La répression brutale contre un groupe de manifestants Place Tahrir samedi 19 novembre a été l’étincelle qui a relancé la mobilisation populaire et qui s’est par la suite élargie et radicalisée au cours des jours suivants. Le Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) a tenté de contenir cette nouvelle vague de protestation par la répression, avec l’entrée en action des forces de police de la Sécurité Centrale qui n’ont pas hésité à tirer sur les manifestants avec des gaz toxiques, des balles en caoutchouc et des balles réelles. Le bilan est de 35 morts et 2000 blessés, avec un résultat opposé à celui escompté par la Junte : des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues du Caire, d’Alexandrie, de Suez et d’autres villes importantes de province, exigeant la chute du gouvernement militaire et de son chef, le Maréchal Tantaoui qui a pris les rênes du pays à la suite de la chute de la dictature pro-impérialiste de Moubarak. Cette crise a explosé à peine une semaine avant la tenue des élections parlementaires, prévues pour le 28 novembre, et dont devrait sortir le corps législatif chargé de rédiger la nouvelle Constitution.
Si au cours des journées ayant conduit à la chute de Moubarak l’armée s’était présentée comme « l’alliée du peuple », en gagnant la confiance des manifestants afin d’orchestrer la « transition », après neuf mois de gouvernement militaire cette illusion a disparu. L’appareil répressif de l’ancien régime est encore sur place. L’état d’urgence est encore en vigueur, ce qui permet notamment les arrestations et les détentions arbitraires. C’est ainsi que 12.000 militants sont aujourd’hui sous le coup de procédures judiciaires spéciales, jugés par des tribunaux militaires, parfois uniquement pour avoir critiqué dans un article ou sur un blog le maréchal Tantaoui. La Junte militaire a adopté un décret interdisant les grèves et l’organisation ouvrière indépendante alors que les conditions de vie des travailleurs et des classes populaires ne cessent de se détériorer, notamment au sein de la jeunesse, qui est durement frappée par le chômage.
La goutte d’eau qui a fait déborder le vase a été l’annonce de la part de la Junte de la mise en place de soi-disant « normes supra constitutionnelles » à travers lesquelles l’armée se réserverait un droit de regard absolu sur les questions militaires (et notamment le budget destiné à l’armée, avec les 1,3milliards de dollars de l’aide américaine) ainsi que la possibilité de retoucher tout article de la nouvelle Constitution (qui n’est pas encore rédigée) en cas d’atteinte aux « principes de base » de l’Etat égyptien. Le tout étant lié, de surcroît, au fait que le CSFA ne cachait pas son intention de se maintenir au pouvoir au moins jusqu’en 2013.
Les Frères musulmans, la principale organisation politico-religieuse du pays qui a été le principal soutien du des militaires pendant les derniers mois et a refusé de mobiliser au cours de la dernière période a été contraint d’appeler à manifester contre les principes « supra-constitutionnelles ». Les Frères étaient bien conscients effectivement que ces mesures avaient pour objectif d’entraver leur accession pleine et entière au gouvernement ou d’empêcher l’islamisme de jouir d’un cadre constitutionnel renforcé.
Face à l’approfondissement de la crise le Premier ministre Essam Sharaf et son gouvernement fantoche, pieds et poings liés aux militaire, ont annoncé leur démission. Le maréchal Tantaoui s’est adressé au pays le 22 novembre. Il a annoncé lors de ce discours qu’un accord avait été trouvé avec les Ikhwan, les Frères musulmans, ainsi que d’autres partis politiques afin de maintenir la date du 28 comme premier tour des législatives, la formation d’un gouvernement « de salut national » mais aussi la promesse d’un retrait du CSFA pour juillet 2012.
Mais le pacte entre les militaires et les islamistes ne s’est pas avéré suffisant pour mettre fin à la crise. La collaboration ouverte avec le CSFA des Frères musulmans a accentué les fractures existant déjà au sein de ses secteurs jeunes. Un des représentants officiels des Ikhwan a d’ailleurs été expulsé de la Place Tahrir avant même que le dialogue soit officialisé avec les militaires. A la suite du discours de Tantaoui les rues se sont à nouveau remplies de manifestants réclamant la fin du régime.
Alors que nous bouclons cet article des milliers de protestataires, dans leur écrasante majorité des jeunes, dont beaucoup de travailleurs ou enfants du peuple, sont en train de combattre les forces de répression aux alentours de la Place Tahrir. Le CSFA qui essaie de se maintenir coûte que coûte au pouvoir et de préserver l’essentiel des vieilles structures du régime antérieur n’a pas réellement tenu compte du rapport de force favorable aux manifestants, à l’avant-garde des travailleurs et de la jeunesse, hérité des journées de février. En réprimant violemment Place Tahrir le CSFA a rendu la situation encore plus explosive, relançant le processus révolutionnaire.
Une crise de plus pour l’impérialisme
La situation ouverte en Egypte montre que les différentes orientations défendues par l’impérialisme (avec des « gouvernements de transition » comme en Tunisie, le soutien à la répression ouverte comme au Bahreïn ou l’intervention directe comme en Libye) n’ont pas été suffisantes pour mettre fin au climat de révolte qui secoue la région depuis prés d’un an.
Les Etats-Unis sont le principal soutien du gouvernement militaire égyptien. Washington a été en première ligne dans la mise en place de la « transition » à la suite de la chute de Moubarak. Par-delà l’hypocrisie de la Maison Blanche qui en janvier-février aussi avait soutenu jusqu’au bout le Raïs, la politique d’Obama consiste aujourd’hui encore à préserver dans la mesure du possible le pouvoir militaire en réprimant si nécessaire les franges les plus radicalisées du processus révolutionnaires et ce afin d’agir en contrepoids par rapport à un éventuel gouvernement dominé par l’islamisme modéré. En effet, les Ikhwan sont donnés gagnants dans les élections qui devraient se dérouler dans les prochains jours.
Pour les Etats-Unis en effet l’armée est le pilier de l’Etat capitaliste égyptien et la garantie de leurs intérêts au Moyen-Orient. Les Forces armées égyptiennes sont les garantes de la paix avec l’Etat d’Israël. Son rôle de gendarme régional est essentiel afin de maintenir le peuple palestinien dans la soumission. Voilà ce qui pourrait être remis en cause si le pouvoir de l’armée en Egypte était sérieusement remis en cause.
A bas la Junte militaire ! Non au gouvernement d’union nationale !
Les militaires, les Frères musulmans, les secteurs salafistes, les partis libéraux ainsi que les organisations réformistes essaient tous de limiter le processus initié en janvier-février à travers quelques concessions démocratiques formelles. L’ensemble de ces acteurs est d’ailleurs arrivé à se mettre d’accord sur l’idée d’un « gouvernement de salut national » dont les Forces armées continueraient d’ailleurs à tirer les ficelles en coulisses. On pense même que Mohamed Al Baradei, qui jouit d’un certain prestige au sein de la classe moyenne, pourrait prendre la tête de ce gouvernement.
L’idée est bien entendu de freiner les mobilisations et d’essayer de récupérer un peu de légitimité afin de tenir le calendrier électoral au cours duquel le Parti de la Justice et de la Liberté, lié aux Ikwan, compte bien s’imposer. Cette politique compte sur le soutien des Etats-Unis et des autres puissances impérialistes qui craignent que le processus révolutionnaire ne s’approfondisse. En plus des Ikhwan, qui jouissent d’un soutien indéniable non seulement au sein des classes moyennes mais également au sien des classes populaires, plusieurs organisations qui ont une réelle influence politique au sein des mobilisations en cours travaillent à une hypothèse semblable de sortie de crise. Parmi elles on compte notamment la Coalition des Jeunes de la Révolution qui cherche à faire adopter sa revendication de « passation de pouvoir à un gouvernement civil ».
Il paraît difficile au moment actuel que cette tentative orchestrée par l’armée et les classes dominantes consistant à canaliser le mouvement à travers un changement partiel du personnel politique soit suffisante pour mettre terme au cycle politique qui s’est ouvert en janvier. Les forces motrices du processus révolutionnaire égyptien, qui est la pointe la plus avancée du « printemps arabe », combinent aspirations démocratiques, après des décennies d’autoritarisme et de despotisme, à des revendications structurelles : travail, salaire, le rejet d’une élite militaire et civile qui s’est enrichie sur le dos des populations en la condamnant à la misère. Ce sont ces revendications qui ont fait qu’aux côtés des classes moyennes urbaines paupérisées, des jeunes et des chômeurs, la classe ouvrière soit intervenue de façon décisive pour accélérer le renversement de Moubarak. C’est cette même situation structurelle qui a fait qu’après l’installation au pouvoir de la Junte le pays ait continué à être traversé par une vague sans précédent de grèves exigeant notamment la démission des anciens gérants compromis avec la dictature et entrainant également un processus de réorganisation syndicale indépendant de la vieille bureaucratie confédérale. Dans certaines branche, comme dans le secteur textile de Shebin Al Kom au Nord du Caire par exemple, les travailleurs ont réussi à imposer la renationalisation de trois usines qui avaient été privatisées en 2007. Dans un autre ordre d’idées, en septembre, des milliers de médecins et de travailleurs de la Santé, de l’Education et des transports, ont conduit une mobilisation historique.
La grande leçon du processus égyptien et du « printemps arabe » en général c’est qu’aucune des revendications structurelles profondes du mouvement de masse ne peut être résolu dans le cadre du capitalisme et qu’il ne suffit pas de renverser un gouvernement, aussi réactionnaire soit-il. Il s’agit de détruire l’Etat bourgeois ainsi que les rapports sociaux d’exploitation sur lesquels il repose. Au contraire de tous ceux qui analysaient et analysent encore le processus en cours comme une « victoire facile » des masses, la Fraction Trotskyste a soutenu que la chute de Moubarak représentait une importante victoire populaire mais que ce n’était qu’un premier pas, et non la fin du processus révolutionnaire. Le caractère profondément réactionnaire et pro-impérialiste de la Junte militaire ainsi que la dynamique des événements actuels confirment cette définition.
La seule façon d’en finir avec l’armée, les capitalistes et l’impérialisme, c’est en forgeant une alliance entre les travailleurs, la jeunesses, les chômeurs et les pauvres des villes et des campagnes, afin de préparer la grève générale insurrectionnelle pour renverser le gouvernement militaire et leurs marionnettes civiles et instaurer un gouvernement ouvrier et populaire.
C. Cinatti
http://www.ccr4.org/Egypte-Revolution-deuxieme-acte
« Egipto. Segundo acto del proceso revolucionario », 24/11/11, www.ft-ci.org