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« tragédie et démocratie sont nées à Athènes » (J.L.G dans Film socialisme)

Le mépris

Récemment en discutant avec une amie - qui vient de terminer des études brillantes - celle-ci m’explique que (nous parlions des prochaines élections) ce n’est quand même pas un facteur ou un ouvrier qui va diriger la France. Non pas que celui-ci soit un méchant gauchiste, mais il ne connait tout de même pas les dossiers à fond, etc.

… Dans un autre style, en regardant l’émission de Canal+ Le Grand Journal, on peut souvent voir le journaliste Jean-Michel Aphatie expliquer qu’une multitude de candidats ne sert à rien et qu’il est incompréhensible que des « petits poucets » (de droite comme de gauche) se battent pour avoir leurs 500 signatures alors qu’ils n’ont aucune chance d’être élus. Allant même jusqu’à glorifier le système électoral américain qui ne laisse une réelle place qu’à deux candidats (même s’il y en a d’autres, mais qui restent largement invisibles) De la même manière, lorsque je tente d’expliquer à des personnes pourquoi je ne voterai pas, je suis immédiatement taxé d’adversaire de la démocratie (puisque selon eux « la démocratie c’est le vote ». Elle ne s’exerce donc que ponctuellement), un partisan du chaos le plus total. On pourrait également parler du « vote utile », etc. … Les exemples de ce type sont légions dans notre vie de tous les jours.

extrait du film de J.L.G : "Film socialisme"

Il y a peu de temps, en lisant L’histoire populaire de l’Humanité de l’historien britannique Chris Harman, j’ai appris d’où venait le terme « démagogie » (littéralement « conduire le peuple »). En effet, dans l’antiquité grecque, ce terme était utilisé par les adversaires de la démocratie pour qualifier les personnes voulant faire participer le peuple aux affaires de la cité. Lorsque j’ai lu cette explication, je n’ai pu m’empêcher de penser à toutes les manières dont les élites françaises ou européennes (intellectuelles, politiques ou financières) méprisent le peuple au plus haut point, mais crient à la démocratie dès que ça les arrange (pour aller libérer les Libyens du méchant Kadhafi, pour légitimer n’importe quel discours en disant « j’ai été élu donc j’ai la légitimité de faire tout ce que je fais », etc. …). Beaucoup d’amis - ayant des visions diverses en matière de politique - en rentrant dans des grands écoles (Polytechnique, Ecole Normale Supérieure, Sciences Po, etc. …) se sont soudain transformés en bêtes à débat, pouvant justifier n’importe quoi devant n’importe qui (critique récurrente faite au système des grandes écoles) mais surtout que la populace ne s’en mêle pas. Après tout, NOUS sommes formés pour diriger la France/l’Europe/Le Monde, nous sommes cultivés, avons lu Adam Smith pour les libéraux et Marx pour les gauchos (enfin, nous ne les avons pas vraiment lus, mais nous avons eu des cours sur ces auteurs, donc c’est tout comme). C’est d’ailleurs flagrant lorsque les reproches que les médias font au candidat du NPA Philippe Poutou sont de ne pas avoir le BAC et de ne pas être connu : « tu ne fais pas partie de notre caste, retourne dans ton usine et laisse nous gérer les affaires ».

Il y a donc cette idée (ce n’est pas un scoop) que la Politique et l’organisation d’une société ne peuvent être décidées que par une minorité de personnes ayant le bagage intellectuel pour prendre des décisions. « Bien sur que ça serait super que tout le monde puisse se réunir dans l’Agora et débattre des affaires de la cité pour que tous ensemble, nous puissions gouverner. Mais c’est un peu utopique non ? ». C’est faire bien peu de cas des expériences populaires et/ou autogestionnaires que l’histoire nous offre. En 1871, un ouvrier teinturier tel que Benoît Malon (1841-1893) ou un dessinateur sur étoffe tel que Eugène Pottier (1816 - 1887) furent élus à la Commune.

Le peuple a alors tenté de prendre des décisions pour lui-même jusqu’à être massacré par le premier président de la IIIème République. De la même manière, dans l’Espagne républicaine, beaucoup de villages avaient totalement réorganisés leur système politique et économique, en collectivisant les terres, mettant en place un système éducatif alternatif à celui de l’Eglise (qui avait à l’époque un quasi-monopole sur l’éducation), prenant des décisions communes, etc. … Jusqu’à ce que ce beau rêve fut anéanti par les communistes complètement satellisés par l’URSS. Lorsque George Orwell arrive à Barcelone, il écrit : « C’était bien la 1ère fois de ma vie que je me trouvais dans une ville où la classe ouvrière avait pris le dessus. A peu près tous les immeubles de quelque importance avaient été saisis par les ouvriers (…). Tout magasin, tout café portait une inscription vous informant de sa collectivisation ; jusques aux caisses de cireurs de bottes qui avient été collectivisées et peintes en rouge et noire ! Les garçons de café, les vendeurs vous regardaient bien en face et se comportaient avec vous en égaux. Les tournures de phrases serviles ou simplement cérémonieuses avaient pour le moment disparu (…). Il n’y avaient pas d’automobiles privées : elles avaient été réquisitionnées (…) et le plus étrange de tout, c’était l’aspect de la foule. A en croire les apparences, dans cette villes les classes riches n’existaient plus (…). Et surtout il y avait la foi dans la révolution et dans l’avenir, l’impression d’avoir soudain débouché dans une ère d’égalité et de liberté. Des êtres humains cherchaient à se comporter en être humains et non plus en simple rouage de la machine capitaliste. » (1).

De manière beaucoup plus récente, la crise que traverse l’Europe en ce moment a fait prendre conscience à beaucoup de personnes que la démocratie n’est pas uniquement à conquérir de l’autre côté de la Méditerranée. C’est ce qu’ont très bien compris les agents hospitaliers de Kilkis en Grèce, qui ont occupé leur hôpital et ont déclaré celui-ci sous contrôle ouvrier (2). Car finalement, les décisions restent prises par les détenteurs du capital culturel et financier, de la même manière le fait de penser qu’il faut laisser les élites penser à notre place ; car l’économie et la politique obéissent à des règles strictes ; a fait son chemin dans les esprits. L’énorme violence symbolique qui règne dans nos sociétés impose une sorte de dictature des élites, qui se légitime en utilisant le terme « démocratie » et en parlant du vote (utile de préférence).

A partir du moment où ce sont les personnes qui souffrent le moins de la crise économique et politique qui prennent les décisions, celles-ci iront toujours dans le sens des classes privilégiées, laissant les classes moyennes ou populaires dans ce qu’ils qualifient d’« ignorance » mais qui se nomme en réalité « misère ». En effet, l’économie et la politique ne sont pas uniquement théoriques, mais ont un impact sur la réalité et lorsque l’on baisse les salaires d’un travailleur grec de 22%, ce n’est pas juste un chiffre, mais c’est une personne qui ne vivra plus de la même manière.

Étant étudiant, j’ai souvent l’occasion d’aller à des soirées ou les débats politiques font rage. En général, les étudiants de ce que l’on appelle « les grandes écoles » ont le dessus, car il y a une sorte d’autocensure du côté de l’intrus qui ne fait pas ou n’a pas fait d’études et qui se retrouve dans une soirée pleine de normaliens ou autres. Car si la haine de la démocratie a pris le pouvoir dans nos sociétés, c’est bien parce que les décideurs sont formés pour cela. En effet, prenons les étudiants qui auront des cours de droit et d’économie (libérale de préférence), d’histoire aussi, etc. … Les livres qu’ils auront à lire resteront les mêmes et du coup la pensée n’évolue pas, mais se reproduit. Jacques Rancière donne la définition suivante de la démocratie : « La démocratie n’est ni la forme du gouvernement re-présentatif ni le type de société fondé sur le libre marché capitaliste. Il faut rendre à ce mot sa puis-sance de scandale. Il a d’abord été une insulte : la dé-mocratie, pour ceux qui ne la supportent pas, est le gouvernement de la canaille, de la multitude, de ceux qui n’ont pas de titres à gouverner. Pour eux, la nature veut que le gouvernement revienne à ceux qui ont des titres à gouverner : dé-tenteurs de la richesse, garants du rap-port à la divinité, grandes familles, savants et experts. (3) ». Ce sont ces savants et ces experts qui sortent de ces écoles et débattent entre eux de problèmes économiques bien trop compliqués pour le simple citoyen. Mais comment prendre une décision économique (par exemple, mais la question se pose dans d’autres domaines) lorsque l’on ne fait pas partie du processus de production mais que l’on a appris le fonctionnement d’une entreprise ou d’un État uniquement sur les bancs de l’école. On prend toujours les décisions en fonction de ce que nous connaissons.

La démocratie ne saurait donc être réduite au simple bulletin de vote, surtout si c’est pour voter pour les adversaires de la démocratie, et c’est pour cette raison que pour ma deuxième élection présidentielle (j’ai 23 ans), je ne voterai pas.

SN

(1) Il écrit ces phrases dans son livre Hommage à la Catalogne, publié en 1938

(2) Pour plus d’information sur ce sujet, lire l’article suivant : http://orta.dynalias.org/inprecor/article-inprecor?id=1264

(3) Dans un entretien accordé à la revue Multitude : http://multitudes.samizdat.net/La-Haine-de-la-democratie,2255

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C.S. Lewis, 1942

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