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L’Etranger de Camus : humanisme universel ou solipsisme pied-noir ?

Début avril, la librairie L’Harmattan organisait un hommage à Henri Curiel, fondateur de Solidarité, une organisation d’aide aux mouvements d’indépendance et anti-fascistes, autour d’un film-enquête sur son assassinat (jamais élucidé) en 1978 : Emilie Raffoul et Jean-Charles Deniau, les auteurs de : Henri Curiel, un crime politique, ont pu apporter de nouveaux éléments simplement en prenant au sérieux la revendication du meurtre par le groupe Delta, émanation de l’OAS ; Henri Curiel a vraisemblablement été tué en tant que porteur de valise du FLN, à une époque, la présidence de Giscard d’Estaing, où les anciens de l’Algérie française étaient revenus en force dans les institutions de l’Etat, et en particulier au SDECE.

Henri Curiel, né en Egypte, aurait donc pu, par son action en faveur de l’Algérie indépendante, dire, comme Frantz Fanon, né en Martinique : "Nous, les Algériens". Par contre, les colons européens qui, tout en se réclamant d’une identité algérienne, ont toujours vécu le dos tourné aux Algériens, sont restés des étrangers, et le roman de Camus, L’Etranger, paru en 1942, en est la meilleure illustration.

Cet ouvrage est toujours cité avec le respect dû au sacré, ce respect qui empêche toute réflexion et toute interrogation personnelle. Au point qu’on en vient à s’auto-censurer : un livre raciste, L’Etranger ? je suis seule de mon avis, donc je dois me tromper (mais lit-on encore vraiment le livre ?).

Aussi faut-il saluer l’étude de Jean-Luc Moreau : Camus l’intouchable (paru en 2010), qui se centre sur les polémiques suscitées par son essai le plus célèbre, L’Homme révolté (1951) et étudie les arguments des critiques. Mais d’abord, il cite cette phrase de Sartre, alors rédacteur en chef des Temps Modernes, auquel Camus se plaignait des critiques de son collaborateur, Henri Jeanson - phrase qui expose bien le statut particulier de Camus et ses curieuses stratégies défensives : "Mais dites-moi, Camus, par quel mystère ne peut-on discuter de vos oeuvres sans ôter ses raisons de vivre à l’humanité ? Par quel miracle les objections que l’on vous fait se changent-elles sur l’heure en sacrilèges ?"

Oublions donc le statut de vache sacrée de Camus, et lisons simplement (sinon naïvement) L’Etranger. D’emblée, c’est le lecteur qui se sent étranger : où est-on ? Quelle est cette ville surréaliste qu’on appelle Alger, et où ne vivent que des Européens ? et dont l’européanité est tout de suite martelée par toute une série de noms : Meursault, Marie Cardona, Raymond Sintès, Thomas Pérez, Salamano, Céleste composent une société homogène où tous, restaurateur, chef ou collègues de bureau, souteneur, voisins, tous sont européens ; de même que les noms de personnes, les noms de lieux sont européens : évoque-t-on une rue ? c’est la rue de Lyon ; quitte-t-on Alger ? c’est pour aller à Marengo. L’écriture blanche de Camus nous plonge dans une véritable hallucination : histoire, géographie, nous oublions tout, de sorte que, quand on voit apparaître un groupe d’Arabes, on sursaute : des Arabes, à Alger ? mais d’où sortent-ils donc ? Après la surprise vient la réflexion : pourquoi faire intervenir des Algériens dans un roman où tout est fait pour nier leur existence ?

Et on arrive à la grande question que pose le roman, et que Bernard Pingaud, dans son étude sur L’Etranger publiée en 1992 dans Folio foliothèque, formule ainsi : "pourquoi Meursault tue-t-il un Arabe ? Ou plutôt, car la question ne peut être posée qu’à l’auteur lui-même : pourquoi Camus, au risque de provoquer un malentendu avec ses lecteurs, choisit-il cette victime-là plutôt qu’une autre ?".

On dira que l’identité de la victime n’a aucune importance : L’Etranger est un roman métaphysique, le meurtre n’est qu’une étape dans l’itinéraire spirituel de Meursault. Mais, si nous sommes dans l’universel, la question n’en est que plus insistante : pourquoi spécifier que la victime est arabe ?

En fait, la réponse la plus appréciée semble être de type psychanalytique : derrière l’Arabe se cacheraient les personnages du triangle oedipien : en tuant l’Arabe, Meursault tue le Père, voire la Mère castratrice ! Mais cette solution ne fait que confirmer le refus de considérer l’Arabe en tant qu’Arabe et poursuit le travail de néantisation des Arabes dans le livre.

Voyons, en effet, quel rôle y jouent les Arabes. La première présence arabe est celle d’une infirmière de la maison de retraite : pourquoi, à propos d’un personnage qu’on ne reverra plus, nous informer qu’"elle a un chancre" ? "j’ai vu qu’elle portait sous les yeux un bandeau qui faisait le tour de la tête. A la hauteur du nez, le bandeau était plat. On ne voyait que la blancheur du bandeau dans son visage." La première figure arabe qu’on rencontre est donc une momie, un fantôme, et cette histoire de chancre, parfaitement gratuite, gêne : il est difficile de ne pas y sentir une agressivité inconsciente que la suite ne fera que confirmer. La deuxième Arabe apparaît en effet, elle aussi, de façon curieuse : d’abord c’est "une dame", la maîtresse de Raymond, un souteneur furieux de son refus de "travailler" pour lui, qui la menace de mauvais traitements divers (il veut la "marquer" pour la punir) ; ce n’est qu’au bout de quatre pages qu’on apprendra qu’elle est arabe et, après avoir été giflée et tabassée, elle disparaîtra de l’histoire. Mais elle nous permet auparavant de faire quelques autres remarques : lui écrivant une lettre au nom de Raymond, Meursault voit qu’elle a un nom arabe, mais cela restera une simple allusion : aucun nom arabe n’a droit de cité dans L’Etranger ; enfin, Camus la qualifie de "Mauresque" : excepté dans le cas de l’infirmière, le nom masculin Arabe fait en effet Mauresque au féminin, l’Arabe est une espèce masculine, sans contrepartie féminine. Faut-il y voir une délicate galanterie de la part de Camus ? "Mauresque" serait un euphémisme pour Arabe ! Mais cette façon de diviser hommes et femmes arabes évoque pour moi une stratégie très actuelle, celle qui consiste à opposer les "beurettes", meilleures élèves et plus intégrables, aux jeunes des cités, présentés, eux, comme des brutes machistes ; mais le roman montre clairement que, plus qu’un projet de libération, cette stratégie de division cache une volonté de s’approprier les femmes arabes.

Quant aux hommes arabes qu’on voit apparaître, venant de nulle part, à trois reprises, ils n’auront jamais qu’une présence collective et fantomatique : on sait bien que la personne est une invention de l’Europe de la Renaissance ! Les Arabes, eux,ne sont pas des personnes, mais une ethnie, une tribu, dont les éléments sont interchangeables : aucun n’a de nom, prénom ou patronyme, même le nom de la victime ne sera jamais cité, ni pendant l’instruction, ni pendant le procès. Le récit de la rencontre sur la plage présente ainsi un côté obsessionnel qui suscite le malaise : "deux Arabes en bleu de chauffe", "vers les Arabes", "nos deux Arabes", "l’Arabe n’a pas bougé", "l’Arabe a tiré son couteau" (geste qui, dans ce récit au
style behaviouriste, est l’équivalent d’une analyse stéréotypée de la "psychologie arabe"). Les Arabes ne sont donc que des silhouettes anonymes, muettes, sans regard ("les Arabes nous regardaient en silence, mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts" : ils n’ont donc qu’un regard vide, inhumain), et sans identité sociale : même leurs "bleus de chauffe graisseux" ne sont pas mis en rapport avec le travail, mais seulement
avec la saleté.

De toute façon, hommes ou femmes arabes n’existent plus dès que le meurtre est commis ; on voit donc quel est leur rôle dans le roman : battus, tabassés, tués, ils sont de simples utilités, un prétexte pour rendre plausible le jugement de Meursault. De même que dans l’idéologie bien-pensante les pauvres n’existent que pour que les riches puissent faire de bonnes oeuvres et gagner le Paradis, l’Arabe, ici, n’a d’autre raison d’être que de permettre à Meursault d’accomplir son parcours existentiel : seuls les Européens sont des fins.

Du reste, dans la scène du meurtre, l’Arabe n’est pas tué, mais proprement néantisé : à la première balle, Meursault comprend qu’il a "détruit ( quoi ? une vie humaine ? non !) l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux" ! et les quatre balles suivantes s’enfoncent dans "un corps inerte", une sorte de punching ball. Finalement, c’est un meurtre narcissique, une nouvelle version du portrait de Dorian Gray : Meursault ne tue que son bonheur, l’Arabe n’était qu’une métaphore.

Aussi le procès sera-t-il une affaire entre Européens : Meursault cherche parfois des yeux Marie, sa fiancée, un journaliste, une femme rencontrée un jour au restaurant, mais il ne risque pas de rencontrer le regard des parents de la victime : ils n’existent pas, même la soeur de l’Arabe, origine de l’affaire, est oubliée, elle ne sera bien sûr pas appelée à témoigner.

Curieusement, cette façon de néantiser les Arabes, Sartre la relève aussi dans l’attitude de Camus à l’égard de son critique, H. Jeanson : "Votre but n’est-il pas de transformer votre critique en objet, en mort ? Vous parlez de lui comme d’une soupière ou d’une mandoline."

En cette année cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie, c’est-à -dire de l’accession des Algériens au rang de personnes et de fins, s’obstiner à voir dans L’Etranger un chef-d’oeuvre humaniste est donc une insulte. Il faut au contraire réactiver la lecture politique du roman, apparue lors de la guerre d"Algérie : oui, comme l’affirme Connor Cruise O’Brien (cité par Pingaud), L’Etranger décrit "inconsciemment la réalité coloniale", et d’un point de vue, selon Isabelle Ancel, naïvement "pied-noir" ; Pingaud résume ainsi la thèse de cette dernière : "La part obscure de L’Etranger, ce qui "échappe" à son auteur, ne serait donc rien d’autre que le fantasme meurtrier des Français d’Algérie, libéré par l’écriture".

Simplification appauvrissante, s’écrie le même Pingaud ! On peut compliquer tant qu’on voudra les interprétations de L’Etranger, mais il faut partir de cette lecture historique et politique : le solipsisme de Meursault, c’est celui d’une société coloniale qui s’efforce de ne pas voir les Algériens ; c’est elle qui voudrait que le soleil l’éblouisse, comme dans la scène sur la plage, au point de rendre les Arabes invisibles (comme le fait le chancre pour l’infirmière) ; et, si cela ne suffit pas, il restera à dégainer son revolver.

Anachronisme, dira-t-on encore : en 1942, Camus ne pouvait pas anticiper l’insurrection de 1954. Mais, dans La Peste, publiée en 1947, deux ans après les massacres de Sétif, on retrouve la même société européenne de l’entre-soi, le même aveuglement aux Arabes, le même effacement du contexte historique et politique. On veut voir dans La Peste l’allégorie de l’Occupation nazie, mais quelle pire manifestation de pharisaïsme que cette dénonciation de l’occupation de la France par les nazis, située dans un pays occupé par la France, et où les occupés sont rayés de la carte !

L’humanisme de Camus dans L’Etranger (comme dans La Peste, comme dans L’Homme révolté) est un nuage d’encre : l’humanisme ne se proclame pas, il se prouve par le respect et la curiosité à l’égard des hommes, et l’engagement aux côtés de ceux dont la dignité est bafouée par un contexte politique concret. Camus fait le contraire : il s’abrite derrière des intentions et des notions générales "généreuses" pour effacer tout contexte concret d’oppression, et ses thuriféraires adoptent une stratégie de la duplicité analysée par Bourdieu à propos des intellectuels médiatiques comme Bernard-Henri Lévy : pourquoi demander à Camus de parler des revendications des Algériens ? Ceci est un livre métaphysique. Pourquoi la victime ne serait-elle pas arabe ? C’est le contexte socio-historique qui justifie ce choix.

Mais la portée métaphysique du livre est aussi légère que son contenu historique : le sentiment d’étrangeté des existentialistes comme Sartre vient de la prise de conscience de la contingence : pourquoi moi ? pourquoi ici ? Au contraire, Camus nous propose en Meursault un Etranger anecdotique sur fond de bonne conscience de la part de toute une société convaincue d’être à sa place en Algérie, incapable d’imaginer, non seulement l’Algérie sans les Français, mais même l’Algérie avec les Algériens. Le voile métaphysique est même une (auto- ?) mystification : Camus n’insiste tant sur l’étrangeté métaphysique de Meursault que pour faire oublier l’étrangeté politique des Français en Algérie.

Rosa Llorens

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Publié chez Publibook, une maison d’édition française, le roman de Kristian Marciniak : « Cuba mi amor » circule dans Paris ces jours-ci. Dans un message personnel adressé au chroniqueur de ce papier, l’auteur avoue que Cuba a été le pays qui lui a apporté, de toute sa vie, le plus de bonheur, les plus grandes joies et les plus belles émotions, et entre autres l’orgueil d’avoir connu et travaillé aux côtés du Che, au Ministère de l’Industrie. Le roman « Cuba mi amor » est un livre (…)
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