Ces dernières années, deux grands mouvements socio-politiques ont agité la France : la campagne du non au Traité constitutionnel européen et la lutte contre la " réforme " des retraites. La mobilisation fut impressionnante, mais elle déboucha sur un échec. En surface parce que, dans le premier cas, la majorité de la classe politique (UMP-PS) usa d’artifices institutionnels pour ne pas tenir compte du résultat du référendum, dans le deuxième cas parce que le pays légal imposa sa (la) loi au pays réel. Pourtant, la campagne pour le non fut un moment extraordinaire dans la vie politique française : on n’avait pas vu, depuis bien longtemps, un débat de fond sur un problème sérieux. Nous étions en 2005, l’internet était désormais largement répandu. Des millions de citoyens purent avoir accès aux textes et à leurs exégèses. Partout, dans le pays, des réunions se tinrent (souvent à l’initiative d’associations comme ATTAC) et donnèrent lieu à des débats de grande qualité. Le pays faisait de la vraie politique, au grand effarement d’élites politiques et médiatiques en dissonance avec le pays réel. La campagne contre la " réforme " des retraites vit des manifestations de masse plus importantes que celles de 2002. Des manifestations unitaires (cette fois-ci, la CFDT ne trahit pas le mouvement en rase campagne). Lorsque les travailleurs des dépôts de carburant cessèrent le travail, la France se retrouva en situation pré-insurrectionnelle.
Alors, pourquoi ces échecs ? Le livre de Miguel Benasayag (psychanalyste, censuré en 2004 par France Culture, où il animait une rubrique quotidienne) et d’Angélique Del Rey (philosophe) apporte, à sa manière, des éléments de réponse.
Lorsque, comme en Grèce ou en Espagne, le peuple manifeste, il est souvent trop tard. Peut-on parler comme les auteurs de « démobilisation générale », de militants qui, soit « trouvent pas la façon de se révolter, soit ont le souffle court ? » La question mérite d’être posée, à condition d’y répondre.
La seule manière d’être efficace est de militer en réseau, ce qu’ont très bien compris les altermondialistes, ATTAC, RESF etc. Les auteurs posent que résister, c’est créer*, c’est déboucher sur des contre-pouvoirs, des auto-organisations qui créent de la puissance à la base, mais qui, dans l’époque « obscure » où nous vivons, font peut-être l’impasse sur la question de la forme émergente des sociétés à venir. Ce qui est dommage dans la mesure où la classe dirigeante à , pour sa part, un programme global.
Il convient également, selon Benasayag et Del Rey, dénoncer le mythe central de notre époque qui veut que l’humanité soit une somme d’individus « libres », se « promenant dans le décor de la réalité, sans racines, affinités électives, ni appartenances. » L’idéologie dominante et ses marqueurs créent pour chacun une grande ferveur dans le moi, au point que l’individu ne réagit plus à ce qui le détruit, à ce qui détruit les liens, les tissus, la vie.
Dans le même temps, les auteurs demandent à tous ceux pour qui le paradigme est le politico-social de ne pas mettre la charrue avant les boeufs, en posant, par exemple, qu’une réflexion sur une pédagogie différente est inutile tant que les revendications corporatistes n’ont pas abouti. Mais là où Benasayag et Del Rey nous obligent à marcher sur des oeufs, c’est quand ils proposent une lutte fondée sur l’acceptation du monde tel qu’il est : un engagement de type recherche. Ils font le pari que l’on peut toucher à l’ordre du monde et y introduire du changement. Un peu comme les cadors du parti socialiste et de l’UMP, ils préfèrent le projet au programme. Le programme est défini dans l’avenir et pour la totalité, pour le monde à venir. Le projet n’est pas une projection dans l’avenir : partant de la situation présente, il est dynamique, c’est un work in progress, il se dessine en même temps que se construit le mouvement effectif qui le porte. Comme disait le poète Machado : « Caminante, no hay camino, se hace camino al andar. » Le chemin se fait peut-être en marchant, mais à condition de connaître l’itinéraire, comme le savaient précisément les militants du non au référendum de 2005. Les auteurs reconnaissent que la classe dominante a un programme tout simple : saturer un quotidien où elle se meut comme un poisson dans l’eau.
Comme tout se complexifie, on ne peut pas connaître de manière exhaustive les contextes où nous sommes engagés. Les auteurs en concluent qu’une vision logique n’est possible que dans l’immanence, loin de ceux qui pensent connaître une vérité cachée au plus grand nombre, donc loin de toute figure messianique comme, par exemple, celle du prolétariat. Ce qui soulève, les auteurs en conviennent, le problème du relativisme, du micro-engagement (les hypermarchés Carrefour s’engagent sur la qualité du papier toilette recyclé) dans lequel vivre devient synonyme de s’engager, et vice-versa. Un repas de quartier, une fête voisins, le fameux care, tous ces moments et pratiques qui apportent quelque bonheur passager, « passent pour de sages prises en compte de notre impuissance à agir. »
Gramsci, nous disent les auteurs, « opposait l’optimisme de la volonté » au « pessimisme de la raison ». De fait, il ne les opposait pas, il les alliait (« Il mio stato d’animo sintetizza questi due sentimenti e li supera : sono pessimista con l’intelligenza, ma ottimista con la volontà . »). Tout comme la caissière de supermarché dont la « passivité » n’est ni de la résignation ni de l’absence d’activité. C’est un moyen pour se maintenir à flot, une entreprise en soi, souvent exténuante, mais qui ne bouleverse pas l’ordre existant. En se voyant imposer la « flexibilité », cette adaptation mortifère, jusqu’à la mort, du monde tel qu’il est, les travailleurs participent à leur propre exploitation. Contrairement aux auteurs, Gramsci postulait que, vu la complexité de la société moderne, défaire la bourgeoisie était impossible sans une « guerre de position ».
Bref, 150 pages de grain à moudre…
*Benasayag est l’auteur, avec Florence Aubenas, de Résister, c’est créer.
Paris : Le passager clandestin, 2011.
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