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Paradis : Foi ou comment l’individualisme conduit à la haine.

Quelles que soient les opinions sur la récente trilogie d’Ulrich Seidl, il faut reconnaître qu’il s’est imposé dans le paysage cinématographique. Le deuxième volet, Paradis : Espoir (qui a finalement été présenté comme conclusion de l’ensemble) a été plutôt bien accueilli, pour sa "gentillesse", par opposition à la violence de Paradis : Amour (on peut se demander si on l’a bien regardé). Par contre, Paradis : Foi renoue avec la violence du premier épisode.

Les critiques font d’Anna Maria, la bigote quinquagénaire qui va évangéliser les banlieues de Vienne, la seule héroïne du film. En réalité, il se construit sur l’opposition entre l’adoratrice de la Vierge et du Sacré Coeur de Jésus et Nabil, son mari musulman. Cela se traduit par toute une série de scènes à lire en partie double, où le parallèle entre les deux religions n’est pas à l’avantage du christianisme, et qui, plus cruellement, font apparaître les contradictions entre les principes de foi que l’héroïne affiche et son comportement réel.

Anna Maria apostrophe violemment, dans leur salon, un couple du troisième âge, lui veuf, elle divorcée, qui n’a pas régularisé sa situation ; elle leur crie qu’ils vivent dans le péché ; ils lui rétorquent, entre irritation et amusement, qu’ils ne font de mal à personne et qu’ils vivent dans l’amour et l’harmonie.

Là-dessus, Nabil, paralysé à la suite d’un accident, revient, après deux ans passés dans sa famille, au domicile conjugal. Anna Maria, tout en lui apportant des soins matériels (cuisine, lessive), lui refuse tout amour et communauté de vie (partage des repas, du lit conjugal), et prétend malgré cela à la reconnaissance de Nabil ; c’est lui qui doit alors lui rappeler les principes du mariage chrétien (mais aussi du mariage "selon toutes les religions") : il implique l’entraide dans le malheur, et un réconfort mutuel aussi bien affectif que matériel.

Mais, pendant l’absence de Nabil, Anna Maria a essayé de dépasser les frustrations sexuelles entraînées par sa paralysie grâce à la religion et, obsédée par l’idée du péché, elle refuse tout contact sexuel. Ainsi, son comportement entre en contradiction avec ses principes religieux, qui devraient reposer sur l’amour et le partage.

Par contre, cet amour que Nabil mendie en vain auprès d’elle, elle essaie de l’apporter, de force, dans ses expéditions de prosélytisme, à des inconnus qui n’ en ont que faire. On finira par la retrouver dans un taudis où végète une jeune immigrée russe, avec qui elle se bat pour l’obliger à remplacer sa canette de bière par une statuette de la Vierge ! Mais comment pourrait-elle apporter de l’aide à autrui, alors qu’elle ne sait que ressasser : "La Vierge vous aime, prions ensemble la Vierge", et que ses pratiques de dévotion ne lui permettent même pas de surmonter ses propres frustrations. Au contraire, par concupiscence ou par vengeance, elle fera subir toutes sortes d’outrages au crucifix qui préside son lit.

Mais l’explication de l’obsession religieuse par une sexualité refoulée n’est pas suffisante. Comme dans Paradis : Amour, Seidl commence par situer son personnage dans son contexte socio-professionnel : Anna Maria travaille dans un cabinet de radiologie où elle est habituée à manipuler des corps qui ne sont pour elle qu’un matériel technique, à positionner correctement ("Inspirez ! expirez ! bloquez la respiration !"). Cette froideur médicale, déshumanisante, l’imprègne, et elle l’a transposée dans sa maison, où elle fait régner une stricte hygiène. C’est tout autant cette obsession de l’impureté matérielle que celle de l’impureté religieuse qui la rend impropre à toute relation humaine. On le voit d’abord dans la façon dont elle traite le chat qu’elle garde pour une coreligionnaire partie en vacances : elle le tient enfermé dans le garage, dans le noir, le mettant périodiquement dans sa boîte de transport pour lui faire, hygiéniquement, prendre l’air sur la terrasse, sans le moindre contact affectif. Nabil, lui, malgré son handicap, se débrouille pour le libérer, le caresser et lui donner à manger dans la cuisine. Lorsqu’elle le voit installé sur le plan de travail, Anna Maria explose : "C’est sale, c’est dégoûtant !"

Ce sont deux sensibilités culturelles et religieuses opposées : le christianisme (à l’exception de François d’Assise) n’a aucune sympathie pour les animaux ; par contre, une anecdote de la vie de Mohamed le montre coupant un pan de son manteau pour ne pas réveiller sa chatte qui s’était endormie dessus. Mais on s’aperçoit que la scène est aussi symbolique d’une autre façon : Anna Maria traite Nabil comme le chat : elle le nourrit, sans partager ses repas, le laisse s’aérer sur la terrasse, sans lui tenir compagnie, lui confisque finalement son fauteuil roulant, l’obligeant à se traîner par terre comme un animal.

Le groupe de dévots du Sacré Coeur de Jésus qui se réunit chez Anna Maria prie pour que l’Autriche redevienne catholique ; mais ses pratiques sont sectaires, nullement chrétiennes. Hors de ce petit groupe, Anna Maria ne cherche jamais le soutien de la communauté des fidèles, on ne la voit, curieusement, jamais à l’église, elle mène toujours ses actions d’évangélisation seule (alors que, même du côté protestant, plus individualiste, les Témoins de Jéhovah vont toujours par deux). En réalité, sa dévotion est fondée sur la haine de la vie ("C’est de la religion, ça ?", s’écrie Nabil lorsqu’il voit le fouet avec lequel elle se mortifie).

Comme dans les autres volets de la trilogie, Seidl nous parle du malaise d’une société qui a choisi la technique et l’individualisme et n’arrive pas à échapper à la solitude, que ce soit en se jetant dans le sexe (dans les deux premiers volets) ou dans la religion.

On a déjà observé à quel point les intellectuels autrichiens étaient sévères envers leur pays, et on en profite pour condamner celui-ci ; on pourrait plutôt remarquer qu’observer notre société à partir de l’Autriche favorise la lucidité (peut-être à cause de ses épreuves historiques : jadis Empire, et première puissance européenne, elle est devenue en 1918, de par la volonté des Etats-Unis, un petit pays) et opposer Haneke dont les films vont dans le sens du renfermement haineux qu’on reproche à l’Autriche, à Handke ou Seidl que leur regard critique porte à s’ouvrir à d’autres cultures.

Rosa Llorens

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