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Rapport Thélot : déni et fuite en avant

Tout y est dit page 36 :

«  Le projet éducatif de l’École n’est plus, comme hier, porté par un volontarisme politique arrimé à une conception ambitieuse de la Nation et du Progrès. Le discours classique sur les « valeurs » de l’École semble avoir aujourd’hui atteint ses limites. Non pas que les valeurs républicaines soient dépassées ou superflues - bien au contraire - mais elles ne constituent plus la clef d’une nouvelle dynamique des ambitions éducatives de l’École. Car, loin d’être en phase avec la culture de l’époque, l’École semble se trouver avec elle en décalage croissant. »

Qu’est-ce que la « culture de l’époque » ? La « culture démocratique de la négociation ». Ainsi le rapport entérine-t-il un message de la « modernité » et des médias dont l’une des conséquences est de faire croire à la jeunesse que le principe de plaisir est souverain et que tout ce qui s’y oppose constitue une atteinte à la liberté. C’est ce que certains enseignants ont tenté de faire comprendre dans le débat préalable aux travaux de la commission, laquelle rejette avec dédain leurs mises en garde (page 134) :

«  Le grand débat national a du reste fait ressortir l’inquiétude des enseignants face à la divergence qui leur paraît croissante entre les valeurs de l’École et celles qu’exalte l’univers médiatique ; au point que, loin de considérer les médias comme des partenaires possibles, il pourrait sembler à certains nécessaire d’inciter l’École à adopter une posture de « résistance » afin de garantir la transmission de ce qu’ils considèrent être la culture authentique. Consciente du problème que pose aux éducateurs (parents et enseignants) la puissance de la fascination des jeunes pour les médias, la Commission estime cependant nécessaire d’éviter la tentation d’édifier un « mur de fortification » pour protéger les jeunes du « vaste monde » auquel ils ont désormais accès avant même d’arriver à l’École par le biais des multiples outils de communication (télévision, radio, Internet, etc.). »

Les choses étant ce qu’elles sont, et bien qu’on ne sache pas où elles conduisent la civilisation, il ne faut pas résister, mais s’adapter. Autrement dit, la commission et son rapporteur s’en sont tenus sans nuance au principe hégélien selon lequel tout ce qui est réel est rationnel, comme si depuis l’énoncé de ce théorème il n’y avait pas eu Auschwitz, par exemple. Mais ce qu’on entend aujourd’hui par « rationnel », c’est le sens mathématique du terme et non pas la « raison » ; si bien qu’aucune des cuisantes leçons de l’histoire n’est susceptible d’ébranler les certitudes à cet égard.

D’ailleurs, de l’histoire il n’est pratiquement pas question. Cette matière de mémoire et de culture n’appartient pas au « socle des indispensables ». Il est vrai que son enseignement est depuis de nombreuses années fondu dans un brouet idéologique autour des mythes du modèle occidental : mondialisation, marché, démocratie, droits de l’homme, et rien sur l’impérialisme, ses guerres et la crise du paradigme en question. Semblablement, la commission n’a pas jugé utile de se pencher sur la question de l’orthographe qui reflète une réalité à laquelle il convient donc de s’adapter : la subversion angliciste (ou plutôt américaniste) de la langue. De ce fait, la « maîtrise » de cette dernière ne figure dans le rapport que comme une référence formelle. Plus explicite, la maîtrise de « l’anglais de communication internationale » apparaît dans les « indispensables » dès le CE2. Or, ce n’est pas la même chose d’instituer dès l’enfance un bilinguisme, et d’enseigner un anglais utilitaire à des enfants qui n’en ont que faire. Dans le premier cas, il s’agit d’une éducation tout à fait profitable qui marie deux cultures, et elle doit commencer dès la maternelle. Dans le second cas, il s’agit d’acquérir un simple outil de communication, assimilable en moins de six mois lorsque de besoin, par la méthode bien connue, la pratique faisant le reste.

Il ne fait aucun doute que les membres de la commission ont pour préoccupation « la réussite de tous les élèves », ainsi que s’intitule le rapport. C’est au niveau du contenu de la « réussite » que se situe le problème. Par ce terme, les auteurs du rapport entendent l’intégration des individus à un monde en déclin. On quitte alors le domaine de la rationalité, pour celui de la fantasmagorie.

Au titre de cette dernière, se trouve en filigrane le struggle for life qui n’est plus aujourd’hui qu’un struggle to survive dans un contexte de peur et d’angoisse du lendemain pour le plus grand nombre ; et ce, à l’échelle planétaire. Dans l’école républicaine d’avant le délire, on nous apprenait déjà que « la chose la plus importante dans la vie est le choix d’un métier ». D’un point de vue philosophique, ce n’était pas d’une grande subtilité, mais au moins pouvait-on y croire : nul ne doutait alors, ni les parents, ni les élèves, de « l’intégration dans la vie active ». Il n’en va plus de même aujourd’hui. Certes, les commissaires ne sont pas allés au-delà de la croyance dominante selon laquelle le remède au chômage consiste en une formation plus adaptée au « marché », une meilleure « flexibilité » et une plus grande « mobilité », et non pas un volontarisme politique. Mais ils auraient pu prendre en compte le nombre d’élèves par classe et prendre conscience de ce que la persistance du chômage et la désertification économique de régions entières hypothèquent gravement la confiance en l’utilité de l’enseignement scolaire, aux yeux précisément des plus défavorisés que le rapport prend en si bonne part. Il est vrai qu’alors le rapport remis au premier ministre se serait résumé à ce simple aphorisme : l’école résoudra ses problèmes, quand la société aura entrepris de résoudre les siens.

Chômage et nombre d’élèves par classe, ou nombre de postes d’enseignants pourvus, ressortissent à une motilité commune. Il s’agit de la « lutte contre l’inflation », c’est-à -dire de la politique néo-malthusienne de répression budgétaire, imposée par le traité de Maastricht et bientôt coulée dans le bronze avec la « constitution européenne ». A la base de cette politique, il y a bien une réalité, d’ailleurs statistiquement mesurable : le durcissement de la relation entre taux de croissance et indice des prix. Désormais, chaque pourcent de croissance se traduit par une hausse des prix du même ordre. Le dilemme auquel se voient confrontés les pouvoirs politiques est alors celui de devoir choisir entre Charybde et Scylla. Ou bien ils privilégient la « lutte contre l’inflation », mais ils doivent dans ce cas réprimer autant de croissance qu’ils souhaitent contenir d’inflation (un objectif zéro nécessiterait ainsi une croissance nulle). Ou bien ils privilégient la croissance, mais dévalorisent alors d’autant le profit qu’elle génère, du fait de la hausse des prix. C’est de ce dilemme, c’est-à -dire de la crise du système-monde occidental, que découle la répression frénétique des budgets publics. Mais c’est une réponse complètement irrationnelle qui dans le même temps élargit la privatisation de l’économie, renforçant ainsi le rôle des marchés financiers et donc de la spéculation, premier facteur d’inflation.

La proposition d’enseigner un anglais utilitaire à partir du CE2 procède, de la part de la commission, d’une semblable irrationalité. A la base, une réalité elle aussi statistiquement mesurable : l’expansionnisme de l’économie et de la culture états-uniennes. Les commissaires, comme la quasi-totalité de la classe politique et médiatique, réagissent à cette réalité comme si elle était d’une part irrépressible et d’autre part justifiée. Or, l’hégémonie économique des Etats-Unis dépend directement de leur consommation d’énergie et de matières premières par tête dont l’excès, par rapport aux autres pays industrialisés, n’est possible qu’en raison du déficit structurel croissant de la balance commerciale américaine. C’est-à -dire que les USA ne paient qu’une partie des ressources qu’ils consomment.

Le fait que le dollar soit la monnaie planétaire de l’endettement, mais que son émission soit une exclusivité discrétionnaire de la Federal Reserve, confère en effet aux USA le privilège d’accumuler envers le reste du monde une dette qui ne sera jamais remboursée et de la transformer en un investissement exogène dans leur économie. Il ne s’agit pas de diaboliser les USA. Cette polarisation n’a pas été imposée par la force. Elle a été voulue par la plupart des gouvernements de la planète, y compris européens, et les Etats-Unis ne sauraient en être tenus pour seuls responsables. Quand en 1971 le président Nixon a décidé de mettre un terme à la convertibilité du dollar, le reste du monde pouvait parfaitement choisir une autre monnaie d’endettement. Un panier de devises, par exemple. Aujourd’hui, la Banque Centrale Européenne pourrait très bien exiger des USA qu’ils soldent leur balance sur l’Europe en euros et non plus en dollars.

La contrepartie de ce déséquilibre, c’est un solde migrateur des cerveaux au bénéfice des Etats-Unis. Dans l’histoire du monde, le solde migrateur a toujours épousé la polarisation des richesses, pour une raison évidente. On ne reste pas dans les territoires où le revenu intérieur par tête diminue ; et un territoire s’appauvrit de la sorte, quand sa balance commerciale est positive, c’est-à -dire quand le prix de ses exportations n’est pas intégralement réglé par le plus puissant de ses partenaires. C’est donc ce que signifie pour le reste du monde, on vient de le voir, le signe systématiquement négatif de la balance commerciale américaine. Phénomène vieux comme la civilisation urbaine, qu’on observe déjà à Sumer, Babylone, Athènes, Rome, dans l’Europe du 16e siècle et l’Angleterre des siècles suivants jusqu’en 1930.

Ainsi s’explique, par conséquent, la supériorité technologique américaine qui n’est nullement le fruit d’une meilleure connexion de la recherche avec les entreprises. Les européens qui croient à cette légende commettent une grave erreur de perspective. Ils oublient d’autre part qu’en amont des succès technologiques de l’Amérique, outre le solde migrateur ordinaire, il y eut l’afflux de culture et d’intelligence spéculative chassées d’Europe par Hitler, Staline et la guerre. Et le bilan comparé de la productivité industrielle en Europe et aux USA n’est nullement en faveur de ceux-ci, si l’on excepte l’industrie de l’armement.

Or, le privilège approche une limite, à laquelle les USA ne seront bientôt plus en mesure d’imposer leur hégémonie économique. Les stratèges pressentent qu’ils ne pourront pas, cette fois, rentabiliser l’aventure irakienne comme en 1991. La croissance de la pauvreté, d’autre part, n’épargne pas la première puissance mondiale. Enfin, avec l’Argentine, le Brésil et le Vénézuéla, le pré carré latino-américain a commencé à se soustraire de la tutelle de Wall Street et du FMI., cependant que l’espagnol est devenu une seconde langue officielle aux USA. Il n’est pas exclu que d’ici dix ou quinze ans les actuels élèves de CE2, formés à « l’anglais de communication internationale », entrent dans la « vie active » d’un monde transatlantique qui parlera espagnol.

Romain Kroës, 13 octobre 2004

 Source : Clivages : http://perso.wanadoo.fr/clivages

Copyright © Romain Kroës

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Romain Kroës est chercheur en économie, co-fondateur de l’association l’ IREP, Institut de Recherches Epistémologiques et Politiques.

- Transmis par PeADk pea.dk@laposte.net.

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