Avons-nous suffisamment de recul pour procéder à un exercice objectif d’évaluation de la Constituante et de ses acteurs ? Sommes-nous capables d’engager une réflexion sur les réalisations de cette institution non désirée par plus de 50% des tunisiens et tunisiennes ? Quelques que soient les réponses possibles, une gymnastique intellectuelle délicate et difficile s’avère nécessaire pour faire le point sur les décisions prises (ou plutôt non prises), ainsi que pour décortiquer et analyser le processus entamé pour la rédaction de la Constitution. Cette démarche n’a nullement la prétention d’être exhaustive, elle se contentera d’établir le bilan de 120 jours.
La constituante : erreur stratégique
Faut-il rappeler que l’option de la Constituante pour réinstaller la légitimité après l’implosion du régime illégitime de Ben Ali constitue le fait marquant de la transition et certainement l’acte le plus décisif pour l’avenir de la Tunisie. Le choix de cette feuille de route au détriment de l’option Référendaire réclamée par plus de la moitié de la population, plus d’une cinquantaine de partis politiques et surtout par l’écrasante majorité des intellectuels indépendants, signe, à notre avis, l’absence d’une lecture visionnaire de notre pays. L’optique référendaire, solution, peut-être moins spectaculaire dans les mots et l’émotion, mais plus démocratique, facile, rapide, se serait révélée garde-fou contre l’inconnu et pratique réellement citoyenne en phase avec les demandes du peuple tunisien. Cette décision a provoqué un découplage total et brutal entre la classe politique pressée d’accaparer le pouvoir et la population à la recherche d’une autre alternative dans la conception des prises de décision et des formes de gouvernance.
Absence de débat
Après cent vingt jours d’existence de cette institution, les constituants donnent l’impression de n’avoir ni l’information ou l’expertise, ni le soutien nécessaire pour agir avec une réelle efficacité sur le déroulement des activités de l’Assemblée. L’observateur ne manque pas de constater que les vrais acteurs sont à l’extérieur surtout après le départ de plusieurs constituants pour occuper des postes gouvernementaux mieux rémunérés et offrant beaucoup d’avantages et de pouvoir. La coalition de la Troïka a rendu cette institution inopérante et inefficace car les postes de responsabilité au niveau des commissions sont accaparés par Ennahdha lequel, rappelons-le, ne détient que 41 % des sièges. Les débats de fond sont évacués dans les séances plénières de l’Assemblée comme dans les réunions de commissions compte tenu de la rigidité d’un règlement intérieur sur mesure pour faire taire les voix dissidentes et favoriser la majorité. Des textes parachutés (petite constituante réglementant la transition et le règlement intérieur de l’ANC) sont imposés grâce au jeu et à la comptabilité des voix … Rien de consistant, de cohérent ou d’utile ne sortira de cette ANC car ceux ou celles en mesure d’exécuter un travail professionnel conforme aux aspirations du peuple se trouvent dans les sit-ins et les manifestations pour défendre la République et les acquis sociétaux réellement menacés, en particulier ceux des femmes (CSP).
Premiers actes controversés et décevants
La répartition des postes-clés et plus particulièrement ceux des trois présidents (Constituante, République et gouvernement) nous autorise à conclure que la Troïka s’est montrée beaucoup plus préoccupée par la distribution du « butin de guerre » que par l’intérêt général du pays. Comment peut-on imaginer un fonctionnement normal du pays avec une mainmise totale de tous les pouvoirs par une seule couleur politique ? Inconcevable dans les démocraties qui veulent chercher le consensus surtout en temps de crise.
La présidence de la Constituante aurait dû être confiée à Maya Jribi, femme dynamique, ouverte et surtout démocrate, consensuelle, capable de gérer les conflits et les contradictions. Elire cette militante à la tête de la Constituante aurait donné un signal positif pour les tunisiens et tunisiennes et les amis de la Tunisie, une occasion manquée.
Béji Caïd Essebsi, personnalité compétente disposant des qualités intrinsèques d’un homme d’Etat, de consensus mais intransigeant surtout en ce qui concerne l’unité nationale et les valeurs de la République pouvait être accepté et soutenu par tous les tunisiens, encore une
occasion manquée.
Le gouvernement aurait dû être confié à Taïb Baccouche, homme honnête, intègre, juste, compétent. Il serait à même de faire comprendre au peuple tunisien la situation complexe et critique que traverse le pays : personnalité indépendante très proche de l’UGTT, capable de diriger l’action gouvernementale avec une équipe réduite sans beaucoup de difficulté sachant qu’il a mené avec brio ses fonctions de ministre de l’éducation dans le gouvernement précédent. Jebali aurait pu obtenir le poste de vice-premier ministre en attendant de se familiariser avec la gestion des affaires publiques. Pour conclure sur cette question de répartition des fonctions-clé, nous pouvons qualifier le premier acte de la Constituante d’acte raté.
Action gouvernementale : pas de suivi
La séance du 1er mars illustre parfaitement cette affirmation : i- désordre le plus total donnant lieu à un spectacle de mauvais aloi pour l’image et la crédibilité même de l’institution prétendant sortir le pays du marasme socio-économique et politique, ii- président de l’ANC beaucoup plus soucieux du formalisme et de la l’application stricto sensu du règlement intérieur que du désordre total caractérisant la situation chaotique prévalant à travers le pays, iii- boycott justifié par l’opposition de cette séance d’autant plus le Chef du gouvernement n’y était pas présent. La séance du premier mars se résume en une compétition à huis-clos sans adversaire ni public, un match avec un seul perdant : le peuple tunisien.
Rédaction de la Constitution oubliée
120 jours après l’installation de l’ANC, rien n’a été réalisé à l’exception : i- de la composition et l’installation de la commission et de ses sous-commissions chargées de l’élaboration des différents chapitres de la Constitution, ii- de la fameuse séance plénière de discussion générale sur le contenu de la Constitution, séance mémorable qui a frappé les esprits des tunisiens et tunisiennes par les propos incongrus à propos de l’introduction de la Chariâa dans la nouvelle Constitution. Cette introduction n’est rien d’autre qu’une provocation et une déclaration de guerre aux tunisiens qui ont appris à vivre en bonne entente avec l’Islam malikite et hanafite. La Chariâa : c’est cent interprétations possibles, c’est ouvrir une voie royale au fascisme et à la dictature. La chariâa islamique comme source essentielle pour l’élaboration des lois, c’est aussi accepter les attitudes agressives de ces jihadistes, intégristes et salafistes et leur diktat, c’est aussi la répudiation et les quatre femmes et tant d’autres lois et pratiques répressives. Non, les tunisiens et tunisiennes le refusent ! Ce n’est pas le projet de la révolte du 14 janvier. Les tunisiens n’ont pas dégagé Ben Ali pour instaurer la Chariâa dans le pays. Sadok Chourou, député d’Ennahdha et membre de la commission du préambule, a déjà donné le ton dans les débats de sa commission en déclarant que « le préambule doit se faire suivant trois références fondamentales, à savoir le Coran, la Sunna et l’unanimité des savants de la Umma islamique. C’est l’unique référence fondamentaliste islamiste reconnue et les théologiens de l’Islam sont unanimes là -dessus ». En résumé, en dehors de cette provocation idéologique et contreproductive, que peut-on mettre à « l’actif » de cette Constituante ? Tout indique que cette démarche de la majorité viserait un blocage institutionnel pour faire durer au maximum cette ANC et effriter les acquis républicains un par un ainsi que les institutions de l’Etat pour les remplacer par des concepts archaïques et anachroniques.
Si le processus de rédaction de la Constituante n’aboutit pas dans trois mois, le délai d’un an fixé par décret quant à la durée de celle-ci ne sera pas respecté, porte grand’ ouverte aux interprétations sur sa légitimité après le 21 novembre 2012. Pourquoi vouloir jeter le pays dans l’anarchie, dans l’inconnu voire dans l’abime ? Question qui mérite réponse de la part de nos constituants !
Préparation des prochaines élections complètement occultée
Pourquoi la Constituante fait-elle la sourde oreille aux appels lancés par certaines personnalités politiques demandant le lancement des préparatifs pour le Référendum sur la Constitution et les prochaines élections législatives et présidentielles ? Un silence mortel qui inquiète tous les tunisiens, sauf peut-être les sympathisants de la Troïka ou de ce qui en reste. Les tâches techniques à réaliser avant les scrutins sont énormes (révision des registres d’électeurs, recrutement et formation du personnel, etc.) nécessitant au moins quatre à cinq mois pour mettre le dispositif au point. Pourquoi la Constituante ne s’est-elle pas attelée à la préparation du code électoral et des textes subséquents ? Si elle compte recycler celui des élections de la Constituante, c’est mal parti ! Le peuple à présent averti rejette un code qui favoriserait encore et toujours Ennahdha et ses satellites. Les tunisiens exigent un système électoral juste et transparent prenant en compte la complexité du paysage politique. La proportionnelle à un seul tour est caduque. Il est temps pour la Troïka de remettre les pendules à l’heure avant qu’il ne soit trop tard. Crier, à nouveau, au complot ne convaincra personne pas plus qu’aujourd’hui !
Pour conclure et sans hésitation aucune, nous affirmons que la feuille de route préconisant l’installation d’une Constituante s’avère erreur stratégique, laquelle marquera négativement l’Histoire de la Tunisie pour longtemps car ses séquelles scelleront l’avenir des tunisiens et tunisiennes. La Constituante, objet de dysfonctionnements multiples, s’est construite une image en miroir inversé de la volonté du peuple.
Mustapha STAMBOULI, républicain