Contrairement à la collectivisation de l’agriculture et à l’industrialisation à marche forcée, le massacre des officiers polonais, décidé par le groupe dirigeant soviétique et consommé à Katyn en mars-avril 1940, est un crime en soi. Le poids de l’épreuve de force avec la Finlande se faisait encore sentir : après une vaine tentative de procéder à un échange consensuel de territoires, entreprise par Staline dans le but de conférer un minimum de profondeur territoriale à la défense de Leningrad (la ville protagoniste ensuite d’une épique résistance à l’agression nazie), la guerre risquait maintenant de s’étendre et de se généraliser. Comment auraient réagi dans une telle circonstance les officiers polonais capturés par l’URSS après le démantèlement de la Pologne ? Du côté de Moscou, on avait tenté en vain de les faire revenir sur leurs fières positions antisoviétiques, héritage du conflit qui avait débuté avec l’effondrement de l’Empire tsariste et qui tendait ainsi à prendre les caractéristiques brutales d’une guerre civile. La situation était devenue assez difficile : le péril menaçait que l’URSS en tant que telle fut engloutie par la guerre, et les cercles occidentaux qui pensaient à un renversement du régime stalinien ne manquaient pas (supra , p. 84). C’est ce « grave problème de sécurité » qui fait précipiter l’ « horrible décision », que Staline plus tard doit avoir « amèrement regrettée à cause des embarras et complications qui s’en suivirent »(1) . Donc même dans le cas des exécutions de Katyn les dilemmes moraux sur lesquels Walzer attire l’attention ne sont pas absents. Mais ce serait pourtant erroné d’invoquer dans ce cas aussi l’ « urgence suprême », en dilatant après coup un critère qui, en soi déjà , risque d’avoir des mailles trop larges.
Mais, même s’il est injustifiable, le crime que nous examinons ici ne renvoie pas aux caractéristiques qui seraient particulières à la personnalité de Staline ou au régime qu’il dirige. Qu’on pense au crime dont s’entache le général états-unien Patton quand, débarquant en Sicile, il ordonne qu’on tue les soldats italiens qui se rendent après une âpre résistance (2) . Même s’il s’agit ici d’une infamie de dimensions plus réduites, il faut pourtant ne pas oublier que ce n’est pas une réelle préoccupation pour la sécurité du pays qui la provoque, mais bien l’esprit de vengeance ou peut-être même le mépris racial. C’est-à -dire qu’il s’agit ici d’un délit pour des motifs abjects.
Cependant si nous voulons chercher une analogie réelle avec Katyn, nous devons nous référer à d’autres tragédies et à d’autres horreurs. Dix ans après la Katyn Soviétique, se déroule ce que nous pourrions définir comme la « Katyn » états-unienne et sud-coréenne. La guerre de Corée est en cours. Du nord sauvagement bombardé fait irruption au sud une masse de réfugiés. Comment sont-ils accueillis ? « L’armée USA avait comme politique de tuer les civils qui s’approchaient de la Corée du Sud » : les victimes étaient « pour la majorité des femmes et des enfants », mais on craignait que ne se fussent infiltrés parmi eux des nord-coréens, même si dans l’enquête sur un des cas peut-être les plus documentés (les tueries qui ont eu lieu à No Gun Ri), « aucune preuve d’ennemis infiltrés n’est sortie » (3). Nous sommes donc ici en présence non pas de dispositions d’un individu, fut-il brillant et notoire général ou maréchal, comme l’était Patton, mais bien d’une politique décidée aux plus hauts niveaux des sommets militaires (et politiques) états-uniens. Et cette circonstance nous fait justement penser à Katyn, d’autant plus que dans les deux cas c’est la sécurité qui est en jeu.
Pour la garantir, les USA et leurs alliés ne se bornent pas à tuer les réfugiés. Ils trouvent nécessaire de liquider aussi la cinquième colonne potentielle. Par exemple, « dans la ville de Taejon, en juillet 1950, la police ordonna à 1.700 coréens, accusés d’être communistes, de creuser leur fosse, après quoi ils furent passés par les armes ». Un témoin raconte :
Un dimanche matin, à l’aube, dans la ville apparemment déserte de Chochiwon, je vis une procession d’hommes et de femmes, attachés l’un à l’autre avec les mains dans le dos, frappés et bastonnés, qui se dirigeaient du poste de police vers les camions où ils étaient chargés. On les passa par les armes et on les laissa sans sépulture un ou deux miles plus loin (4).
Ce fut une opération à grande échelle :
Dans une mine de cobalt proche de Daegu, au sud du pays, les enquêteurs ont retrouvé pour le moment les restes de 240 personnes. Ce n’est qu’une fraction des présumés 3.500 détenus ou suspects de communisme qu’on a tirés de leurs cellules ou de leur maison entre juillet et septembre 1950, passés ensuite par les armes et jetés au fond d’une mine.
Parfois ce sont des « femmes et des enfants » qui sont victimes d’« exécutions sommaires » : on dirait que dans ces cas-là on n’a pas épargné même les familles de ceux qui sont soupçonnés d’être communistes. L’obsession de la sécurité n’envahit pas que les arrières, mais aussi les villes à peine conquises ou reconquises. Voici ce qui advint dans l’une d’elles : « Ils nous dirent d’allumer nos cigarettes. Ils commencèrent alors à décharger leurs fusils et leurs mitrailleuses. Après une pause, un officier nous cria : "Ceux d’entre vous qui sont encore vivants peuvent se lever et rentrer chez eux’. Ceux qui le firent furent de nouveau frappés par les tirs ».
A combien se montent le nombre des victimes des deux pratiques, le meurtre des réfugiés et la liquidation des suspects de communisme ? En réalité, on n’a pas encore pleinement mesuré l’extension de ceux que « les parents des victimes appellent les camps coréens de la mort ». On peut faire pour le moment un bilan provisoire : « Les investigateurs ont jusqu’à présent identifié 1.222 probables cas de tueries de masse […].Les cas incluent 215 incidents dans lesquels les survivants disent que les avions et les troupes américaines terrestres tuèrent des réfugiés désarmés » (5).
La « Katyn » états-unienne et sud-coréenne ne semble pas être de proportions plus réduites que la soviétique, et en tous cas elle révèle un supplément d’absence de scrupules (pour une guerre menée à des milliers de kilomètres de leur pays, les dirigeants de Washington n’auraient pas pu invoquer même l’ombre de l’ « urgence suprême »). Mais il ne s’agit pas ici d’établir une hiérarchie entre deux crimes injustifiables l’un et l’autre ; il s’agit par contre de prendre acte de l’inadéquation de l’approche morale manichéenne pour la compréhension de Staline et du pays qu’il dirige.
D. Losurdo
(1) Roberts (2006), p. 47 et 170-1.
(2) Di Feo (2004) ; Di Feo (2005).
(3) Hanley, Mendoza (2007).
(4) Warner (2000).
(5) Sang-Un Choe (2007).
(6) Ibid.
Extrait, avec l’aimable autorisation de l’éditeur, de
Staline. Histoire et critique d’une légende noire .
A paraître aux Editions Aden (Bruxelles) à l’automne 2010.
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio