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L’aliénation linguistique (suite)

L’universalité est un leurre car la manière de communiquer des peuples ne saurait être universelle. Si l’anglais s’est développé davantage que le français comme langue de travail c’est peut-être aussi parce qu’il était déjà conçu par ses utilisateurs premiers comme un outil. Le français, quant à lui, était vécu par les Français comme porteur de culture ou de traditions. Les anglophones ont su mieux que les Français (et d’autres) marquer la distance entre langue patrimoine et langue instrumentale ou quotidienne.

Ceci m’amène à évoquer la récente hégémonie du sabir dans le discours et les pratiques scientifiques. Dans ce domaine, le français a subi une défaite écrasante, d’autant moins évidente que le sabir n’a pas toujours été le vecteur " préféré " des scientifiques : Pasteur (dont la thèse fut rédigée en latin) ou les époux Curie n’ont jamais écrit un mot en anglais. Einstein rédigea sa Théorie de la relativité en allemand. Mais les faits sont là  : l’anglais couvre 90% des publications scientifiques. Par ailleurs le pourcentage d’articles en anglais dans les revues scientifiques françaises n’a cessé d’augmenter depuis une trentaine d’années. Il n’est pas certain que les scientifiques aient pleinement évalué les conséquences de l’abandon de leur langue maternelle sur la qualité de leurs travaux. Lorsqu’il communique, le scientifique mêle dans son acte de parole plusieurs codes : un code linguistique général d’expression en langue anglaise et un code linguistique particulier spécifique de son champ disciplinaire. Le sabir étant utilisé comme un instrument d’information et de communication, parfois l’information l’emporte sur la communication, parfois c’est le contraire. Et dans les deux cas, il peut y avoir rupture entre information et communication. En tout état de cause, les scientifiques ne choisissent pas l’anglais pour ses vertus propres (d’ailleurs rares sont ceux qui connaissent ces vertus et maîtrisent véritablement l’idiome) mais parce qu’elle est la langue dominante comme l’était le français dans la diplomatie européenne aux XVIIè et XVIIIè siècles, ou l’italien dans la musique. Peu de chercheurs français sont réellement conscients des mutilations de langue dont ils se rendent responsables par la contrainte hâtive d’une langue insuffisamment dominée. Un scientifique français rédigeant en sabir se contente d’être un écrivant sans être un véritable auteur. Que seraient devenues les oeuvres de Jean Rostand ou de Teilhard de Chardin (scientifiques et authentiques écrivains) s’ils avaient " choisi " de communiquer en anglais ? La perte du style implique la disparition de la personnalité du scientifique et la négation de son patrimoine culturel. De plus, l’utilisation d’un anglais bâtard ne peut qu’entraîner la contamination de la langue française par une langue simplifiée, simpliste, réduite à ses aspects les plus abstraits et les plus fonctionnels. Enfin, quand une langue véhiculaire se substitue à une langue vernaculaire, il y a risque d’ésotérisme aux dépens du plus grand nombre et déculturation de l’élite. L’ironie dramatique du problème est que l’état français subventionne une recherche dont la communauté scientifique anglo-saxonne a la primeur des résultats.

Pour demain, la bataille sera rude. Même en informatique où, pourtant, la technique française a réalisé quelques prouesses. ADA, programme français de logiciels, utilisé par l’armée étatsunienne, est en anglais. PROLOG, logiciel français utilisé par les Japonais, est aussi en anglais. La France peut fort bien inventer, mais l’utilisation s’effectue en anglais. Alors que les Japonais, qui exportent leur informatique en anglais, pratique chez eux dans leur langue. En France, pendant ce temps, on en est à envisager la suppression dans les programmes informatisés de l’accent circonflexe, apanage exclusif du français et du "português", ainsi que du "ù" que l’on ne trouve plus, il est vrai, que dans les mots français "où" et italien "più".

Faisons un petit tour du côté de l’allemand. La langue de Goethe est l’une des plus polluées qui soit, par l’anglais, mais aussi par le français. Ce, de manière totalement injustifiée d’un point de vue rationnel. Quelques exemples : Schubert, Schumann et quelques autres génies de la musique ont eu beau composer des centaines de lied (au pluriel lieder), les Allemands utilisent depuis plusieurs décennies le mot " chanson " , qui n’est autre que la traduction de lied. J’entendais l’autre jour un homme politique d’outre-Rhin parler de " détail " , alors que le mot allemand Einzelheit est presque aussi vieux qu’Hérode. Les Allemands utilisent désormais l’expression Sinn machen, calquée de l’anglais to make sense, (tout comme nous, d’ailleurs : " faire sens " , en lieu et place de " signifier " ). Dernier exemple : les Allemands appellent leur téléphone portable handy, à l’origine un nom de marque, subtilisé de l’anglais handy, qui signifie " pratique " . Je me souviens, il y a cinquante ans, être entré pour la première fois de ma vie dans une grande ville allemande (il s’agissait de Francfort). Le premier grand panneau de signalisation indiquait : Information Center.
En m’intéressant aux Allemands, j’ai lu récemment ceci :

"Sarkozy a tapé du poing sur la table et menacé de se retirer de l’euro, ce qui a tordu le bras d’Angela Merkel, la chancelière allemande, selon un autre responsable socialiste ayant écouté M. Zapatero."

Bien sûr, en tant que Français, je suis content que mon président sache taper du poing sur la table face aux méchants dirigeants que le sort des malheureux Grecs indiffère. Mais je crains pour l’intégrité physique de la Kanzlerin Merkel. Un bras tordu, ça fait mal.

Le fait est que le neuneu qui a rapporté cet épisode magnifique de chevalerie, soit l’a pompé de l’anglais, soit l’a repris de quelqu’un ignare et qui ne sait pas que mal traduire peut entraîner des incidents diplomatiques graves, y compris des guerres.

Le neuneu aliéné a calqué l’expression anglaise "to twist somebody’s arm" qui sigifie "forcer la main de quelqu’un". Ouf ! Je respire pour les précieuses articulations teutonnes.

Un anglicisme nous concernant, très idéologique même s’il n’a l’air de rien : " Dans ce pays " , utilisé, par exemple, par le personnel politique, pour dire : " en France, chez nous " . Il s’agit du calque de l’expression anglaise In this country, qui, me semble-t-il, s’est répandue, outre-Manche, dans la deuxième moitié du XIXè siècle. Lorsqu’un Anglais dit in this country au lieu de in England ou in Britain, il nomme sans nommer tout en nommant. Autrement dit, il met à distance, moins cependant que s’il disait in that country. Il s’agit donc d’une expression très légèrement méprisante utilisée par les classes dirigeantes, comme si elles parlaient de leur pelouse à tondre : « vous savez, ce pays, que nous aimons bien, et dont il faut bien s’occuper. » Le calque français perd tout cela au niveau conscient, mais l’expression travaille au niveau de notre inconscient : c’est ce qu’on appelle l’aliénation.

Moins grave, mais tout est grave parce que tout signifie : « les dernières vingt-quatre heures " (the last twenty-four hours), au lieu des « vingt-quatre dernières heures ». Pour s’en convaincre, il suffit d’essayer avec « les deux dernières minutes » : « les dernières deux minutes " sont - provisoirement peut-être - une horreur. A de rares exceptions près : secretary general (pour l’Onu, par exemple), president elect (aux États-Unis), poet laureate (poète officiel en Grande-Bretagne), God almighty (Dieu tout-puissant), Casino Royale (un James Bond), calqué sur battle royal (bataille en règle), l’adjectif se place devant le substantif en anglais, et il est d’autant plus près du nom qu’il est important. Donc, pour l’anglais, dans the last twenty-four hours, ce qui compte, c’est vingt-quatre. Alors qu’en français, dans " les vingt-quatre dernières heures " , ce qui compte c’est dernières, par opposition à prochaines.
Le saviez-vous ? La note de la Grèce a été « dégradée » par les agences de notation. Quelle honte ! L’anglais est « downgraded ». En français, une note, ça se baisse, tout simplement.

L’équipe de football de Lyon, pour sa part, a été " crucifiée " par le Bayern de Munich. Aïe, aïe, aïe ! De l’anglais crucify, of course. Le problème est que dans ce verbe anglais, la connotation biblique est terriblement présente. To crucify pourrait donc être traduit par " crucifier " , " mettre en croix " , à la rigueur " mettre au pilori " (supplice utilisé couramment outre-Manche jusqu’au début du XIXè siècle). Au sens figuré, to crucify implique que l’on cause à autrui une véritable torture, une douleur insupportable. Les utilisateurs français de " crucifier " ont en tête l’idée, au sens figuré, de " massacrer " , " anéantir " , " écrabouiller " . Il me semble (je n’en mettrais pas mes mains aux clous) que ce "crucifier " date de 1969 et de la chanson des Beatles " The Ballad of John and Yoko " , où Lennon raconte ses difficultés matérielles à convoler en justes noces, quelque part en Europe. McCartney avait tiqué devant ces vers :

Christ, you know it ain’t easy

You know how hard it can be

The way things are going

They’re gonna crucify me

Ils risquaient de rappeler la célèbre controverse de 1966 (l’affirmation de Lennon selon laquelle les Beatles étaient désormais « plus populaires que Jésus Christ »). Seulement, dans cette chanson, Lennon, comme souvent, jouait avec les mots. " Christ " , c’est le Christ, mais c’est aussi, " Bon Dieu ! " , " merde ! " , " bordel ! "
Le refrain de la chanson signifiait donc :

Dieu (Merde), vous savez que c’est pas facile

Vous savez que ça peut être pénible

Ce qui se passe en ce moment

Je vais me faire crucifier (écrabouiller)

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