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La misère selon George Orwell

Au début de sa carrière d’écrivain et de journaliste, pour des raisons peut-être plus personnelles que politiques, Orwell s’est intéressé à ceux qui avaient sombré dans la misère la plus noire au début des années trente en Grande-Bretagne. Il a écrit de nombreux textes, dont son premier livre publié en 1933, Dans la dèche à Paris et Londres (Down and Out in Paris and London). Il écrivit ce livre après avoir partagé, volontairement, le sort de ces malheureux, dans les asiles de nuit, dans les champs de houblon du Kent, dans les arrière-cuisines de cafés et de restaurants parisiens.

Dans le chapitre III de cet ouvrage, il décrit ce qui se passe dans la conscience de ceux qui sombrent. C’est peu dire que ces lignes écrites il y a soixante-dix ans, sont, malheureusement, toujours d’actualité.

Curieuse sensation qu’un premier contact avec la " débine " . C’est une chose à laquelle vous avez tellement pensé, que vous avez si souvent redouté, une calamité dont vous avez toujours su qu’elle s’abattrait sur vous à un moment ou à un autre. Et quand vient ce moment, tout prend un tour si totalement et si prosaïquement différent. Vous vous imaginiez que ce serait très simple : c’est en fait extraordinairement compliqué. Vous vous imaginiez que ce serait terrible : ce n’est que sordide et fastidieux. C’est la petitesse inhérente à la pauvreté que vous commencez par découvrir.

[…] Vous vous trouvez brutalement contraint de vivre avec six francs par jour. Mais vous ne voudriez pour rien au monde que cela se sache : il faut donner à votre entourage l’impression que rien n’a changé dans votre vie. […] Vous renoncez pour commencer à donner votre linge à blanchir. […] Le buraliste ne cesse de vous demander pourquoi vous fumez moins. Il y a des lettres auxquelles vous voudriez bien répondre, mais cela vous est impossible parce que les timbres sont devenus trop chers pour vous. Et puis, il y a la question de la nourriture - de loin la plus épineuse. Chaque jour, aux heures des repas, vous faites ostensiblement mine de prendre la direction du restaurant, mais vous passez une heure dans les jardins du Luxembourg, à tourner en rond et à regarder les pigeons. […] Votre ordinaire se compose de pain et de margarine, ou de pain et de vin, mais là encore il vous faut tricher. Vous achetez du pain de seigle au lieu de pain de ménage parce que les pains de seigle, quoique plus chers, sont ronds et donc plus faciles à mettre dans une poche. Ce qui, chaque jour, vous fait dépenser un franc en pure perte. […] Vous mentez à longueur de journée et ces mensonges vous coûtent cher.

[…] Vous découvrez ce que c’est que d’avoir faim. L’estomac lesté de pain et de margarine, vous allez vous promener dans la rue et lorgner les devantures. Partout vous apercevez des étalages débordant de victuailles qui vous sont autant d’insultes : des cochons entiers, des paniers pleins de miches juste sorties du four, des mottes de beurre jaune, des chapelets de saucisses, des montagnes de pommes de terre, d’énormes meules de gruyère.

[…] Vous découvrez l’ennui, compagnon obligé de la pauvreté - ces moments où, n’ayant rien à faire, vous vous sentez incapable de vous intéresser à autre chose qu’à votre estomac qui crie famine. Vous passez la moitié de la journée allongé sur votre lit, dans l’état d’esprit du jeune squelette de Baudelaire. Seule la nourriture pourrait vous arracher à votre torpeur. Vous vous apercevez qu’un homme qui a passé ne serait-ce qu’une semaine au régime du pain et de la margarine n’est plus un homme mais uniquement un ventre, avec autour quelques organes annexes.

[…] Et pourtant, j’étais loin d’être aussi malheureux que je l’aurais cru.. Car lorsque vous vous trouvez au seuil de la misère, vous faites une découverte qui éclipse presque toutes les autres. Vous avez découvert l’ennui, les petites complications mesquines, les affres de la faim, mais vous avez en même temps fait cette découverte capitale : savoir que la misère a la vertu de rejeter le futur dans le néant. On peut même soutenir, jusqu’à un certain point, que moins on a d’argent, moins on se tracasse pour cela. Quand il vous reste cent francs en poche, vous imaginez les pires ennuis. Si vous avez trois francs, cela ne vous fait ni chaud ni froid. Car avec trois francs, vous avez de quoi manger jusqu’au lendemain : vous ne voyez pas plus loin. […] Le régime du pain sec et de la margarine sécrète, en son sens, son propre analgésique.

Il est un autre sentiment qui aide grandement à supporter la misère. […] c’est un sentiment de soulagement, presque de volupté, à l’idée qu’on a enfin touché le fond. Vous avez maintes et maintes fois pensé à ce que vous feriez en pareil cas : eh bien, ça y est, vous y êtes, en pleine mouscaille - et vous n’en mourez pas. Cette simple constatation vous ôte un grand poids de la poitrine.

Traduction : Michel Pétris pour Champ Libre.

Spleen. Je suis comme le roi d’un pays pluvieux.

poème de Charles BAUDELAIRE dans Les fleurs du mal (1857)

Je suis comme le roi d’un pays pluvieux,

Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,

Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,

S’ennuie avec ses chiens comme avec d’autres bêtes.

Rien ne peut l’égayer, ni gibier, ni faucon,

Ni son peuple mourant en face du balcon.

Du bouffon favori la grotesque ballade

Ne distrait plus le front de ce cruel malade ;

Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,

Et les dames d’atour, pour qui tout prince est beau,

Ne savent plus trouver d’impudique toilette

Pour tirer un souris de ce jeune squelette.

Le savant qui lui fait de l’or n’a jamais pu

De son être extirper l’élément corrompu,

Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent,

Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,

Il n’a su réchauffer ce cadavre hébété

Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé.

On peut lire : Bernard Gensane. George Orwell, vie et écriture. Presses Universitaires de Nancy.

http://bernard-gensane.over-blog.com/

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