Dès que les troupes britanniques seront redéployées, les Etats-Unis provoqueront un nouveau bain de sang à Falluja
Patrick Graham, The Guardian, 21 October, 2004
Tandis que le gouvernement britannique prépare l’envoi de ses soldats
dans le nord afin de permettre à l’armée US d’attaquer Falluja, il
est nécessaire de souligner ce que le massacre annoncé signifiera
pour la ville et ses habitants. Falluja est déjà soumise
quotidiennement à des bombardements, pour la préparer à l’assaut
final. L’année qui vient de s’écouler a été terrible pour sa
population. D’abord, elle a été occupée par le 82eme Airborne de
l’armée US, un groupe d’incompétents dont la notion d’adaptation
culturelle se résume à défoncer une porte à coups de pied au lieu de
la faire exploser. Huit mois après l’invasion, la 82eme avait tué
environ 100 civils dans la zone et perdu le contrôle de la ville,
abandonnant aux « marines » la tâche de la reconquérir au mois
d’avril dernier. Après avoir tué environ 600 civils, les marines se
retirèrent, laissant la ville entre les mains de 18 groupes armés,
membres des tribus, islamistes, baasistes, anciens repris de justice
et un certain nombre de combattants non-irakiens censés être dirigés
par le jordanien Abu Musab al-Zarqawi
Les habitants de Falluja se trouvent désormais placés devant un
choix : donner la ville à des étrangers qu’ils n’aiment pas (en
majorité des Arabes) et qui les protégent des étrangers qu’ils
détestent (les américains), ou se faire exploser en miettes par la
machine à tuer la plus efficace au monde, les marines US. L’influence
de Zarqawi sur la résistance a été largement exagérée - en fait, de
nombreux habitants de Falluja pensent qu’il n’existe même pas, et la
plupart n’éprouvent aucun attrait pour le fondamentalisme Salafi face
à leur Soufisme local. Aujourd’hui, de nombreux habitants de la ville
sont même fatigués de leur propres moudjahidin, mais font encore
moins confiance à l’armée US, et pour de bonnes raisons. Récemment,
un officiel de l’administration Bush à déclaré au New York Times que
les bombardements provoquaient une division entre les habitants et
les combattants non-Irakiens. Si la population civile a réellement
été bombardée dans ce but, il s’agirait alors d’un grave crime de
guerre.
Nous avons déjà une bonne idée de ce qui va se passer dans la ville
lors de la prochaine attaque, grâce à première attaque contre
Falluja. Et comme tous les « remake », le prochain sera encore plus
sanglant. Au mois d’avril dernier je me suis retrouvé en train de
traverser très lentement un pont vers Falluja tout en brandissant un
vieux t-shirt blanc : devant moi, les marines bloquaient le pont,
hurlant et m’ordonnant de faire demi-tour ; derrière moi, un large
groupe d’Irakiens qui me hurlaient d’avancer afin de pouvoir me
suivre et traverser le barrage pour porter secours à leurs familles.
Après un certain temps, les marines ont ouvert le pont pour permettre
à des centaines de femmes et d’enfants de sortir, mais les garçons de
plus de 16 ans et les hommes de moins de 60 n’ont pas été autorisés à
quitter la ville. Empêcher les civils de quitter un champ de bataille
est contraire à la Convention de Genève - bien que le terme « champ
de bataille » ne soit pas vraiment approprié pour désigner le
massacre perpétué dans la ville durant la première semaine d’attaque,
lorsque la majorité des victimes civiles furent tués, réduits en
lambeaux par des frappes aériennes chirurgicales et souvent
imprécises.
Les morts furent enterrés dans les jardins ou dans les fosses
communes sur le terrain de foot de la ville. Pendant trois semaines,
5.000 marines ont encerclé la ville de 340.000 habitants - imaginez
une attaque contre Cardiff. Les marines ont crée un cordon mobile
composé de Humvees et de blindés, isolant Falluja du reste du monde.
Dans les airs, les hélicoptères et les avions bombardaient une ville
sans défense anti-aérienne, tandis que les drones volaient en rond à
la recherche de cibles.
Au cours de la première semaine, des combattants irakiens m’ont
raconté que les marines avaient pratiquement pris la ville après
s’être emparés d’une grosse quantité de munitions : des stocks de
mines et de lance-roquettes artisanales dont la mise à feu étaient
assurée par l’allume-cigare d’une voiture. Des bidons avec les
distances peintes dessus étaient placés le long des rues pour
permettre aux rebelles d’ajuster leur tirs de mortiers. Ils étaient
plus qu’une poignée de combattants étrangers ou de baasistes ,
contrairement à ce que raconte partout l’armée US.
A l’origine, la majorité des victimes civiles était causée par les
bombardements qui provoquaient « des blessures multiples, des membres
arrachés, des abdomens éviscérés » selon les médecins de Falluja.
Selon la Convention de Genève, la force employée doit être
proportionnelle et lorsque les images furent diffusées sur les
télévisions arabes - des familles entières mortes empilées les unes
sur les autres - cela n’avait pas l’air d’avoir été le cas ; on
aurait plutôt dit un meurtre en masse. Contre l’avis des commandants
des marines, la Maison Blanche ordonna un cessez-le-feu. La
résistance se regroupa, se ré-équipa et continua le combat.
Je suis retourné à Falluja au cours de la deuxième semaine de combats
avec une fausse pièce d’identité irakienne. J’étais accompagné par un
interprète qui racontait que je souffrais d’un traumatisme au
cerveau. Nous quittâmes Bagdad par des routes gardées par des
combattants guérilleros. Toute la région de Ramadi à Falluja jusqu’à
Bagdad était en révolte. Nous avons traversé les lignes de la
résistance pour accéder aux marines et puis les lignes des insurgés
pour entrer dans la ville. C’étaient les marines qui étaient cernés,
pas les rebelles. C’est pour cela que le l’armée US a besoin des
troupes britanniques, pour libérer leurs soldats.
Les états-uniens ont plus de troupes qu’il n’en faut pour attaquer
Falluja, mais dès qu’ils le feront la zone se révoltera à nouveau, et
il leur faudra tous les hommes disponibles pour contrôler les
villages environnants de Habbaniya, Khaldiya et Al Kharma. Selon le
président Irakien, Ghazi al-Yawar, il y a de fortes chances que
lorsque les marines frapperont Falluja de nouveau, même Mosul, foyer
de trois millions de sunnites, explosera. Contrairement à l’armée US,
P. Yawar sait de quoi il parle et connaît les relations entre tribus
dans la nord, et les réseaux familiaux qui traversent le triangle
Sunnite. Si Mosul se soulève de nouveau, contrôler le nord sera aussi
difficile que de maintenir à la main le couvercle d’une marmite.
Lorsque nous sommes entrés dans Falluja, des hommes en armes nous ont
emmené dans une mosquée pour y être interrogés par une foule de
personnes - d’anciens membres de la police secrète irakienne et des
islamistes - jusqu’à ce qu’un ami de mon interprète nous vienne en
aide. Celui-ci nous a raconté plus tard qu’il y avait 18 otages dans
une autre pièce. La prise d’otages et l’utilisation d’une mosquée
comme base militaire sont des crimes de guerre - tout comme le fait
d’empêcher la fuite des civils. On pouvait entendre de temps en temps
le coup de feu d’un sniper, le vol des drones, le tir des blindés et
des mortiers. A la clinique, les médecins ont levé les yeux au ciel
en entendant mentionner les moudjahidin, mais la majeure partie de
leur colère était dirigée vers les américains. L’hôpital, qui est
situé sur l’autre rive de l’Euphrate, a été coupé du reste de la
ville par les marines - encore un acte douteux selon la Convention de
Genève.
Pire encore, ont raconté les médecins, plusieurs de leurs collègues,
ainsi que des ambulanciers, avaient été touchés par des tirs de
snipers, ce qui constitue encore une grave entorse aux lois de la
guerre. A ce stade, la plupart des civils hospitalisés souffraient de
blessures à la tête ou dans la partie supérieure du corps,
probablement l’oeuvre de snipers des marines. Ce que j’avais vu lors
du bombardement de Bagdad n’était rien en comparaison de ce qui
m’attendait au siège de Falluja. C’était comme si les marines avaient
réussi à effacer de la ville le concept même du mot « sécurité ».
Mon troisième voyage à Falluja eut lieu pendant les négociations qui
devaient remettre le contrôle de la ville à ce qu’on appelle
aujourd’hui la brigade Falluja. Les moudjahidin étaient occupés à
poser des mines aux carrefours, au cas où les négociations
échoueraient. Aujourd’hui toute la ville n’est qu’un gigantesque
engin explosif artisanal. Mais ce que les habitants de Falluja
redoutent plus que tout, ce sont les snipers.
J’ai passé du temps en compagnie à la fois de la résistance et de
l’armée US, et il ne fait aucun doute que les marines pourront
s’emparer de la ville. Mais les Etats-Unis ont pris l’habitude de
gagner des batailles tout en perdant la guerre - et tout en violant
les lois de la guerre. C’est cela que le redéploiement britannique va
déclencher.
– Source : www.guardian.co.uk/comment/story/0,3604,1332130,00.html
Patrick Graham is a journalist who worked in Iraq from November 2002 until August 2004 for the Observer, Harper’s and the New York Times magazines. He is writing a book about his experiences. pwgraham@mailblocks.com.
Guardian Unlimited © Guardian Newspapers Limited 2004
[ NDT - les noms propres de la version originale ont été gardés. Oui, par flemme.]
– Traduction : Cuba Solidarity Project
"Lorsque les Etats-Unis sont venus chercher Cuba, nous n’avons rien dit, nous n’étions pas Cubains."