RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher
Parmi les personnages, on trouve un juge, disons, sarkozyste.

Alex, par Pierre Lemaitre

Depuis 2006, Pierre Lemaitre a publié quatre romans. Tous, plus coups de poing les uns que les autres. S’il fallait dégager quelques lignes de force dans ce qui constitue désormais une oeuvre, on pourrait parler de romans noirs, de récits non réalistes mais qui donnent à lire le réel d’une manière très crue, de constructions à la fois totalement artificielles et nécessaires, de petites invraisemblances, de détournements très productifs des codes du genre, de regards sans complaisance sur la société, d’une sympathie réelle pour des humains qui, comme Lemaitre le dit si bien, sont devenus, par la force perverse du système, « gendarmes d’eux-mêmes ».

Cadres noirs était certainement plus " politique " qu’Alex, cette dernière livraison. Les désarrois d’un chômeur (http://www.legrandsoir.info/Pierre-Lemaitre-Cadres-noirs.html) renvoyaient plus directement aux problèmes structurels de la société que la séquestration d’une femme de trente ans que son bourreau veut « voir crever » (ou « crevée »). Mais, par ses outrances calculées (une femme doit avoir le coeur bien accroché pour lire la première partie), ce roman offre une relecture politique du pouvoir, de la folie, des relations humaines. Et surtout de la violence insoutenable que la société peut imposer aux corps, décrite de manière paroxystique.

Parmi les personnages, on trouve un juge, disons - pour simplifier - sarkozyste. L’auteur règle facilement son compte à ce magistrat qui, par idéologie, fait patiner l’enquête (pour le plus grand bonheur du lecteur, bien sûr) : « Pardonnez-moi de vous le dire ainsi mais nous ne sommes plus dans la culture du coupable. Nous sommes aujourd’hui dans la culture de la victime. C’est très louable de traquer les coupables, c’est même un devoir. Mais ce sont d’abord les victimes qui nous intéressent. C’est pour elles que nous sommes ici ».

A mes yeux, l’important est ailleurs. Par respect pour les lecteurs, je ne dirai quasiment rien de l’intrigue. Je ferai de ce livre une approche plus stylistique. Les procédés narratifs de Lemaitre sont désormais bien rodés : changement de point de vue, focalisation interne ou externe, narration à front renversé (une victime atrocement torturée est une tueuse barbare), bouleversements successifs de l’ordre des choses, scènes insoutenables pimentées d’une pointe d’humour. Et puis aussi des allusions plus ou moins discrètes à la culture générale (une serial killer qui lit E. M. Forster, ce n’est pas courant), des emprunts assumés aux grands auteurs.

Contrairement à ce que disait Pierre Desproges, Marguerite Duras n’a pas écrit « que des conneries ». Parmi ses plus fines observations, on retiendra que « la littérature est une écriture ». Pour qu’un livre ne vous tombe pas des mains, pour que le lecteur ne baye pas aux corneilles des clichés et du déjà lu (c’est particulièrement vrai pour les romans policiers), l’auteur doit trouver un medium en adéquation avec son projet. Ici, nous sommes servis. Lemaitre a élaboré une écriture nerveuse, haletante, une fausse oralité qui permet une synchronisation parfaite avec les pensées et le ressenti de son héroïne. Donc de l’empathie : «  Ils sont face à face, c’est l’instant de vérité. Alex est tellement terrifiée à l’idée de ce qu’il pourrait lui faire qu’elle a subitement envie de mourir, tout de suite, sans rien exiger, qu’il la tue, maintenant. Ce dont elle a le plus peur, c’est de cette attente dans laquelle son imaginaire s’engouffre, elle pense à ce qu’il pourrait lui faire, elle ferme les yeux et voit son corps, c’est comme s’il ne lui appartenait plus, un corps allongé, dans la position exacte qu’il avait tout à l’heure, il porte des plaies, il saigne abondamment, il souffre, c’est comme si ce n’était pas elle, mais c’est elle. Elle se voit morte ».

Et puis, il y a le mode binaire de Lemaitre, son amble. A maintes reprises, la période peut être scindée en deux car la pensée pose ses deux pattes de devant puis ses deux pattes de derrière. Cette construction convient parfaitement à une pensée contrastive, volontairement simplificatrice, voire un peu manichéenne : «  I Le type a reçu une trentaine de coups de pelle, IIA ensuite, son assassin, Nathalie Granger dans ses oeuvres, IIB lui a coulé un bon litre d’acide dans la gorge ».

Lorsque Lemaitre combine la fausse oralité et la binarité, on est pris aux tripes : «  IA Difficile de comprendre ce que ressent le type, IB il est dans un tel état, IIA comment savoir ce que ça lui fait, IIB l’acide se déverse IIB1 dans la bouche, IIB2 dans la gorge, // I personne ne saura rien de ce qu’il a réellement ressenti II et, d’ailleurs, peu importe. I Comme dit l’autre, II c’est l’intention qui compte ».

«  I Alex IA tue et IB retue, IIA vit IIB et revit. »

Nous baignons dans l’artefact littéraire, d’autant que l’héroïne ne possède que des livres, des exemplaires de poche de Céline, Proust, Gide, Dostoïevski, Rimbaud. «  On dirait l’étagère d’une lycéenne. La fille n’est pas entière. Ou pas finie », observe un des policiers.

Ce mode binaire rend fort bien compte d’une des constantes de l’univers de Pierre Lemaitre : le monde de la dissociation, du démembrement, du flou identitaire. Souvenons-nous du titre de son deuxième roman : Robe de marié.L’héroïne porte un prénom masculin qui peut être lu comme voulant dire "sans loi" (mais cette tueuse a un nom qui dénote la magistrature), l’officier de police qui la recherche a un prénom mixte (Camille), mais plutôt féminin et originellement masculin (cum ille), et il est affublé d’un nom flamand improbable signifiant " depuis la ferme " . Les effets d’Alex sont ceux d’une enfant alors qu’elle a trente ans. Comme si elle n’avait pas grandi. Devant des photos de sa fille, sa mère semble se trouver face à un portrait chinois (ces amusants portraits binaires qui nous éloignent à jamais de notre identité : « si j’étais un… je serais un… ») qu’elle ne reconnaît pas.

La fêlure d’Alex est naturellement exprimée en mode binaire : «  elle sent que ça s’effondre, qu’elle est rattrapée ». Je dirais que nous sommes dans la refente lacanienne, dans l’aliénation d’un sujet qui se trouve « dans le signifiant incapable de le signifier ». Cette fêlure, « ces choses cassées dans le crâne », sont cette béance, cette incomplétude qui l’ont poussée à désirer la mort de l’Autre, des autres, dans une multitude d’identifications successives. Par exemple, on l’aura connue en "Nathalie Granger" , cette gamine durassienne tout en violence. Mais, au moment du grand saut, il y a plus : « Son corps est ici mais son esprit est déjà ailleurs. Il roule sur lui-même. Tout s’enroule autour de sa vie, ce qu’il en reste se replie sur soi ». Par cette admirable description, Lemaitre décrit la coupure de l’esprit de son personnage, la perte de contact volontaire avec la réalité, le repli autistique, une conscience déjà " ailleurs " .

Pour la bonne bouche, je terminerai sur les rats de la première partie du livre, à deux griffes de dévorer l’héroïne. Nous ne sommes pas très éloignés de l’usage psychanalytique qu’avait fait Orwell de ces carnivores dans 1984. Alex maintient ces bestioles à distance tant que son intelligence s’exprime et, justement, tant qu’elle ne tourne pas comme un rat dans sa cage. Mais le temps viendra où sa force psychique finira par se retourner contre elle en une agressivité dévalorisante, puis destructrice contre sa personne. Avant cela, la cage où elle aura été enfermée telle une rate aura exacerbé ses instincts, ses pulsions de survie, son extraordinaire vitalité, sa nature ô combien dangereuse pour ses futures victimes.

Du grand art.

Bernard GENSANE

Paris, Albin Michel 2011.

URL de cet article 13029
   
Même Auteur
Maurice Tournier. Les mots de mai 68.
Bernard GENSANE
« Les révolutionnaires de Mai ont pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789 » (Michel de Certeau). A la base, la génération de mai 68 est peut-être la première génération qui, en masse, a pris conscience du pouvoir des mots, a senti que les mots n’étaient jamais neutres, qu’ils n’avaient pas forcément le même sens selon l’endroit géographique, social ou métaphorique où ils étaient prononcés, que nommer c’était tenir le monde dans sa main. Une chanson d’amour des Beatles, en fin de (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

Le gant de velours du marché ne marchera jamais sans une main de fer derrière - McDonald ne peut prospérer sans McDonnell Douglas, le fabricant (de l’avion de guerre) F15.

Thomas L. Friedman "A Manifesto for a fast World"
New York Times Magazine, 28 Mars, 1999

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.