L’Histoire se manifeste quand elle cesse de se répéter, de bégayer, quand le disque rayé qui torturait nos oreilles et enfermait notre âme dans la même boucle, libère enfin sa musique, et notre conscience. Nous vivons un moment historique. Sachons le reconnaître et le comprendre à temps. Un pouvoir peut tout se soumettre, tout écraser, mais il doit pour cela pouvoir donner un visage à son opposant, il doit pouvoir l’identifier. Nous assistons à la naissance d’une force, En Tunisie, bien sûr, en Egypte mais déjà aussi partout ailleurs, qui n’a pas de visage, ou trop de visages pour être identifiée, et qui n’est plus filtrée par l’entonnoir d’un parti. Ce "peuple" qui n’a jamais été considéré par tout Pouvoir que comme une Matière (à diriger, à éclairer, à convaincre, ou même à libérer) voilà qu’il se découvre instruit, décidé, et qu’il (un comble) se libère tout seul. Voilà que l’inerte prend vie, que le tas se fait essaim. On dirait que le peuple a été comme l’inconscient de tout pouvoir, le revers de sa représentation, l’indéterminé, la meute, ce qui grouille, chouine, coule, ne se calcule que par brassées, ce qui n’a pour nom que le nombre, une grande démangeaison qui le parcourt et lui fait faire ses horribles grimaces, lui donne ses hoquets, ses spasmes et ses tics.
Le mouvement qui devient manifeste aujourd’hui est le résultat de l’effort et la foi continue, quotidienne de millions de gens qui ont tenu, au moins pour eux-mêmes, un point en dehors de la Réalité dominante. Qui, alors qu’aucune « possibilité » de changement ne pouvait même être imaginée, ont tenu aveuglément ce point impossible, que Guevarra nous demandait d’ « exiger ». Le courage est la vertu qui permet de tenir ce point, qui, contre le refrain ignoble de tous les réalismes : le « C’est comme ça », contre cette équation frauduleuse qui ne fait qu’un avec la pensée du Système affirme « Non, Ce ne peut-être que ce que nous voulons, car si la Réalité n’est pas liée au désir, rien, n’a jamais et ne vaudra jamais d’être vécu ».
Ainsi ne nous trompons pas. Ce qui a lieu aujourd’hui en Tunisie et en Egypte, n"est pas, comme les démocraties occidentales le prétendent ignoblement, cette « transition vers la démocratie et la liberté » qu’elles auraient, elles, déjà effectué, et que l’Amérique et l’Europe n’a su imposer jusqu’ici que par la guerre. Pourquoi tant de silence en occident, de la part des pouvoirs, de l’extrême gauche à l’extrême droite ? Parce que le mouvement qui s’est rendu manifeste en Tunisie, les déborde et les enveloppe, il déborde tout parti, il déborde l’idée même de « représentation » du pouvoir en politique, il déborde cette parodie de liberté qu’est le vote, et les très pénibles et nauséabondes « campagnes » qui le précède. Tunisie : le peuple a voté. Il est à lui-même son propre parti, il est à lui-même sa propre police, il ne fait qu’un avec son armée, on y a vu des jeunes qu’ici on traiterait de racailles, défendre au bâton les bâtiments publics, écoles, hôpitaux, contre les anciennes polices de Ben Ali, en disant « C’est à nous, c’est au peuple. » la tempérance des manifestant, comme en Egypte où une journaliste raconte comment ils nettoient eux-mêmes la place où les heurts ont eu lieu, est le signe de la maturité acquise de l’enfant Peuple. C’est le signe d’une nouvelle « conscience collective », qui a fait suite à cette « intelligence connective », développée sur internet.
Voilà la raison réelle du silence de tous les bords politiques, et son impensable écart avec la joie que nous sentons nous soulever le coeur : Tout parti, quel qu’il soit, est aujourd’hui en danger, toute représentation critiquée par cet événement. Toute politique traditionnelle, dont les revirements et les langues de bois trahissent à la fois la lâcheté et l’ignorance vacille. Le désarroi a changé de camp : ils sont débordés par l’événement car en vertu du réalisme, ils ne le croyaient pas possible. Mais, n’est-ce pas, ce n’est que parce qu’ils ne le voulaient pas.
Et voilà en quoi ce moment est un moment « Historique » auquel je nous invite tous à participer, par tous les moyens, en étant très prudent avec les informations délivrées par les grands médias (ces mouvements sont nés en contournant les médias dominants, par l’effet de réseau, et ils doivent y rester). A y participer en tissant des liens électroniques (internet) et physiques (par les manifestations) avec tous les groupes ou individus engagés auprès des peuples tunisiens et égyptiens, et surtout, en acceptant pleinement, en nous-mêmes, l’extraordinaire résonnance de ces évènements avec notre situation et nos combats, ici, en France. Car maintenant chaque peuple devra non pas imiter, mais inventer la manière dont il prendra en main son destin, en s’accordant avec les autres manières, à sa place, afin que les restes de pouvoir étatiques n’aient pas le temps de tirer les leçons des libérations précédentes pour les conjurer.
Ce que nous ne voyons pas encore très nettement, c’est que ces mouvements ne sont pas des mouvements nationaux, mais qu’ils se rejoignent par delà l’idée de nation. En témoignent les réponses de slogan à slogan, en français ou en arabe, de la Tunisie à l’Algérie et à l’Egypte. Dans ces différentes nations, c’est un seul et même peuple qui est en train de prendre conscience de lui-même, que les exactions du pouvoir et du système économique a soudé et a rendu homogène, bien au delà des pseudo-nations qui servaient d’écrans à un même genre de dictateurs. Ce peuple dont si peu de choses, finalement, nous sépare, que nous avons bien le droit, maintenant, de l’appeler le nôtre.
Pour finir, s’il m’est permis de parler en mon nom. Je dirai que moi, que le mot de crise fait sourire parce qu’a trente ans je n’ai connu, politiquement et économiquement parlant, que les palliers différents d’une même et lente chute, j’ai toujours attendu « quelque chose », et que ce qui est en train d’advenir, non pas en Tunisie mais par la Tunisie, ressemble à ce quelque chose.