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Amérique latine : le populisme radical, un sujet non identifié, par Adolfo Gilly.


In Le Monde Diplomatique, édition Brésil (Buenos Aires), juin 2004.


1. Le général James Hill, chef du Commandement Sud de l’armée des Etats
Unis, dans un rapport présenté le 24 mars 2004 devant le Comité des Forces
Armées de la Chambre des Représentants des Etats Unis, outre les mentions
obligées au terrorisme et au narcotrafic comme questions touchant à la
"sécurité hémisphérique", ajouta : "Ces menaces traditionnelles se
complètent désormais d’une menace émergente principalement caractérisée
comme un populisme radical, qui sape le processus démocratique en
réduisant, au lieu de les développer, les droits individuels". [1]


Selon le chef du Commandement Sud, ce courant politique est incarné par
"quelques dirigeants" qui, en Amérique Latine, "exploitent les profondes
frustrations dues à l’échec des réformes démocratiques dans la fourniture
des biens et services attendus. En exploitant ces frustrations, lesquelles
vont de pair avec les frustrations causées par les inégalités sociales et
économiques, les dirigeants sont en train de renforcer leurs positions
radicales en alimentant le sentiment anti-étatsunien". Il prit comme
exemples le Venezuela, la Bolivie et Haïti, mais aussi fit état du
questionnement sur la validité des réformes néolibérales exprimé dans le
Consensus de Buenos Aires signé en octobre 2003 par les présidents du
Brésil et d’Argentine, Luiz Ignacio Lula da Silva et Nestor Kirchner, et
dans lequel était mis l’accent sur le respect aux pays pauvres".

Ce chef militaire, le plus puissant de la région, qui s’appuie sur le
Pentagone dont il est un porte-parole, estime néanmoins que le "populisme
en soi n’est pas une menace" : "La menace surgit quand il se radicalise
par un dirigeant qui utilise de manière croissante sa position et l’appui
d’une partie de la population pour transgresser graduellement les droits
de tous les citoyens". Il ne s’agit pas tant d’une réapparition des
mouvements populaires nationalistes postérieurs à la Seconde Guerre
Mondiale, lesquels étaient dénommés "populismes", mais plutôt d’une
tendance nouvelle, surgie de la situation créée par les réformes
structurelles néolibérales des deux dernières décennies dans le continent.

Le général Hill fait allusion, en fait, à un phénomène difficile à 
définir si l’on se reporte aux expériences de mouvements comme ceux
conduits par Juan Peron en Argentine, le MNR en Bolivie, Jacobo Arbenz au
Guatemala, Jango Goulart au Brésil, et qui a culminé à l’extrême avec
Fidel Castro et Salvador Allende. Le recours réitéré contre eux fut, à une
époque, les coups militaires ou les invasions sous le patronage du
Département d’Etat de Washington et du Pentagone, dont le représentant et
le porte-parole dans cette région est aujourd’hui le général James Hill.

Le seul qui ait survécu, entre autres raisons parce qu’il rompit les
règles du jeu, transforma sa révolution nationale en révolution sociale,
expropriant les vieilles classes sociales propriétaires de la terre et de
l’argent, dissolvant leur armée, réorganisant la nation et affrontant
directement le pouvoir impérial, est le mouvement cubain.
Significativement, un trait commun de ces nouveaux sujets politiques que
le général Hill identifie comme "populistes radicaux" est que dans la
diversité de leurs politiques nationales tous maintiennent une relation
proche avec Fidel Castro et son gouvernement : Lula, Kirchner, Chavez, Evo
Morales, et d’autres encore comme Tabaré Vazquez. Je ne pense pas que ce
détail, qui fait de Cuba un pont d’une époque à l’autre, échappe au
général, bien qu’il ne lui convienne pas pour le moment de trop le mettre
en évidence. De toute façon, ces deux grandes institutions du capital que
sont le FMI et le Pentagone, garantes de la domination mondiale et de
l’hégémonie des EU, cherchent à redéfinir depuis leurs positions de
pouvoir, leurs relations avec une nouvelle réalité qu’ont voit poindre en
Amérique latine. Pour le général James Hill il s’agit d’une "menace
émergente". Il convient donc de considérer cette situation depuis l’autre
extrême et d’essayer de porter un regard à l’intérieur des réalités
sociales génératrices de cette "menace".


2. Le néolibéralisme est, avant d’être un modèle économique comme on a
l’habitude de le qualifier, un mode de domination à l’échelle mondiale et
nationale issue de la restructuration globale et de l’expansion mondiale
des relations capitalistes inaugurée au milieu des années 70, à la suite
de la défaite des EU au Vietnam.

Cette restructuration globale (appelée aussi globalisation) culmina dans
les années 90 avec la grande ivresse des privatisations (c’est-à -dire le
dépouillement et l’appropriation privée des biens communs des nations et de
ses peuples) ; la flexibilisation du travail (à savoir l’affaiblissement ou
la destruction des structures juridiques protectrices du travail) ; la
dérégulation financière et commerciale (à savoir l’activité sans
restriction et toute puissante du capital financier dans les relations
entre capitaux et entre eux et les Etats, leurs législations et leurs
finances publiques) ; l’incorporation de plein droit au marché capitaliste
d’ immenses réserves de forces de travail et des extensions territoriales
illimitées de Russie, de Chine, d’Europe de l’Est et du Sud-Est asiatique ;
et les innovations scientifiques et technologiques qui, mises au service de
la valorisation du capital, subordonnent à ce dernier les processus de la
nature et l’utilisation sans loi ni contrôle des ressources naturelles
(eaux, végétation, atmosphère, biodiversité, patrimoine génétique) qui
depuis des temps immémoriaux étaient pensés et vécus comme habitat du genre
humain, comme la partie externe, la condition d’existence et de
reproduction naturelle de son existence corporelle et spirituelle en tant
qu’espèce.

Le néolibéralisme, la dérégulation, signifie la destruction des
protections juridiques, sociales et institutionnelles que les luttes et
les efforts des travailleurs et de la société construisirent tout le long
du XXe siècle ainsi qu’au travers des deux grandes guerres mondiales et
des révolutions et mouvements coloniaux et sociaux. C’est l’expropriation
et l’appropriation privée par les diverses compositions du capital d’un
patrimoine commun protecteur hérité par les peuples, construit, augmenté
et transmis aux générations successives sous la forme de services publics,
d’institutions de santé et d’éducation publiques, d’espaces territoriaux
protégés. Là se trouvaient les "économies" et les "placements" collectifs
accumulés de génération en génération, dilapidés en Argentine, au Mexique,
en Bolivie, au Brésil et dans d’autres pays du continent, surtout au cours
de la décade des années 90 du siècle dernier, version fatidique et
démultipliée de la Belle Epoque des oligarchies terriennes de la fin du
XIXe et du début du XXe.

Formulée dans son expression la plus abstraite, l’expansion néolibérale du
capital non sujette au contrôle ni aux lois peut se résumer comme un
processus universel, global, de destruction de formations mineures de
capital, de technologies devenues obsolètes et, surtout, de dévalorisation
de la force de travail à l’échelle planétaire par l’incorporation de
centaines et de centaines de millions de nouveaux êtres humains au marché
capitaliste du travail et par la déqualification ou l’expulsion de ce même
marché de beaucoup de millions d’autres, convertis en main d’oeuvre aussi
obsolète et excédentaire que les machines elles aussi déplacées. La
compétition sans loi ni régulation dans le sein du marché global, mondial,
de la force de travail salariée et sa consécutive dévalorisation globale en
relation avec la masse des marchandises produites, sera alors l’ultime
signification de la dérégulation néolibérale. [2]


3. Mais les lois et institutions qui dans chaque nation régulaient les
relations entre capital et travail et entre les différents capitaux
impliquaient aussi un mode de régulation des relations politiques de
commande et d’obéissance, une forme de la domination et la subordination
légitimée par les lois et les coutumes de chaque communauté nationale et
étatique. Elles signifiaient, en d’autres termes, la construction dans la
société d’une hégémonie des classes dirigeantes sur les classes populaires
ou subalternes élaborée au cours de l’histoire récente au travers de
conflits, d’accords, de résistances, de pactes, d’organisations.

Le néolibéralisme dans les pays d’Amérique latine fonde sa domination sur
une société d’individus atomisés. Il veut, non pas des interlocuteurs, mais
des vendeurs solitaires de leur force de travail individuelle et des
citoyens définis comme consommateurs de marchandises et non comme
titulaires des droits.

Le néolibéralisme détruit ainsi les fondements de l’antique hégémonie. Mais
pour parvenir à ses fins, il détruit par là même la légitimité que cette
forme de gouvernement et de domination avait établie. Le néolibéralisme en
vient à construire une nouvelle domination qui remplace les interlocuteurs
organisés par des spectateurs médiatiques et des électeurs solitaires. Mais
cette voie ne lui permet pas de conquérir une nouvelle légitimité auprès
des populations appauvries, au chômage et déracinées, qu’il engendre. Il
impose son ordre par la triple coercition de la force, de la nécessité et
de la faim, mais il ne parvient pas à susciter le consentement des
gouvernés.

Les régimes politiques néolibéraux créent un équivalent de ce que
l’historien Ranajit Guha a rencontré dans le régime colonial britannique en
Inde : une domination sans hégémonie. [3]

Il s’agit d’une mutation que la sociologue Maristella Svampa illustre en
Argentine par la métaphore de "la place vide", la vacance de l’antique lieu
de rencontre symbolique entre la conduite politique de l’Etat protecteur et
"le peuple", le lieu géométrique du populisme nationaliste d’autrefois. [4]

En ce début de XXIème siècle, les places commencent à se remplir. Mais ce
sont d’autres protagonistes, d’autres sujets sociaux et politiques encore
en formation, d’autres dimensions de la colère et de la rage qui sont
convoqués : la marche indigène de l’EZLN sur la ville de Mexico en mars
2001, les places argentines du "qu’ils s’en aillent tous" qui renversèrent
le président De la Rua en décembre 2001, la population indigène insurgée
d’El Alto et de l’Altiplano qui prit La Paz et chassa Sanchez de Lozada en
octobre 2003. Ces multitudes avaient leurs symboles et leurs raisons
propres, mais aucun conducteur pour aller à leur recherche.


4. Le régime néolibéral, comme on le sait, a créé une nouvelle masse de
dépossédés, de déplacés, d’informels, d’hommes et de femmes sans travail
stable ou qui ne l’ont jamais obtenu, sans qualification sur le nouveau
marché du travail, d’enfants arrachés au cycle éducatif et lancés dans le
travail infantile, dans la mendicité ou les trafics illégaux, migrants,
déracinés, précaires, marchands ambulants, cartoneros (ndt : hommes, femmes
et enfants, individus ou familles entières, qui font les poubelles des
grandes villes, à Buenos Aires ou ailleurs), pepenadores (ndt : au Mexique,
chiffonniers informels travaillant en famille à la récupération-recyclage
dans les décharges publiques). Un processus de mélange et de fermentation
permanente et brutal de la force de travail et des classes subalternes
prend place dans les territoires et espaces nouveaux de vie situés en marge
des processus productifs et des centres urbains ; et au sein d’une
population d’êtres hu mains qui portent en eux l’héritage immatériel des
vieux savoirs et de leurs histoires et expériences condensées et mythifiées
dans leurs récits.

C’est une population qui s’adapte à la nouvelle réalité du chômage, de
l’absence de protection, de la précarité et de la faim ; il en sort, non la
passivité ou la solitude des individus, mais un mélange insolite de
transmis, de perdu et de vécu, avec de nouvelles formes d’autoactivité et
d’organisation dont le siège principal est aujourd’hui le territoire et non
la production : comités de voisinage à El Alto de La Paz, piqueteros (ndt :
chômeurs, précaires, qui coupent les routes en famille) et organisations
communautaires en Argentine, assemblées de bon gouvernement au Chiapas,
Mouvement des Sans Terre au Brésil.

Ainsi sont visibles, en Bolivie et au Mexique, l’héritage de la communauté
indigène et des expériences d’organisation paysannes et minières, en
Argentine les savoirs organisationnels des piqueteros et piqueteras, des
assemblées communautaires et des usines occupées, dont l’origine remonte
aux formes séculaires de l’action directe du syndicalisme révolutionnaire
et à la forme plus récente du syndicalisme des délégués de section, des
commissions internes et des assemblées ouvrières du premier péronisme et de
la période chaude des grèves générales de la fin des années 60 et début des
années 70 du XXe siècle.

Le regard du chercheur et de l’historien, au-delà de la chronique
immédiate, ne peut manquer de constater la réapparition et la présence
extraordinairement diffuse de ces expériences dans les nouveaux mouvements,
y compris chez les participants qui du fait de leur jeunesse ne les ont pas
vécu mais les ont reçues en tant que patrimoine culturel des classes
subalternes. [5]


5. Ces mouvements s’approprient les espaces de liberté d’action ouverts par
le démantèlement des contrôles corporatifs du "populisme classique" (pour
l’appeler ainsi) et par les "règles du jeu" du néolibéralisme, qui invoque
la démocratie représentative comme la norme, respecte formellement les
droits politiques des citoyens et les droits politiques des individus.
L’usage politique des forces répressives contre les mouvements populaires,
quoique jamais abandonné, est devenu "illégitime" selon ces règles.

Cette illégitimité n’est pas un fait mineur, mais un espace réel ouvert aux
nouveaux archétypes du "permis" installé dans l’imaginaire collectif. Il
est nécessaire d’avoir présent à l’esprit comment ces forces politiques et
militaires furent affrontées physiquement et acculées à reculer face aux
mobilisations de décembre 2001 en Argentine et de février et octobre 2003
en Bolivie, bien qu’il en ait coûté des dizaines de morts dans le premier
cas et plus d’une centaine dans l’autre, et que les deux présidents qui
tentèrent de rester au pouvoir par la force militaire et l’état de siège
durent se démettre et s’en aller. Mais ces espaces de liberté d’action
existent et se maintiennent surtout parce que les classes populaires et
subalternes s’en sont emparés comme des lieux d’autoorganisation.

C’est dans des moments comme ceux là quand l’espace de la politique presque
toujours invisible des subalternes-cette politique élémentaire et dense qui
se passe dans le quartier, dans la communauté, dans les lieux de
production, dans les villages, et qui dans les textes canoniques ne mérite
pas l’honneur d’être considérée "politique" mais vie quotidienne,
commentaire, commérage, rumeur ou conflit local-dispute la visibilité, les
premiers plans et les espaces publics à la politique institutionnelle de la
démocratie représentative, à la chambre des législateurs, présidents,
juges, dirigeants, patrons de télévision, "formateurs d’opinion" et autres
acteurs habituels du théâtre visible de la politique dominante.

Les places pleines sans dirigeants stables et reconnus sont encore, à 
l’heure actuelle, un soulèvement des espaces autonomes et des discours
cachés de la politique des subalternes contre le monopole exclusif de
l’idée de politique par les très diversifiés acteurs qui conçoivent cette
activité non comme une relation habituelle entre êtres humains mais comme
une profession de spécialistes.

Des moments comme ceux-là sont, en même temps, porteurs de processus
constitutifs de nouvelles légitimités en formation. Les programmes et les
organisations flottent comme des bateaux sur une mer agitée, remuée par des
courants opposés et pas enregistrés dans les cartographies existantes.
C’est un état de choses qui n’a pas encore de représentation accomplie et
identifiée dans le domaine de la politique publique de la république, une
situation de croisement entre la déstructuration causée par le
néolibéralisme et le soulèvement social contre lui, c’est ce que le général
Hill qualifie dans son langage d’ "explosion des frustrations profondes".


6. Le néolibéralisme est une proposition de société qui remplace les
sécurités des institutions et des législations protectrices, y inclus
l’institution politique républicaine, par les insécurités, les hasards et
les mirages du marché autogéré. C’est aussi, également, une société de
l’incertitude et de la peur : peur des subalternes d’aujourd’hui du
chômage, de la table vide, de la détresse des enfants, des anciens et des
adultes ; peur des classes propriétaires enfermées dans leurs quartiers
réservés du vol, de la perte de leurs biens et de leurs vies, et haine des
classes subalternes criminalisées et vues une fois de plus comme des
"classes dangereuses" comme des "terroristes", comme des monstres du mal.

En Amérique latine le néolibéralisme a broyé, ou déplacé dans des lieux
secondaires, la bourgeoisie industrielle de la seconde après-guerre, les
"industrialisateurs", ses représentants et intermédiaires programmatiques
et politiques, des spécialistes de la CEPAL (ndt : Commission économique
pour l’Amérique latine créée par l’Onu en 1948, d’inspiration
principalement keynésienne) aux nationalistes populaires ; et en même
temps, il a recyclé les plus solides de ces capitaux industriels, côte à 
côte avec les propriétés des antiques classes terriennes rentières, sous la
conduite du capital financier, par vocation transnationale tout en étant
par destination et nécessité amarré à la protection et au refuge de l’Etat
national néolibéral.

Les mouvements des subalternes, organisés sur le territoire (routes
coupées, travail communautaire, comités de voisins, assemblées de
quartiers) ne cherchent pas pour l’heure comme interlocuteur ces patrons
d’industrie, l’ancien patronat industriel et commercial de l’époque du
plein emploi. Ils interpellent directement l’Etat et ne lui demandent aide
et assistance pour le chômeur que sous la forme d’appui familial et
individuel à des activités productives, aussi précaires ou minuscules
soient elles, afin de permettre à la figure active du travailleur et à sa
subjectivité de ne pas glisser dans la situation passive du sans-emploi.
Cette interpellation directe de l’Etat, et non des propriétaires, dans la
guerre de l’eau et du gaz en Bolivie, dans les mouvements piqueteros en
Argentine, dans le Mouvement des Sans Terre au Brésil, dans le mouvement
zapatiste au Chiapas, présente une capacité de généralisation qui la
propulse irrésistiblement sur le terrain de la politique nationale comme
champ d’action et de définition de la politique des subalternes.

Désarticulées et délégitimées, les précédentes représentations politiques
apparaissent comme des représentations transitoires, pas consolidées, qui
ne se constituent pas au travers des institutions électorales et des partis
politiques reconnus, mais qui se reflètent bien dans les modes pratiques,
changeants et imprévisibles de l’usage du vote aux élections, considérées
beaucoup plus comme des occasions pour influer dans la situation immédiate
(en votant ou en s’abstenant) que comme des processus d’accumulation de
forces politiques traditionnelles : conservatrices, libérales, socialistes.

Alors sont apparus ceux qu’on qualifie aujourd’hui de "populistes radicaux"
 : Chavez, Kirchner, Evo Morales, Felipe Quispe, Tabaré Vasquez, et même
Lula lui-même qui est entouré et courtisé mais sur qui on ne peut compter.
C’est un essai de classification provisoire d’objets et de sujets
politiques qui ne sont pas encore bien identifiés ni situés par rapport aux
paramètres antérieurs. Il s’agit de mouvements, de représentants et de
dirigeants dont l’identité et la durabilité est encore en formation, comme
le sont les forces sociales sur lesquelles ils s’appuient ou cherchent à le
faire.


7. Dans une situation marquée par l’indétermination et la turbulence, le
terrain du symbolique acquiert une importance démesurée à l’heure des
premières définitions provisoires pour ceux d’en-haut et pour ceux d’en-bas
 : les relations avec Cuba, les critiques du FMI et des EU, les
photographies dans les aéroports brésiliens des visiteurs étasuniens, le
refus de l’inspection des usines d’uranium, le décrochage des portraits des
chefs répressifs et la transformation de l’ESMA en Musée de la Mémoire, les
purges drastiques de dirigeants des corps policiers.

Toutes ces mesures n’altèrent pas la relation substantielle de dépendance
et de soumission au FMI et à ses diktats. Mais elles s’inscrivent comme une
tentative précoce et provisoire de construction d’une éventuelle nouvelle
hégémonie dont les éléments et équilibres ne sont pas bien précisés ni ne
pourront l’être sans le passage par la preuve pratique des processus et des
conflits dans les sociétés. Cependant, la dimension symbolique conserve son
importance initiale : elle organise les sentiments et les pensées, empêche
les retours du passé, dispute le terrain à la télévision et aux médias
contrôlés dans la quasi-totalité de leurs espaces et thématiques par les
communicants et les politiques de la banalité dominante et par les intérêts
ultimes de la finance.

Ces conflits et définitions finiront forcément par entrer dans le domaine
de la pratique. Dès lors ils en viendront à poser et devront résoudre,
d’une manière ou d’une autre, les dures questions de la réalité : le sort
des ressources naturelles, pétrole et sources d’énergie notamment ; le sort
des biens communs et des services publics privatisés, bradés et démantelés
dans les années 90 ; le sort de la rente foncière et de la réforme agraire.
Ils devront mettre en pratique les formes d’organisation de la société et
de rapport aux pouvoirs étatiques. Il leur faudra résoudre la question
désormais incontournable de l’amplification et de la consolidation des
droits de citoyenneté, de leur attribution et de leurs garanties, incluant
le droit à l’existence et à une rente basique citoyenne comme forme de
constitution de la république après le dépouillement universel porté à son
comble par la domination néolibérale. Ils devront aussi redéfinir les
cadres et les conten us de la négociation avec le capital global et ses
institutions : FMI et Banque Mondiale ; avec les configurations de
l’investissement et du commerce régionaux : ALCA, TLC et Mercosur ; avec le
pouvoir global et son institution directrice, le gouvernement des EU et le
Pentagone ; et aussi promouvoir une nouvelle définition de la souveraineté
et de la régulation par la république de son propre territoire.

Tout cela s’inscrit dans un turbulent processus de définition, sujet aux
limites non flexibles d’un cycle économique mondial en phase récessive.
Mais on ne peut décrire la confusion initiale des subalternes devant
l’agression néolibérale, quand ils ont vu s’évanouir et se détruire les
réseaux de protection tissés dans les dures luttes précédentes, quand ils
ont essayé dans un premier temps de les réparer ou de les récupérer. A
moins que subsiste une nostalgie idéalisée de ce passé, ils cherchent autre
chose : de nouveaux droits, des garanties et protections, de nouvelles
libertés mûries dans l’amère traversée du néolibéralisme, de nouvelles
insertions de leurs savoirs et capacités dans l’économie et la société
changeantes.


Cette traversée est arrivée à son terme. Ce qui se vit, selon toute
probabilité, c’est un interrègne dans lequel, comme toujours, les
subalternes mettent en jeu leurs corps et leurs vies pour reconquérir et
étendre les territoires, patrimoines matériels et symboliques, les droits
pour tous.

Dans cet interrègne apparaissent ce qu’on a dénommé des objets et des
sujets politiques non identifiés, la "menace émergente du populisme
radical", selon la définition du général sociologue. Mais cette présence
que ce dernier voit comme une menace matérialisée par les dirigeants, est
bien plus l’actualité de l’irruption des subalternes, de leurs façons de
faire de la politique et de s’organiser, de leurs imaginaires et
subjectivités, de leurs demandes et de leurs organisations transitoires ou
permanentes, et de leurs soulèvements, qui remplissent les places, les
quartiers, les routes, les villages et les territoires, de l’extérieur à 
l’intérieur et depuis le bas jusqu’en haut.

Pour clore mon propos je reproduis ce paragraphe de Charles Tilly qui ouvre
la brève et importante étude de Javier Auyero sur la nouvelle protestation
en Argentine : [6]

"Nous devons savoir qu’une nouvelle ère a commencé non pas quand une
nouvelle élite prend le pouvoir ou avec une nouvelle constitution, mais
quand les gens ordinaires commencent à utiliser de nouvelles formes de
réclamation de leurs intérêts".


Ville de Buenos Aires-Ville de Mexico-Avril 2004.

Adolfo Gilly

Adolfo Gilly est historien et professeur à la Faculté des Sciences
Politiques et Sociales de l’UNAM (Mexico).


Une version plus étendue de ce texte a été présentée au Séminaire
International "Les gauches au Mexique et en Amérique Latine", Ville de
Mexico, 6-8 mai 2004, organisé par la Fondation Heberto Castillo, le
Secrétariat à la Culture du GDF et la Faculté de Philosophie et Lettres.

- Traduction de l’espagnol par Gérard Jugant pour Révolution Bolivarienne.



[1Jim Cason et David Brooks, "Le Pentagone découvre une nouvelle menace en
Amérique latine : le populisme radical", La Jornada, Mexico, 29 mars 2004.

[2Dans un dialogue entre Jean-Marie Vincent et André Gorz (publié dans Variations, Editions Syllepse, Paris, 2001, N°1, pp. 9-18, Gorz dit : "La
population active mondiale est actuellement de 2 550 millions de
personnes, dont entre 600 et 800 millions sont sans emploi. En 2025, elle
sera de 3 700 millions (selon la Banque Mondiale). Il me paraît improbable
que dans ces conditions la proportion de salariés puisse augmenter et
probable que l’ "économie populaire", appelée informelle, se développe
selon des formes qui s’avéreront surprenantes".

[3Ranajit Guha, Dominance without hegemony-History and power in Colonial
India, Harvard University Press, Cambridge, 1997.

[4Maristella Svampa et Sebastian Pereyra, Entre la ruta y el barrio-La
experiencia de las organizaciones piqueteras (Entre la route et le
quartier-L’expérience des organisations piqueteras), Editorial Biblio,
Buenos Aires, 2003, p. 202. Voir aussi Maristella Svampa, Las dimensiones
de las nuevas protestas sociales, dans El Rodaballo, Buenos Aires, n° 14,
hiver 2002, pp. 26-33.

[5La mémoire subalterne, condensée dans ces récits, se souvient et
transmets qu’un objet focalisé de la répression de l’ultime et plus brutale
dictature militaire (1976-1983) était les commissions internes et les
délégués dans les usines. Le 6 avril 2004 Eduardo Fachal, ex-délégué de la
commission interne de Mercedes Benz Argentine rappela à un groupe
d’actionnaires allemand critique de la politique de l’entreprise comment
les directeurs de la filiale argentine avaient remis à la dictature
militaire les noms des délégués et activistes syndicaux qu’ils voulaient
éliminer. Quinze d’entre eux furent enlevés par l’armée et disparurent.

[6Charles Tilly, The contentious french (1986), cité par Javier Auyero, La
protesta-Relatos de la beligerancia popular en la Argentina democratica (La
protestation-Récits des luttes populaires dans l’Argentine démocratique),
Libros del Rojas, Buenos Aires, 2002, p. 11.


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