S’il est un poète du XIXe siècle facilement classable, politiquement parlant, c’est bien Arthur Rimbaud.
Son père étant en garnison militaire lointaine et prolongée, le garçon de 13 ans se révolte, d’abord contre sa mère despotique, dévote et austère, puis contre l’ordre du monde. Immédiatement, son cri est un appel à la révolution. A un condisciple de son collège de Charleville qui lui demande ce qu’il pense du coup d’État du 2 décembre, il répond sans ambages : « Napoléon III mérite les galères. » Rimbaud n’a connu durant son enfance que le régime autoritaire de la bourgeoisie possédante et de l’ordre moral de l’Église catholique. Dans un texte qui lui a été inspiré par une gravure de l’Histoire de la Révolution française d’Auguste Thiers ("Le Forgeron", 1870), il évoque la misère des paysans :
[…] Tous ceux dont le dos brûle
Sous le soleil féroce
Il exalte la prise de la Bastille :
Et c’était dégoûtant, la Bastille debout
Avec ses murs lépreux qui nous rappelaient tout
Et, toujours, nous tenaient enfermés dans leur ombre !
Citoyen ! citoyen ! c’était le passé sombre
Qui croulait, qui râlait, quand nous prîmes la tour !
Il vitupère le roi par la bouche de son forgeron :
Et, si tu me riais au nez, je te tuerais !
- Puis, tu dois y compter, tu te feras des frais
Avec tes avocats , qui prennent nos requêtes
Pour se les renvoyer comme sur des raquettes
Et, tout bas, les malins ! Nous traitant de gros sots !
Il se nourrit d’Helvétius, de Rousseau, mais aussi de Babeuf, de Louis Blanc, de Proudhon. Il préconise une nouvelle révolution : « La hache, la pioche, le rouleau niveleur doivent passer sur la Société. » Contre Napoléon, il préconise le communisme. « Il y a trop de propriétaires », écrit-il à son camarade Delahaye.
Pour les pauvres, l’Église, c’est l’opium du peuple :
Parqués entre des bancs de chêne, aux coins d’église
Qu’attiédit puamment leur souffle, tous leurs yeux
Vers le choeur ruisselant d’orrie et la maîtrise
Aux vingt gueules gueulant les cantiques pieux ;
Comme un parfum de pain humant l’odeur de cire,
Heureux, humiliés comme des chiens battus,
Les Pauvres au bon Dieu, les patrons et le sire,
Tendent leurs oremus risibles et têtus.
Dans " Les premières communions " (1871), poème inspiré par la sienne et surtout celle de sa soeur, il s’effraie des dégâts que peut occasionner ce rite sur une enfant mystique :
Et mon coeur et ma chair par ta chair embrassée
Fourmillent du baiser putride de Jésus !"
Le poème se finit par un « Merde à dieu » d’une violence extrême :
Christ ! ô Christ, éternel voleur des énergies,
Dieu qui pour deux mille ans vouas à ta pâleur,
Cloués au sol, de honte et de céphalalgies,
Ou renversés les fronts des femmes de douleur.
Il ne participe pas physiquement à la Commune, mais son soutien est sans failles. Son 29ème poème s’intitule " Chant de guerre parisien " . Il y réécrit le " Chant de guerre circassien " de François Coppée. Il célèbre le printemps révolutionnaire de la Commune et raille la poésie sentimentale des romantiques et des parnassiens. Il moque l’armée des Versaillais :
Ils ont schako, sabre et tam-tam,
Non la vieille boîte à bougies
Et des yoles qui n’ont jam, jam...
Fendent le lac aux eaux rougies !
Une armée vêtue de schakos, des soldats jouant du tam-tam, oisifs, sans armes.
Le massacre des Communards est à peine achevé qu’il lance, avec " L’orgie parisienne ou Paris se repeuple " , un cri terrible contre les bourgeois lâches, jouisseurs et accapareurs. Il plaint le Paris révolutionnaire (« fauve ») qui a perdu :
Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,
Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau,
Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires
Un peu de la bonté du fauve renouveau,
Et s’acharne contre la société dominante restaurée :
Société, tout est rétabli : " les orgies
Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars :
Et les gaz en délire aux murailles rougies
Flambent sinistrement vers les azurs blafards !
Un mois plus tard, alors que la répression accable les vaincus, il chante les femmes combattantes et désirées dans " Les mains de Jeanne-Marie " . Ces femmes n’ont pas la frivolité de la Juana de Musset ou la vénalité de la cigarière de Mérimée. Rimbaud oppose la peau brune et la sensualité des ouvrières aux mains pâles et mortes fardées par des « crèmes brunes »,
Remuant comme des fournaises,
Et secouant tous ses frissons,
Leur chair chante des Marseillaises
Et jamais les Eleisons !
Ca serrerait vos cous,
ô femmes Mauvaises, ça broierait vos mains,
Femmes nobles, vos mains infâmes
Pleines de blancs et de carmins.
Même dans " Le bateau ivre " (Rimbaud n’avait jamais vu la mer), les allusions à la Commune sont évidentes :
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
Nous sommes en présence d’un " tombeau " de la Commune. A la fin de ce long poème, Rimbaud évoque « les yeux horribles des pontons » : au lendemain de la semaine sanglante mai 1871, ceux qui n’avaient pas été fusillés furent entassés dans des pontons qui servaient de prisons flottantes.
Dans la foulée, il élabore un projet de constitution communiste. Le jeune homme de 17 ans rédige, selon son ami Delahaye, « un texte considérable tant par sa forme que par son esprit ». De ces pages malheureusement perdues, Delahaye a retenu le projet d’une Agora, d’une démocratie directe, de référendums permanents supprimant la représentation élue. Rimbaud supprime l’argent et ne garde du travail que ce qui est nécessaire à la vie. La propriété lui paraît un monstrueux abus car source de misère et d’injustice. Dans " Une saison en enfer " (1873, il écrira que « Le sommeil dans la richesse est impossible. La richesse a toujours été bien public. »
Rimbaud se méfie de la gauche établie comme de la peste : « On se fait de fausses idées de ces gens-là … Ils sont en somme beaucoup plus accommodants qu’on ne pense. Les vieux se convertissent et se frappent la poitrine à la tribune et à la cour d’assises. […] Les jeunes ont de l’ambition et se tiennent prêts à tout événement. »
Dans " Qu’est-ce pour nous, Mon Coeur … " (1872), il en appelle à la vengeance :
Et toute vengeance ? Rien !... " Mais si, toute encor,
Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats,
Périssez ! puissance, justice, histoire, à bas !
Ca nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d’or !
Peut-être serons-nous « écrasés », prévient-il, irrémédiablement engloutis
ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,
Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond,
Rimbaud a dit tout ce qu’il avait à dire. Il termine " Une saison en enfer " . Il réitère son amour des ouvriers, « Bétail de la misère », « Pauvres hommes travailleurs », pour lesquels il « ne demande pas de prières ». Il souhaite que des « Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première. »
Rimbaud n’a pas encore dix-neuf ans. Il n’écrira plus.
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