Alan Sillitoe est mort il y a une quinzaine de jours à l’âge de 82 ans.
Il était un des rares hommes de lettres britanniques d’origine authentiquement ouvrière (son père était monteur de bicyclettes dans les usines Raleigh). Lui-même travailla en usine à l’âge de quatorze ans.
Peu de romanciers furent, comme lui, à même de mettre en scène la classe ouvrière, la pauvreté du pays noir de la région de Nottingham.
Il ne faisait pas partie des "jeunes hommes en colère" (angry young men) des années cinquante, d’origine plus bourgeoise, et dont certains devinrent des conservateurs, voire des réactionnaires pur sucre. Il demeura, quant à lui, un sympathisant très lucide du Parti travailliste.
Il connut un énorme succès avec la publication de son premier roman en 1958, Samedi soir, dimanche matin (Saturday Night and Sunday Morning). Il y décrivait le mal-être d’Arthur Seaton (un prénom de chevalier, un nom de personnage shakespearien), un ouvrier sans perspectives, scotché devant son poste de télé quand il ne traînait pas au pub. De ce roman sans concessions, Karel Reisz fit un film puissant avec Albert Finney dans le rôle principal.
En 1959, Sillitoe publia un recueil dont la nouvelle éponyme devint rapidement culte : La Solitude du coureur de fond (The Loneliness of the Long-Distance Runner), que Tony Richardson adapta pour le cinéma, avec Tom Courtenay dans le rôle du coureur. L’histoire racontait la résistance et la révolte d’un jeune délinquant doué pour le cross country, engagé dans le championnat d’Angleterre des maisons de redressements. Le responsable de son institution lui promettait un adoucissement de sa peine s’il gagnait l’épreuve. Sur le point de franchir la ligne d’arrivée en premier après avoir surclassé ses adversaires, le jeune Colin, les bras en l’air, refusait d’avancer, ayant compris que sa victoire renforcerait le pouvoir de ceux qui l’opprimaient. Une magnifique parabole pour une histoire au titre magnifique.
Je l’ai rencontré en une seule circonstance, à la fois banale et bizarre. C’était au début des années soixante-dix, dans la ville universitaire où je résidais à l’époque. Des collègues de la fac avaient invité Sillitoe pour une série de conférences. J’avais lu tous ses livres (ayant par exemple adoré le recueil de nouvelles La fille du chiffonier, The Ragman’s Daughter), mais je n’avais même jamais vu une photo de lui. Un des collègues invitants me proposa de venir prendre l’apéritif chez lui avec une vingtaine d’amis, autour de Sillitoe. Lorsque j’arrivai, la quasi-totalité des convives étaient installés. Je me vis dans la situation de Salieri dans Amadeus, lorsque, dans le château du prince-archevêque de Salzbourg, le musicien italien essaie de deviner qui est Mozart parmi tous les serviteurs en livrée, en se demandant si le génie se voit comme le nez au milieu de la figure. Mon choix se porta sur un homme râblé, à la gueule de baroudeur. Mauvaise pêche. Sillitoe était ce quadragénaire enfoncé dans un méchant fauteuil, timide et parlant bas. Il me fit penser à un secrétaire de clerc de notaire. Mozart le scato alcoolique composait la musique la plus pure qui fût. L’effacé et incolore Sillitoe écrivait des textes chargés d’un pouvoir subversif exceptionnel pour l’époque et qui faisaient trembler l’Angleterre de Macmillan. Je me dis que Rimbaud avait bien raison : en matière de création, « Je est un autre »…