Alors que Laurent Fabius et John Kerry (1) (contredit le même jour par Chuck Hagel (2)) accusaient depuis Washington de nouveau le gouvernement syrien d’utiliser les armes chimiques, il est utile de revenir sur les évènements de l’année dernière qui allaient entrainer la région et peut-être le monde dans une nouvelle guerre.
La première attaque à l’arme chimique eu lieu à Khan El Assal en banlieue d’Alep le 19 mars 2013 et avait fait 25 victimes. Il y a peu de doutes sur l’origine de cette attaque, (3) car d’une part une partie des victimes étaient des soldats syriens, d’autre part la bombe était d’un type qui n’existait pas dans l’arsenal de l’armée syrienne. Finalement, le tir avait pour origine un quartier tenu par les rebelles fondamentalistes. Il faut rajouter que ces derniers avaient auparavant proféré sur leurs sites sociaux des menaces d’attaque à l’arme chimique à l’encontre de leurs ennemis (minorités, partisans du gouvernement, etc.). Cela n’empêchera pas les Etats-Unis et leurs alliés d’accuser le gouvernement syrien. Ils seront mis dans l’embarras par les déclarations de Carla Del Ponte, membre de la Commission indépendante internationale d’enquête pour la Syrie, sous les auspices du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Suite à cette attaque, le gouvernement syrien demandait à l’ONU de dépêcher une commission d’enquête afin d’établir la vérité sur les faits. L’ONU mettra trois mois à obtempérer sur le principe d’une commission, en grande partie à cause de la réticence des pays occidentaux. Ces derniers en réduiront le mandat à uniquement établir si des armes chimiques avaient été utilisées ou non, sans spécifier par qui. Parallèlement à cela, la police turque arrêtait en mai 2013 des rebelles fondamentalistes qui tentaient d’introduire du gaz Sarin en Syrie à la frontière entre les deux pays. Le 22 juillet 2013, le quartier de Khan el Assal faisait l’objet d’une attaque d’envergure de plus de 1000 rebelles qui l’occupaient et massacraient 123 personnes, dont 51 soldats syriens qui s’étaient rendus. Par cette action, ils faisaient disparaitre les témoins de l’attaque de mars et intimidaient toute personne susceptible de témoigner.
La commission d’enquête arriva le 18 août 2013 à Damas. Or le 21 août avait lieu l’attaque de la Ghouta orientale (région proche de Damas). Il est difficile de penser que les autorités syriennes aient insisté à inviter une commission d’enquête de l’ONU pour lui faire une démonstration de massacre à l’arme chimique. Néanmoins, et comme à chaque occasion précédente, les gouvernements et la presse occidentales désignaient le gouvernement syrien comme coupable. On s’épargne ici le détail des péripéties qui ont suivis, le fait majeur qui en ressort est l’incohérence et l’absurdité des accusations proférées par les Etats Unis et leurs alliés à l’encontre de la Syrie. En particulier, il n’y avait aucune logique militaire et tactique de la part de l’armée syrienne d’attaquer à l’arme chimique une zone qu’elle était en train de récupérer, et ce d’autant que le gouvernement syrien était menacé d’intervention de la part des gouvernements occidentaux s’il dépassait la fameuse « ligne rouge », c’est-à-dire s’il utilisait des armes chimiques. Suite à une vive montée de la tension avec menaces de bombardement de la Syrie, la Maison Blanche reculait quelques semaines plus tard, entre autre après la mise en garde du président russe Vladimir Poutine qui n’avait pas hésité à qualifier, solennellement, son visiteur le secrétaire d’État US John Kerry de « menteur » lorsqu’il accusait la Syrie de bombarder chimiquement sa propre population. La sortie de la crise sera trouvée par les Russes et se résumera à un désarmement chimique unilatéral de la Syrie.
Le célèbre journaliste d’investigation Seymour Hersch a depuis, largement analysé et exposé les contradictions du gouvernement étatsunien. En décembre 2013, il publiait un article (dans la London Review of Books, aucun journal n’ayant accepté de le publier aux Etats Unis) (4) dans lequel il révélait que la CIA avait des informations sur la capacité de Jabhat al-Nusra, un des groupes affiliés à al-Qaeda en Syrie, de produire du gaz Sarin et que c’était probablement ce groupe qui l’avait utilisé dans l’attaque de la Ghouta en août. Seymour Hersch publiait plus tard un autre article, (5) dans lequel il mettait clairement en cause les autorités turques (la Turquie est membre de l’OTAN et le principal allié d’Israel dans la région) dans la planification des attaques chimiques par le groupe Jabhat al-Nusra. Finalement, un groupe de physiciens du Massachusetts Institute of Technology, dont des experts en balistique, publiait en Décembre 2013 une étude détaillée (6) dans laquelle ils démontraient l’impossibilité d’un tir de missiles avec charge chimique depuis les positions de l’armée syrienne. Toutes ces enquêtes allaient invalider les affirmations et accusations du gouvernement des Etats-Unis et de ses alliés, de l’organisation Human Rights Watch et du New York Times.
Dans cette région du monde, lorsqu’on parle de bombardements chimiques de civils, l’exemple qui vient en tête est le tristement célèbre massacre de la ville kurde de Halabja (Irak) en mars 1988. Toutefois, les accusations à l’encontre de Saddam Hussein n’ont jamais été étayées par une enquête. Comme le révèle Stephen Pelletiere (7), un ancien analyste de la CIA, ayant à cette époque, accès aux dossiers classifiés venant de la région du Golfe, les civils de Halabja ont été tués par des bombes iraniennes lors de tirs croisés avec l’armée irakienne pendant la guerre Iran-Irak entre 1980 et 1988. En particulier, les victimes étaient mortes empoisonnées par une substance à base de cyanure, qui était absente des arsenaux chimiques irakiens. Il faut ajouter que c’est l’armée irakienne qui a, la première, utilisé des armes chimiques lors de cette guerre, dont la matière première et la technologie étaient fournies par les Etats Unis et le Royaume Uni, tous deux en parfaite connaissance de cause. Au regard de ces faits, on est en droit de s’interroger sur l’assise morale des Etats Unis et de leurs alliés lorsqu’ils prétendent protéger les populations civiles de possibles exactions de la part de leurs dirigeants.
La première guerre mondiale avait déjà révélé au monde l’horreur des armes chimiques telles que nous les connaissons aujourd’hui, suite à leur invention par le célèbre chimiste allemand Fritz Haber. (8) En 1919 Churchill déclarait : « je ne comprends pas cette pruderie vis-à-vis du gaz (armes chimiques), je suis tout à fait en faveur de son utilisation contre les tribus non civilisées », et de fait les Britanniques inaugureront l’utilisation des armes chimiques contre des civils dans leur empire pendant les années 20 en commençant par, ... l’Irak ! Ils seront rejoints par la France et l’Espagne qui utilisent le gaz moutarde contre la rébellion des Berbères au Maroc, puis par l’Italie qui en fera usage en 1935 en Abyssinie. Très vite, aux armes chimiques viennent s’ajouter les armes biologiques. L’Allemagne et le Japon engagés comme les autres puissances coloniales de l’époque dans des expérimentations de substances chimiques et biologiques sur les prisonniers de guerre verront les scientifiques en charge de celles-ci épargnés de condamnation lors des procès de Nuremberg et de Tokyo, en échange d’information. Certains seront invités à les poursuivre aux Etats Unis.
Ces armes seront ensuite largement utilisées par les Etats-Unis pendant les guerres de Corée, puis du Vietnam. Septante cinq millions de litres de substances chimiques (dont le fameux Agent Orange) auront été déversées sur ce pays dans le but délibéré de détruire son agriculture et son environnement. En 2012, la Croix rouge estimait que 1 million de vietnamiens souffraient de séquelles dues à l’Agent Orange. Plus récemment, lors de la première guerre d’Irak, les USA bombarderont 28 sites civils de production ou de stockage de substances bio-chimiques (dont des usines d’engrais), avec de graves conséquences sur la santé des personnes se trouvant à proximité. On parlera aussi du mystérieux syndrome de la guerre du Golfe dont souffriront de nombreux anciens soldats étatsuniens. En 2001, le gouvernement des Etats-Unis se retire des négociations sur la convention sur les armes biologiques et toxiques, torpillant ainsi les efforts visant à prendre des mesures globales contre les armes biologiques.
Pendant la deuxième guerre d’Irak et en particulier, lors de la rébellion de la ville de Fallujah, les Etats Unis utiliseront des bombes au phosphore qui feront de nombreuses victimes parmi les civils, mais plus grave encore, des bombes à uranium appauvri (une substance radioactive chimiquement toxique). Entre 2007 et 2010, la moitié des bébés nés dans cette ville avaient des malformations génétiques, à un point tel que les médecins de cette ville recommandent aux couples de ne plus faire d’enfants. Les enquêtes menées sur place par le Professeur Christopher Busby de l’Université de Belfast et secrétaire scientifique du Comité européen sur les risques dus aux rayonnements, l’amenaient à déclarer que « c’était le plus haut taux de dégâts génétiques jamais relevés dans une population ».
La liste d’exemples d’utilisation de l’arme chimique contre des civils par les Etats Unis et leurs alliés est trop longue (sans parler des armes nucléaires) pour être détaillée ici, mais on peut se demander si les traceurs de « ligne rouge » n’ont jamais eu le souci de protéger des populations civiles comme ils le prétendent, car l’usage de ce type d’armes leur en revient presque exclusivement. Cela appelle une autre question : par quelle autorité juridique ou morale, les Etats Unis et leurs alliés se permettent-ils de se poser en justiciers et de donner des leçons de bonne conduite au reste du monde ? En procédant à un désarmement unilatéral de son arsenal chimique, le gouvernement syrien a créé un précédent historique dont bien des pays devraient s’inspirer. Il s’agit d’une véritable leçon aux donneurs de leçons.
Majed Chergui