP au pouvoir.
Durant cette action éminemment banale, je ne me suis même pas adressé au ministre Ismail Cem. Je m’étais en effet contenté de lancer quelques tracts et de scander quelques slogans à l’attention du public venu l’écouter.
Il convient également de préciser qu’entre le 28 novembre 2000 et le 24 janvier 2007, date de son décès, Monsieur Cem n’a jamais personnellement porté plainte contre moi.
Pourtant, malgré l’ancienneté, la légitimité et la légèreté de mon action, je risque toujours 15 ans de prison, les mauvais traitements et la torture en cas d’extradition vers la Turquie.
Autre détail d’importance : le service de sécurité du Parlement européen m’a gentiment reconduit à la sortie ainsi que la jeune femme qui participait à l’action à mes côtés sans que nous n’ayons été arrêté, maltraité ni livré à la police.
En revanche, les médias turcs pro-gouvernementaux lancèrent à l’époque une véritable campagne de lynchage envers la jeune activiste et moi-même : "Nous voulons leurs noms" titrait le journal Star au lendemain de l’action. "Cet homme qui vomit sa haine contre notre Etat, le voici" s’enflammait le quotidien Hürriyet, photo à l’appui.
Treize ans plus tard, innocenté en Belgique et en Hollande pour des faits qui relèvent du chahut inoffensif et du militantisme de bon aloi, je me retrouvais une nouvelle fois otage de la justice turque, cette fois en Espagne.
J’ai eu beau expliquer aux agents espagnols le caractère illégitime, infondé, abusif et absurde de mon arrestation à l’aune du principe juridique universel du "ne bis in idem" qui interdit les poursuites pour des faits déjà jugés, les ordres étant ce qu’ils sont, je devais obligatoirement subir toutes les étapes légales de la procédure : prélèvement des empreintes digitales, interrogatoire, garde à vue, fouilles, menottes, comparution devant un juge d’instruction, transferts en fourgonnettes, attente en cellule, incarcération, isolement…
Après quatre jours et trois nuits de détention, respectivement dans les cachots du commissariat de Cordoue et de Moraleja à Madrid puis à la prison de Soto del Real à proximité de la capitale espagnole, j’ai finalement été libéré moyennant le versement d’une caution de 10.000 euros. Cette somme a pu être constituée grâce à la solidarité et au sacrifice de parents, d’amis, de collègues, de camarades et d’innombrables soldats inconnus.
Qu’ils en soient tous vivement remerciés.
A présent, je suis tenu de répondre favorablement à chaque citation envoyée par l’Audiencia Nacional. Je devrai impérativement être présent à toutes mes audiences sans quoi la caution de 10.000 euros serait saisie sur-le-champ et un mandat de capture serait immédiatement émis à mon encontre.
En somme, une somme colossale est en jeu pour une affaire qui vaut moins que des prunes...
Pourquoi l’Espagne ?
Si la simple mention du mot terrorisme suscite fantasmes et crispations dans un pays marqué par la lutte armée indépendantiste et la violence d’Etat, je ne comprenais pas pourquoi la demande d’extradition turque avait été prise au sérieux par les autorités espagnoles malgré la vacuité évidente de mon dossier. D’autant plus qu’entre le 28 mai et le 17 juin, j’ai séjourné dans cinq pays autres que la Belgique et l’Espagne sans pour autant avoir été inquiété par les services de police de ces pays.
Le lundi 3 juin, j’ai rendu visite à Nezif Eski, un détenu politique à la prison de Fleury-Mérogis en France. Pourquoi ne m’a-t-on pas arrêté en territoire français ou mieux, dans l’enceinte de la prison ? On aurait pu ainsi éviter à mes enfants des souffrances cruelles et inutiles. L’Etat français mène de surcroît une répression judiciaire au moins aussi barbare que le régime d’Ankara à l’égard des militants soupçonnés d’appartenir au DHKP-C. Prenons l’exemple de Nezif Eski. Il est atteint d’un trouble nerveux incurable et mortel appelé algie vasculaire de la face. Nezif n’a fait que participer à des concerts, tenir des stands d’information et organiser des manifestations autorisées. La justice française ne l’accuse d’aucun acte violent ou répréhensible en tant que tel. En décembre dernier, il a été condamné pour sa prétendue appartenance au mouvement révolutionnaire anatolien, à quatre ans de prison dont trois ans ferme. De nature diplomate et pacifiste, Nezif Eski a préféré se rendre de lui-même à la prison. La semaine dernière, Nezif est devenu papa pour une seconde fois. Pourtant, les juges viennent de rejeter sa demande de remise en liberté provisoire en attendant son procès en appel. De plus, ses parloirs se déroulant derrière une vitre, il lui est interdit de tenir ou d’embrasser son nouveau-né ni sa fille de trois ans. Nezif qui n’a pas encore vu son fils est donc confronté à un sadisme à l’état pur. La police de l’Etat français s’est néanmoins gardée de me harceler durant mes séjours répétés dans l’Hexagone.
Le vendredi 7 juin, je me trouvais aux Nations Unies à Genève pour assister à une conférence sur la Syrie dont l’une des intervenantes était Navy Pillay, la haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU. En marge de cette conférence, j’ai me suis entretenu avec des ambassadeurs de la paix sur le rapatriement des jeunes européens enrôlés par des sectes racistes et takfiri dans le conflit syrien. La police helvétique s’est elle aussi abstenue de m’arrêter en vertu du mandat d’arrêt lancé par la justice ankariote.
Samedi 8 juin, je me suis rendu en autocar au concert du groupe musical turc Yorum à Oberhausen en Allemagne en transitant par les Pays-Bas. Les polices néerlandaise et allemande ont visiblement refusé de lancer les hostilités à mon encontre.
Le samedi 15 juin, l’avion qui m’emmena en vacances avec ma famille a atterri à Faro en Algarve. J’ai ainsi pu séjourner au Portugal sans le moindre souci. Le lendemain, la police portugaise m’a laissé partir vers l’Espagne.
Compte tenu de tous ces éléments, plusieurs jours après ma remise en liberté sous caution par le juge madrilène Bermudez, mon arrestation en Andalousie demeure toujours une énigme pour moi.
Belgique complice ?
L’autre question qui me taraude concerne l’implication éventuelle des autorités belges dans mon arrestation en Espagne à l’instar de l’opération barbouzarde dont je fis l’objet le 28 avril 2006 aux Pays-Bas.
A l’époque, l’Etat belge avait tenté de se débarrasser de moi en chargeant les autorités néerlandaises de me livrer à la Turquie. Comme j’étais de nationalité belge et comme la Belgique n’extrade pas ses nationaux, les agents secrets de mon pays m’avaient tendu un piège durant un séjour aux Pays-Bas.
Finalement, après 69 jours de privation de liberté, les juges néerlandais avaient ridiculisé nos Dupond et Dupont nationaux en refusant d’honorer la demande turque d’extradition au motif que mon chahut au Parlement européen ne relevait pas du crime terroriste comme l’entendait la justice turque.
J’avais pu rentrer chez moi en Belgique. A propos de la réunion secrète du 26 avril 2006 dont l’objectif avoué était ma livraison deux jours plus tard à la Turquie via les Pays-Bas, une enquête est actuellement en cours. Au vu des antécédents de l’Etat belge dans son traitement à mon égard, mes soupçons semblent loin d’être fantaisistes.
Autre élément troublant : la ministre de l’intérieur Madame Joëlle Milquet se trouvait en Turquie six jours avant la relance par Ankara de mon mandat d’arrêt international via Interpol.
A cette occasion, elle a rencontré Hakan Fidan, le directeur de la Milli Istihbarat Teskilati (MIT), l’Organisation nationale du renseignement turc dont les activités illégales voire terroristes sont régulièrement épinglées par les médias indépendants et par les ONG internationales.
D’après le blog de la ministre de l’intérieur et les médias turcs, la discussion menée à Ankara aurait porté sur le DHKP-C, le mouvement marxiste clandestin dont les autorités turques me soupçonnent d’être un membre, ce que j’ai toujours formellement démenti.
Plus louche encore, la discussion du 22 mai 2013 entre Mme Milquet et M. Fidan semble s’être focalisée sur l’extradition de membres présumés du DHKP-C vivant en Belgique, ce que suggère Madame la ministre dans le passage suivant :
"Au-delà de la problématique des Belges qui combattent en Syrie, les autres formes de terrorisme, entre autres liées aux attentats du DHKP-C, ont aussi été évoquées, de même que les réformes récentes de la législation anti-terroriste en Turquie.
Les différents ministres se sont mis d’accord pour concrétiser au quotidien leur nouvel accord de collaboration et renforcer fortement leur cadre de coopération par des échanges constants d’informations, de pratiques, d’entraide judiciaire et policière et de rencontres régulières, via par exemple des contacts directs entre les personnes des services belges et turcs compétents. Ils ont notamment décidé d’organiser sans attendre deux rencontres concrètes, notamment entre les services de police, de renseignements et certaines autorités judiciaires avant l’été : l’une en Turquie concernant la problématique des ressortissants belges en Syrie et le suivi renforcé et mutuel des dossiers, informations et analyses les concernant ; l’autre à Bruxelles pour un échange d’expertise et d’informations entre services concernant les autres formes de terrorisme évoquées lors des rencontres."
DHKP-C, collaboration policière, entraide judiciaire, échanges d’informations et d’expertises "au quotidien"... Comment ne pas se sentir visé lorsque l’objet de la rencontre policière belgo-turque est évoqué de manière aussi explicite et détaillée ?
Madame Milquet n’est pas sans savoir que je me trouve dans la ligne de mire de ses homologues turcs et qu’à ce titre, toute contribution même passive de l’Etat belge à la répression aveugle du régime d’Ankara contre les opposants turcs qui vivent sur le sol belge m’expose inéluctablement à la cabale menée par l’Etat néo-ottoman à mon encontre.
La protection de Mme Milquet, seul gage de sa bonne foi
Dans une réponse adressée à mon confrère et ami Michel Collon, Mme Milquet affirme que durant son séjour en Turquie, "à aucun moment, il n’a été question du cas spécifique de Monsieur Bahar Kimyongür".
Le même jour, Madame Milquet m’a accusé de proférer des accusations "proches de la diffamation" dans un article paru dans le Soir (samedi 22 et dimanche 23 juin 2013) tout en martelant qu’elle n’a "rien à voir" avec mon arrestation en Espagne.
En réponse à la réaction de la ministre, je précise qu’il ne faut pas avoir été nommément cité dans une réunion officielle pour subir la répression de l’Etat turc. En effet, laisser les coudées franches aux agents du régime d’Ankara permet à ces derniers de nuire à qui ils veulent, où et quand ils veulent.
Deuxièmement, dans mon propos relayé par les médias belges, il n’a été nullement question d’accuser la ministre. Je me suis strictement limité à exprimer des soupçons en soulignant la présence d’indices inquiétants de complicité entre la police belge et les organes de répression du régime d’Erdogan qui instrumentalise l’antiterrorisme à l’envi pour faire taire ses citoyens critiques.
Si Madame la ministre tenait vraiment à honorer les valeurs humanistes qu’affiche son parti, elle aurait dû prendre ses distances par rapport à la police turque dont la cruauté envers la mouvement de contestation qui s’est cristallisé autour du sauvetage du parc Gezi à Istanbul a atteint un niveau difficilement défendable.
Le fait qu’après treize ans, la justice turque s’acharne toujours sur moi pour un simple chahut aurait dû interpeller Mme Milquet sur l’état de la "démocratie" en Turquie. Hélas, il n’en a été nullement le cas.
Si Madame la ministre n’a vraiment rien à se reprocher dans la persécution dont je fais l’objet sur base du mandat d’arrêt Interpol et contre lequel je ne dispose d’aucun moyen légal pour me défendre, je lui demande de me protéger, d’intercéder en ma faveur lorsque la police d’un pays tiers veut exécuter le signalement Interpol à la lettre.
A propos de ses accusations selon lesquelles mes soupçons sur sa participation potentielle à mon arrestation en Espagne friseraient la diffamation, je rappelle que le seul diffamé dans l’histoire, c’est moi-même et qu’elle en est personnellement responsable.
Le 28 mai dernier, Madame Milquet a en effet refusé de participer à un débat public sur les volontaires belges qui combattent en Syrie au seul motif que je figurais parmi les intervenants. Le boycott de la ministre a contribué à renforcer l’image que les autorités turques donnent de moi, celle d’un terroriste et d’un individu infréquentable.
Finalement, le jeudi 13 juin, la radio publique belge nous a réunis, à mes dépens, autour d’un débat sur les jeunes volontaires belges qui se battent en Syrie. Jointe par téléphone, la ministre de l’intérieur, Mme Joëlle Milquet m’a attaqué sur mon engagement dans ce dossier, m’accusant d’être un sympathisant du gouvernement syrien.
Je lui fis remarquer que son gouvernement soutenait Al Qaïda en Syrie. Cet incident verbal a eu lieu quatre jours à peine avant mon arrestation à Cordoue.
On serait tenté de croire que Mme Milquet a organisé mon interpellation en Espagne pour se venger de ma remarque insolente.
Malgré nos divergences politiques persistantes, personnellement, je me refuse de porter une telle accusation et de verser dans le "Milquet Bashing".
D’ailleurs, le 20 juin dernier, interpellée par l’écologiste Benoit Hellings au Sénat, Madame la ministre a juré n’avoir joué aucun rôle dans mon arrestation à Cordoue.
Dont acte.
Après 13 années de criminalisation, Madame la ministre comprendra aisément que pour croire pleinement en sa sincérité, je demande une protection active contre toute tentative d’extradition vers la Turquie.
C’est le minimum syndical que Madame Milquet doit me garantir si elle considère que je suis un citoyen belge, libre et innocent.
Bahar Kimyongür
Source : Investig’Action michelcollon.info