Dimanche 19 octobre 2003
La France sait à peine ce qui s’est passé à La Paz.
Le dimanche 12 octobre à 19 h, l’armée a tué les gens comme des chiens... Toute la journée, ils ont tiré sans sommation sur tout ce qui bougeait, sur des jeunes jouant au foot comme sur ceux qui manifestaient. Avec des chars et des mitrailleuses.
Rien : 94 morts qui valent 20 secondes au JT en France
Le Quai d’Orsay déclarait encore le 17 octobre, alors que les massacres étaient quotidiens : « La France, avec l’ensemble de ses partenaires européens, réaffirme son soutien au gouvernement bolivien, démocratiquement désigné, dans ses efforts pour trouver une solution pacifique et constitutionnelle à la crise actuelle. »
Il s’est révélé que le chef de ce gouvernement « pacifique et constitutionnel » massacrait parce que les libéraux boliviens voulaient privatiser le gaz.
La Bolivie,114° rang mondial dans l’indice de développement humain, 8,5 millions d’habitants, est la deuxième réserve de gaz en Amérique latine, après le Venezuela. Ce bradage du gaz, les dirigeants le dissimulaient, ils voulaient passer par le Chili pour écouler leur larcin vers les Usa. Les Boliviens, opposés à la politique libérale du président, ont refusé que les recettes tirées de ces ventes gazières aillent en majorité aux groupes pétroliers qui exploitent les gisements, sans bénéficier à une population déshéritée touchée à 12 % par le chômage.
La croissance bolivienne entre 1995 et aujourd’hui a été ramenée d’un taux de 5 % à 1%. 75 % des 8,7 millions de Boliviens vivent dans une très grande pauvreté. Les 20 % les plus riches -essentiellement les Blancs et les métis - accaparent 54 % de la richesse nationale tandis que les 20 % les plus pauvres n’ont que 4 % de cette richesse à se partager. Beaucoup émigrent dans les pays voisins. Pour eux, même l’Argentine ravagée par la misère et la faim offre des perspectives attrayantes avec ses "petits boulots".
Le peuple a donc manifesté à La Paz, Cochabamba, Santa Cruz, Patacamaya. "Le gaz nous appartient de droit, le récupérer et l’industrialiser est un devoir", scandaient les manifestants...
Washington a alors déclaré que « les Usa ne reconnaîtraient pas un gouvernement issu de la rue »
On a déjà entendu cela.
La « guerre du gaz » :
A tel point que pour le défendre, il a fait une révolution.
Oui, ça arrive encore. Il y a des fois où le peuple fait des révolutions, ce n’est pas un gros mot.
L’ex-président Sanchez de Lozada a donc fait tirer de sang froid à la mitrailleuse lourde du 12 au 15 octobre.
Mardi 14, la grève s’était généralisée à d’autres villes que La Paz, notamment Oruro, Potosi et Cochabamba. Le lendemain, elle s’étendait au reste du pays. Deux colonnes d’environ 10 000 ouvriers et paysans, à l’appel de la COB (centrale ouvrière bolivienne), s’étaient mises en marche en direction de La Paz. Plus de 50 000 personnes sont descendues dans les rues pour réclamer la démission de Sanchez de Losada. Des barricades ont été dressées. Cinq wagons ont été renversés. Les transports ont été paralysés par des barrages routiers.
De Lozada a réprimé encore et encore : il a accusé sur Cnn, les manifestants d’être des terroristes qui voulaient installer une « narco-dictature »
Les Usa ont salué son « attachement à la démocratie » (ils ne savent vraiment pas ce que c’est la démocratie, du coté de chez Bush). Jusqu’au bout l’ambassade Us a soutenu le fusilleur.
De Lozada a essayé de tenir contre la majorité écrasante de la population, soutenu à fond par Bush, mais il a finalement eu peur, s’est enfui lâchement en hélicoptère à Miami, laissant une lettre de démission. Le vice-président Carlos Mesa lui succède.
Pour la presse française, il s’agit d’un simple « changement de président », une histoire lointaine de cocaleros, de mineurs, d’indiens analphabètes dans un pays pauvre.
Mais en fait, c’est un processus antilibéral anticapitaliste qui vient de loin. Avant le gaz, le peuple bolivien avait dû défendre ses mines, son agriculture, puis son eau.
De la destruction des mines d’étain aux champs de « coca » :
Parce que le peuple sait depuis vingt ans de quoi les libéraux sont capables.
Les entreprises publiques boliviennes ont été démantelées à partir de 1985, par le gouvernement de M. Victor Paz Estenssoro qui a promulgué le décret n° 21060, par lequel la Bolivie passait « d’une économie mixte de régime étatique à un néolibéralisme dur et orthodoxe ». A la Corporation minière de Bolivie (Comibol), plus de 20 000 mineurs de l’étain ont été licenciés. Ils n’ont eu d’autre choix que de migrer vers le Chapare et opter pour la seule voie possible : la culture de la feuille de coca.
Les Usa ont alors entrepris d’interdire ces « cultures illicites » dans le Chapare vers la fin des années 1980. Le président de cette époque, Jaime Paz Zamora (1989-1993) refusa de pénaliser la coca. Revendiquant une compréhension historique et souveraine du problème, il organisa la « diplomatie de la coca », sous le slogan « la coca n’est pas la cocaïne ».
Paz Zamora fut durement attaqué par l’ambassade Us. Plusieurs des dirigeants de son parti, le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), furent traînés en justice. L’un d’eux, M. Oscar Eid, passa quatre ans en prison pour des liens supposés avec le « narco-trafic », et Paz Zamora lui-même se vit retirer son visa pour les Etats-Unis.
Privatisation des retraites :
Pendant toutes les années 1990, l’ambassade Us organisa des plans divers et variés d’éradication de la coca, auxquels seuls les paysans résistèrent. De cette résistance émergea la figure de M. Evo Morales, dirigeant du Mas (Mouvement vers le socialisme).
Le plan " Dignité " dicté par les États-Unis, en 1997, réduisit les plantations de coca de 48 000 hectares à 14 000, soit un manque à gagner pour le pays de 500 millions de dollars au détriment des « cocaleros », qui sont pour la majorité d’anciens mineurs reconvertis par nécessité.
Rien n’a remplacé leur unique source de revenu, dans une campagne où 80 % de la population est sous le seuil de pauvreté. Sans ressources, cocaleros, enseignants, policiers ou retraités, durent battre le pavé pour arracher le droit de survivre.
Le déficit budgétaire, qui était cantonné à 1,9 % du Pib en 1996, devrait atteindre 9,5 % en 2003. Le ralentissement économique qui a frappé toute l’Amérique latine a été fatal : les exportations boliviennes, constituées exclusivement de matières premières (gaz, soja, zinc, or, plomb, bois et sucre) sont esclaves des cours mondiaux. Les dévaluations du peso argentin et du réal Brésilien ont ré apprécié artificiellement le boliviano, et diminué d’autant la compétitivité des exportations boliviennes.
Comme en Argentine, et comme les libéraux l’exigent partout, les retraites ont été privatisées. Le basculement d’un système de retraites par répartition à la capitalisation a été catastrophique : le Trésor public n’a plus perçu les cotisations des salariés, versées désormais à des fonds privés, mais il a été obligé de continuer à payer les pensions issues du régime antérieur. Résultat : le poids des retraites dans le produit intérieur brut est passé de 3,4 % à 5,1 % en 2003 ! Échec là aussi des fonds de pension !
C’est cette asphyxie financière qui a poussé l’État, au mépris des résistances populaires, à accélérer le projet d’exportation de gaz naturel via le Chili.
A la différence des années 1990, le gouvernement ne peut plus compter sur les recettes des privatisations - tout a été vendu - pour se financer. Le libéralisme n’a fait que ruiner la Bolivie...
La « guerre de l’eau » :
Les habitants de La Paz se souviennent aussi de la « guerre de l’eau », comme l’ont appelée les médias. En avril 2000, les habitants de Cochabamba, regroupés dans la Coordination de l’eau, s’étaient soulevés contre l’entreprise Aguas del Tunari (filiale de la transnationale Betchel), qui gérait l’eau potable de Cochabamba et appliquait un tarif usuraire. Il y eut de violentes manifestations dans les rues, et le gouvernement envoya les troupes mais le peuple de Cochabamba finit par imposer sa volonté et gagna la guerre en question. Les cadres de la transnationale durent quitter le pays.
Mais en 2002, l’eau est passée dans les mains de Vivendi et il en était résulté une flambée des prix, une détérioration du service, les règles minimales d’hygiène ont encore moins été respectées : réduction de personnels, maintenance limitée, le quartier populaire d’Alto Lima n’est presque plus desservi. C’est un luxe, vu le coût de l’installation (augmenté de 50 %) d’avoir de l’eau à El Alto. Le Pdg français, Arnaud Bazire se plaint des « mauvais consommateurs » qui ne paient pas... « Ils nous parlaient de nouveaux équipements, ils ont juste repeint les tuyaux en blanc » dit un des ouvriers d’entretien qui n’a pas encore été licencié. (Le Monde diplomatique, Franck Poupeau, mai 2002)
Une nouvelle gauche du coeur du peuple :
Des organisations composées principalement de syndicats paysans, de la Coordination de l’eau, des Ayllus de l’Altiplano, d’organisations non gouvernementales et de paysans « sans-terre » ont réussi à faire reculer, à plus d’une occasion, les mesures du néolibéralisme orthodoxe.
Un leader aymara Felipe Quispe, au début des années1990, avait pris la tête de l’Armée de guerilla Tupac Katari (EGTK), dans l’Altiplano : en 1992, ses principaux dirigeants furent jetés en prison. Félipe Quispe a passé cinq années dans un centre de haute sécurité, mais, peu après sa sortie, il fut élu secrétaire exécutif de la Confédération syndicale unique des travailleurs de la terre de Bolivie (CSUTB). Il fonda, en 2001, le Mouvement indigène Pachacuti (MIP), à la tête duquel il a participé aux élections de juin 2002 aux cotés du Mas de Evo Morales (Le Monde diplomatique, Walter Chavez, mai 2003)
C’est la nouvelle gauche bolivienne : ce ne sont plus des intellectuels des classes moyennes ou supérieures érigés en « guides » mais des chefs paysans et indigènes qui ont engagé la défense de leur territoire et de leurs cultures ancestrales,. A la différence des mouvements de guérilla des années 1960 et 1970, ils revendiquent de participer activement à la vie démocratique : ils ont une plus grande capacité de rassemblement, formulent des revendications pour la société tout entière : baisse des prix, préservation des ressources naturelles, inversion des processus de privatisation.
Aux élections du 30 juin 2003, un avertissement sévère avait déjà été lancé aux politiciens corrompus : Gonzalo Sanchez de Lozada n’avait été élu qu’avec 22 % des voix.
Le « Mouvement vers le socialisme » (Mas) d’Evo Morales, et le « Mouvement indigène Pachacuti » (Mip) de Felipe Quispé avaient respectivement obtenu 20, 9 % et 6 % des voix faisant entrer, pour la première fois, 41 députés indiens et paysans, au Parlement. Il a fallu reconnaître les langues indiennes - l’aymara (2,5 millions d’indiens le parlent), le quechua et le guarani.
Tous les frères ennemis de la classe politique traditionnelle n’avaient pas hésité à constituer un bloc composé du MNR, du MIR, de l’Union civique solidarité (UCS) et du Mouvement Bolivie libre (MBL) attachée aux diktats du Fonds monétaire international pour barrer la route à cette nouvelle gauche. C’est ce bloc qui avait mis en place Gonzalez Sanchez de Lozada lequel devait gouverner jusqu’en 2007...
Un referendum, une assemblée constituante, de nouvelles institutions et élections sont annoncées, mais qu’adviendra t il des exigences populaires concernant le gaz, l’eau, les services publics, la terre ? Carlos Mesa le nouveau président est aussi un libéral et la bataille n’est pas finie... A suivre. G.F
Et un de plus !
C’est le quatrième président latino-américain poussé dehors sous la pression de la rue depuis six ans. Les effets de la mondialisation libérale n’ont pas l’air de plaire aux peuples d’Amérique du Sud qui viennent d’élire « Lula » au Brésil et défendent Hugo Chavez au Vénézuéla :
L’Argentin Fernando de la Rua en 2001, le Péruvien Alberto Fujimori en 2000 et l’Equatorien Abdala Bucaram en 1997 sont ses trois prédécesseurs, écartés de leurs fauteuils par des crises économiques et sociales.
En Argentine, le président de la Rua avait présenté sa démission le 20 décembre 2001 après une semaine d’agitation sociale sévèrement réprimée avec un bilan de 27 morts, de centaines de blessés et milliers de personnes emprisonnées.
Des journées d’extrême violence avaient précédé son départ avec des pillages de supermarchés des banlieues pauvres et d’impressionnantes manifestations au son de casseroles pour protester contre la récession qui durait depuis 43 mois plaçant le pays au bord de la cessation de paiements.
La crise politique qui précipita la chute du président péruvien Fujimori le 19 novembre 2000 avait démarré trois mois plus tôt avec la révélation de cassettes vidéo montrant son bras droit le chef des services secrets Vladimiro Montesinos, en train de corrompre un député.
M. Fujimori quitta le Pérou pour participer officiellement au Forum de coopération économique Asie Pacifique (APEC) au Brunei et devait se rendre au Panama au dixième sommet ibéro-américain. Mais le président élu seulement depuis un an pour un troisième mandat préféra se réfugier au Japon, pays d’origine de ses parents, d’où il annonça sa démission par fax avant d’obtenir la nationalité nippone.
Abdala Bucaram, qui avait accéder au pouvoir en Equateur le 10 août 1996, a été destitué en février suivant par le congrès après avoir été déclaré dans l’incapacité mentale de gouverner. Il était très impopulaire pour avoir mis en place des impôts très élevés sur des services et biens essentiels. G.F
Gérard Filoche, inspecteur du travail CGT, Membre du Bureau national du PS, Nps, D&S www.democratie-socialisme.org
jeudi 16 octobre 2003
Bolivie : L’Union européenne a appelé, ce jour, à l’arrêt des violences
"Nous appelons toutes les parties à arrêter la violence", et le Sommet de l’ Union européenne, a
déclaré le chef de la diplomatie italienne Franco Frattini,
va rendre publique demain vendredi
une déclaration officielle pour exprimer sa "profonde inquiétude quant au coût
en vies humaines des attaques visant un gouvernement démocratiquement élu".
– Photos : http://bolivia.indymedia.org