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Pourquoi les enfants en Irak meurent-ils sans faire de bruit ? par Bernard Chazelle.




Pourquoi Dieu se comporterait-il comme Rumsfeld ?


Princeton, janvier 2005


Personne n’a décrété que la mort devait forcément être ennuyeuse. « En hurlant de peur, les enfants paralysés d’un home pour handicapés physiques et malades mentaux à Galle, au Sri Lanka, gisaient impuissants dans leurs lits alors que l’eau de mer tourbillonnait autour d’eux ». Le reportage de la CNN [chaîne d’information américaine] rappelait le scénario d’un film d’horreur. Une fillette paralysée qui a grandi dans le dénuement au sein d’un foyer pour sourds, aveugles, fous et déments séniles - qui dit mieux ?. Au bout d’une brève vie passée à se demander pourquoi personne ne s’est jamais occupée d’elle, l’enfant atteint ainsi le point final de son existence en se noyant, scotchée à son fauteuil roulant.

La tragédie ne devrait pas se montrer trop roublarde. Le deuil s’accommode de la solennité de la mort, mais s’insurge contre une mise en scène outrancière. Lorsque le destin semble franchir la frontière ténue entre la cruauté et le sadisme, la tristesse se mue en colère. Nous nous attendons alors à ce que l’organiste de la cérémonie d’obsèques interrompe Bach, lève les yeux vers le ciel et hurle : « Cela suffit ! ».

Voltaire a vécu cette expérience après le tremblement de terre de 1755 à Lisbonne, ce qui l’a conduit à la conclusion que la bonté suprême de Dieu était peut-être surévaluée. L’irrévérence religieuse n’est plus tellement dans l’air du temps [dans les Etats-Unis de Bush].

Mais la piété n’a pas toujours été si docile. L’histoire s’est montrée pleine d’indulgence pour toute une série de personnages qui ont eu des mots très durs envers le Tout puissant. Pensez à Job, à Jonas, à Jérémie et à Jésus sur la croix, pour ne citer que ceux commençant par un J.

Il est même arrivé que la querelle dépasse les bornes : Nietzche a tué Dieu, et pour Richard Rubenstein, Auschwitz a été une confirmation de sa mort. Il est vrai que la tâche de réconcilier l’Holocauste (Shoa) avec un dieu bon et omnipotent rappelle la quadrature du cercle. Ou, puisque celle-ci a été résolue par Miklos Laczkovich [1], disons que c’est en tout cas un rappel intéressant du fait que les dieux peuvent mourir, mais que les débats théologiques ne meurent jamais.

Mes propres réactions au reportage de la CNN étaient beaucoup plus prosaïques. Je me suis demandé pourquoi Dieu imiterait Don Rumsfeld [le ministre de la défense des Etats-Unis], et j’ai imaginé que devant cet enfant qui se débattait dans son agonie, Dieu aurait murmuré « ce sont des choses qui arrivent ».

Quelle outrecuidance ! Comparer Dieu à Rummy (Rumsfeld est pire que du blasphème, c’est une injustice. Après tout, Dieu n’a pas intimidé les médias pour pouvoir pavoiser sur nos écrans de télévision leurs sourires béats en nous rassurant sur le fait que les vagues de précision [allusion au tsunami militaire en Irak et aux arme de précision] noient les terroristes, épargnent les innocents, amusent les enfants et apportent un arrosage bienvenu dans des régions menacées de sécheresse. Dieu se fait accuser de bien de choses, y compris d’être mort, mais il est rarement suspecté de mentir.

Par contre, le mensonge est une ressource dans laquelle cette administration puise sans scrupule. Son argument de vente pourrait être : « Donnez-nous vos suffrages, nous vous donnerons nos mensonges ». En effet, dans ce domaine les prestations ont été pour le moins généreuses : depuis l’axe fictif Saddam-al Qaida aux reportages optimistes sur l’helvétisation de l’Irak, en passant par les historiettes sur les armes de destruction massive et les affirmations que la démocratie constitue l’avenir de la région (et le sera toujours, ajouteraient les cyniques).

Il faut aussi dire que ces fictions ont été reçues avec d’enthousiasme. Même si les aboiements hystériques des voix en faveur de la guerre ont rarement dépassé en dignité les jappements d’un chihuahua qui s’attaque à une boulette de viande, elles n’ont rencontré qu’une résistance des plus molles de la part du courant idéologique auquel participent les principaux moyens de communication. Les faucons qui prônaient la guerre ont trouvé un puissant écho dans le New York Times, qui était plus qu’heureux de répéter le baratin cuisiné par la Maison Blanche et de jouer les maquereaux en ce qui concerne les soit disant armes de destruction massives.

Mais le proxénétisme est une affaire imprévisible, ces médias qui suivent le slogan « In Bush we trust » (Nous croyons en Bush), ne tarderont pas à se mettre en contact avec leur peacenik partisan de la paix intérieur et pointer du doigt la clique de médiocres visionnaires qui nous ont donné un méchant cas de « syndrome irakien » (par allusion au syndrome vietnamien. Certains de ces néoconservateurs ne voudront probablement pas que l’on puisse graver le terme « looser » (perdant) sur leur pierre tombale, on peut donc s’attendre à ce qu’ils nous sortent encore un MacNamara [Robert S. Mac Namara sorti de la direction de Ford, fut l’architecte de la politique de Kennedy au Vietnam ; il publia plus tard,en 1996, un livre pour expliquer combien la situation était complexe et incontrôlable ; il termina toutefois à la direction de la banque Mondiale]. Aussi, on peut s’attendre à ce qu’ils nous implorent humblement pardon. Et, bien entendu, comme nous sommes de braves types, qui adorons nous embrasser en groupe, nous accepterons.

Ah, si les choses étaient aussi simples !

L’abjecte capitulation des médias a servi en pâture au public d’une série de leurres, dont la plus lâche est que si nous tuons quelqu’un c’est bien parce que ce quelqu’un devait être tué. Bon, il arrive que nous détruisions une maison par erreur en incinérant ses occupants, mais c’est juste du « friendly fire » [de ami : friend ; tir non-destiné à la personne mais qui touche un ami]. Expression parlante s’il en est - imaginez un chirurgien qui se trompe de jambe lors d’une amputation, et qui informe ensuite le patient de cette « amputation amicale ». Mais si on fait abstraction de cet aspect amical, nos prodigieuses armes réussissent évidement toujours à séparer le grain de l’ivraie, la mère qui allaite du décapiteur délirant. Du moins en théorie.

Le Lancet - ce bout de chiffon bien connu pour sa haine de la liberté [ironique, car le Lancet est la référence en médecine : voir, entre autres, article sur ce site du 21 novembre 2004 sur] - ose présenter une autre version. Cette revue estime que nos bombes à QI élevé ont tué 100’000 civils [2] . Le site Irak Body Count, (qui s’efforce d’évaluer le nombre de cadavres irakiens) qui pourtant écrase les chiffres en refusant toute projection, évalue à 600 le nombre de non-combattants morts durant le dernier petit tour de bonne volonté à Fallouja (que l’on pourrait sans peine renommer Grozny-sur-l’Euphrate [3].

Et puis il y a cette fillette Irakienne, les mains trempées du sang de son père tué, dont le petit frère ne comprend pas encore que son enfance vient de se terminer.

Craignant pour leur vie, des soldats américains ont tué les parents assis au siège avant de leur voiture. Les nuits de ces militaires seront probablement hantées par cet incident. Mais bon, ce sont des choses qui arrivent. Cette nuit, Rumsfeld et Wolfowitz [aide-de-camp idéologique de Rumsfeld] dormiront sans doute du sommeil des justes.

Les guerres ne manquent jamais de produire une série de bons mots juteux. Tommy Franks [patron des militaires] a fait en sorte que celle-ci ne soit pas une exception. « Nous ne comptons pas les corps » proclamait-il. En réalité il ne faisait allusion qu’aux corps basanés, les autres, il les compte sans problème. Heureusement pour nous, il ne dirige pas un journal Suédois, sans quoi on aurait vu des manchettes du genre : « Le Tsunami tue 2’000 suédois et quelques indigènes ».

Mais ne soyons pas injustes, Franks s’est souvenu de la dernière fois qu’il a dû compter des corps, au Vietnam, et comment cela s’est terminé. Mais la pensée tactique actuelle est bourrée de dénis vertueux. Nous ne comptons pas les enfants que nous tuons pour les mêmes raisons que les montres ne se regardent pas dans la glace : c’est ainsi qu’ils peuvent continuer à vivre en croyant qu’ils sont des anges.

Nous avons supprimé un nombre de vies innocentes à faire pâlir les insurgés et les terroristes. Mais nous détournons les yeux. Nous cachons notre tête dans le sable et préférons ne pas voir notre couardise morale, réussissant à la fois à faire comme les autruches et comme les poules. Nous devons cet exploit ornithologique à l’inexorable fragilité des illusions humaines. Pour citer James Carroll : « Nous détournons les yeux parce que la guerre est un abîme moral, selon Nietzche, si nous osons le regarder, l’abîme nous fixera à son tour ». Georges Bush, le philosophe, a réactualisé la devinette de Berkeley : « S’il n’y a personne à la Maison Blanche pour les entendre, comment savoir si les enfants Irakiens hurlent lorsque les bombes tombent ? »

La victime du tsunami a été la vedette du mois, celle qui a accaparé tous les grands titres à niveau national, avec des photos abominables de mères désespérées et de cadavres flottants. Tout comme son frère Irakien, resté anonyme, la victime nous a rappelé que la calamité frappe toujours d’abord les pauvres, les malades et les impuissants. Ce sont toujours ceux qui ont le moins à perdre qui perdent le plus. Au plantureux banquet des cataclysmes, les riches Occidentaux sont les derniers servis. Bush cherche à nous faire croire que nous avons tellement souffert du terrorisme que le monde entier nous doit une compassion illimitée. En réalité, notre droit à figurer dans le palmarès de la Misère est encore lointain. Mais avec notre aide ininterrompue, l’Irak a gagné la première place (nous avons soutenu Saddam alors qu’il gazait des Iraniens, imposé des sanctions qui ont tué un demi-million d’enfants et provoqué deux guerres en l’espace de 2 ans). Qui pourra dire que nous manquons de coeur ?

En tout cas, pas Condoleeza Rice [en charge de la politique extérieure ds Etats-Unis] : « Je suis d’accord que le tsunami a été une merveilleuse opportunité pour montrer non seulement le coeur du gouvernement américain, mais aussi celui du peuple Américain, et je crois que cela nous a permis d’engranger des dividendes importants. » [4]. Elle aurait pu ajouter : et j’espère que la prochaine catastrophe ne tardera pas !

En voyant Colin Powell activer sa calculette pour chiffrer les bénéfices géopolitiques de notre générosité tout en exprimant à quel point il a été choqué, très choqué par la dévastation provoquée par le tsunami, je pouvais presque entendre les Béatitudes de l’Epitre selon Dubya [doubleyou - w - Bush : allusion à son discours religieux lors de la « prise ; de sa deuxième période présidentielle]) : « Bénis soient les enfants que la mer a avalés, car ils susciteront notre compassion. Maudits soient les enfants que nos bombes font sauter, car ils erreront dans les obscurs sentiers de notre indifférence. » Nous avons été le tsunami de l’Irak. Mais ne vous attendez pas à des récoltes de fonds ou a des minutes de silence, ni à des drapeaux en berne ; rien qui puisse permettre à la honte de montrer son hideux visage.

Avec la réélection de Bush, les Américains ont acquis le président qu’ils méritent. Et si vous avez l’impression que depuis Abou Ghraib [prison près de Bagdad] et Guantanamo, Dame Liberté, toute pimpante dans des accoutrements à la mode, ressemble un peu à une prostituée sur le déclin, vous n’avez pas besoin de demander qui est son proxénète : c’est nous.

La libération de l’Irak a commencé avec des bombes intelligentes qui tombaient sur Bagdad. Nous aurions dû savoir que les libérations qui commencent avec une représentation rappelant 9/11, finissent rarement bien.


Bernard Chazelle est professeur en science de l’informatique auprès de la prestigieuse Princeton University. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont The Discrepancy Method : Randomness and Complexity.


 Le site de Bernard Chazelle : www.cs.princeton.edu/ chazelle/

 Source : www.alencontre.org

 Photo : The children of Iraq
www.zonaeuropa.com/01467.htm

[1Laczkovich, M. Equidecomposability and discrepancy ; a solution ofTarski’s circle-squaring problem, J. Reine Angew. Math. 404 (1990), 77-117.

[2100,000 Civilian Deaths Estimated in Iraq, by Rob Stein, WashingtonPost, October 29, 2004.

[3Iraq Body Count Falluja Archive, www.iraqbodycount.org, 2004. http://www.iraqbodycount.net/resources/falluja/.

[4Dr. Rice’s senate confirmation hearing, Agence France Presse, Tuesday, January 18, 2005. http://www.commondreams.org/headlines05/0118-08.htm.


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Viktor Dedaj

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