A l’éclatement de la guerre, bien que partant de positions assez différentes, Lénine rend hommage aux milieux du « pacifisme anglais » et en particulier à E. D. Morel, un « bourgeois exceptionnellement honnête et courageux », membre de l’Association contre la conscription, et auteur d’un essai qui démasque l’idéologie « démocratique » de la guerre brandie par le gouvernement britannique. A ce moment-là , le dirigeant bolchevique s’avère bien plus proche du pacifisme que Gandhi, situé sur des positions antithétiques.
Contraint de prendre acte de ce que, malgré les propositions de pacifisme combatif exprimé à la veille de la guerre, même le mouvement socialiste a fini en grande partie par s’accommoder du carnage et de l’union sacrée patriotique appelée à le légitimer, Lénine note avec effarement l’ « immense désarroi », l’ « immense crise provoquée par la guerre mondiale dans le socialisme européen » et exprime une « profonde amertume » pour la « bacchanale du chauvinisme » qui fait rage désormais. Oui, « le désarroi fut grand » chez ceux qui voyaient en la Seconde Internationale une lueur contre la haine chauviniste et la fureur belliciste. Dans ce sens, « la chose la plus attristante de la crise actuelle est la victoire du nationalisme bourgeois », c’est l’attitude d’adhésion ou de soumission au bain de sang ; oui, « plus que les horreurs de la guerre », voire plus encore que la « boucherie », ce qui est douloureusement ressenti sont « les horreurs de la trahison perpétrée par les chefs du socialisme contemporain » qui, ravalant leurs engagements précédemment souscrits, contribuent activement à la légitimation de la violence guerrière, au retour à la barbarie culturelle générale et à l’empoisonnement des esprits. « L’impérialisme a joué les destins de la civilisation européenne », et a pu faire cela en se servant de la complicité de ceux qui étaient pourtant appelés à faire valoir les raisons de la paix et de la cohabitation entre les peuples.
Pour confirmer son analyse, Lénine cite in extenso la déclaration diffusée par des cercles chrétiens de Zurich, lesquels expriment leur consternation face à une vague chauviniste et belliciste qui ne rencontre plus d’obstacles : « Même la grande, internationale classe ouvrière […] s’extermine réciproquement sur les champs de bataille ». Cinq ans avant, en 1909, en opposition à la « banqueroute » de l’ « idéal de l’impérialisme » belliciste, Kautsky avait célébré « l’immense supériorité morale » du prolétariat (et du mouvement socialiste), lequel « hait la guerre de toutes ses forces » et « fera tout pour empêcher que les passions militaristes ne gagnent du terrain ». Ce précieux capital de « supériorité morale » s’avère à présent honteusement dissipé. Si, dans leur première phase au moins, la guerre et la participation à la guerre se configurent, dans le cadre d’une idéologie à laquelle même le premier Gandhi n’est pas étranger, comme une sorte de plenitudo temporum sur le plan moral (pour l’élan spirituel et la fusion communautaire qu’elles comportent), aux yeux de Lénine l’éclatement du conflit fratricide (qui lacère aussi la classe ouvrière elle-même) apparaît par contre comme quelque chose de semblable à l’ « époque de la culpabilité accomplie » : j’utilise ici l’expression que Lukacs reprend de Fichte en 1916, tandis qu’il est déchiré par un profond travail destiné à aboutir, sur la vague de la protestation contre l’immense carnage, à son adhésion à la révolution d’octobre. Evidemment, le révolutionnaire russe est trop laïc pour avoir recours à un langage théologique. Et, pourtant, la substance ne change pas : au-delà de l’indignation politique, l’éclatement de la guerre provoque en lui une consternation morale.
L’espoir, moral avant même que politique, semble renaître grâce à un phénomène qui pourrait peut-être gripper la machine infernale de la violence : c’est la « fraternisation entre soldats des nations belligérantes, jusque dans les tranchées ». Cette nouveauté approfondit cependant la division du mouvement socialiste, qui s’était déjà manifestée avec l’éclatement de la guerre. En contraposition à l’ « ex socialiste » Plekhanov, lequel assimile la fraternisation à la « trahison », Lénine écrit : « C’est bien que les soldats maudissent la guerre. C’est bien qu’ils exigent la paix ». Au « programme de la continuation du carnage » formulé par le gouvernement provisoire russe, duquel font aussi partie les « ex socialistes », Lénine répond : « La fraternisation sur un front peut devenir fraternisation sur tous les fronts. L’armistice de fait sur un front peut et doit devenir armistice sur tous les fronts ».
C’est vrai, la fraternisation constitue pour les bolcheviques un moment essentiel de la stratégie visant l’abattement du système social responsable du massacre et donc la transformation de la guerre en révolution. Mais ce passage est rendu inévitable par les « ordres draconiens » avec lesquels les deux camps opposés affrontent la fraternisation. Et c’est un passage qui, dès les débuts du gigantesque conflit, est imaginé et en quelque sorte invoqué aussi par les cercles chrétiens suisses que Lénine oppose positivement aux socialistes convertis aux raisons du chauvinisme et de la guerre. Le révolutionnaire russe attire l’attention en particulier sur ceci :
« Si la misère devient trop grande, si le désespoir prend le dessus, si le frère reconnaît son frère sous l’uniforme ennemi, peut-être des faits totalement inattendus encore se produiront-ils, peut-être les armes se retourneront-elles contre ceux qui incitent à la guerre, peut-être les peuples, auxquels a été imposée la haine, soudain l’oublieront-ils, en s’unissant ».
Il ne semble pas que Gandhi se soit occupé du phénomène de la fraternisation, qui s’avère en tous cas en contraste avec son engagement à recruter des soldats et de la chair à canon pour le gouvernement de Londres.
Domenico Losurdo, La non-violenza. Une storia fuori dal mito, Laterza, 2010.
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio