POS, 21 juin 2006.
Hilda Presman est une militante dévouée à la cause des droits de l’homme dans sa province natale de Corrientes, sur le littoral du Nord-Est argentin. Trop modeste pour parler d’elle-même, elle qui n’a été arrêtée que « pendant une quarantaine de jours, peu après le coup d’Etat », elle était récemment en Belgique pour raconter son pays. A l’occasion de la commémoration des 30 ans de l’instauration de la dictature, elle a rencontré des compatriotes exilés chez nous durant la période de répression. Les blessures du passé, les luttes du présent et les espoirs du futur, c’est un peu tout cela que nous a raconté Hilda...
Hilda Presman : Je fais partie d’une commission provinciale des droits de l’homme, à caractère autonome et indépendant. J’accompagne la lutte pour le respect total des droits humains en Argentine depuis les années 80. Sans être une victime directe de la dictature je me suis intéressée, durant mes études, à la problématique de la violation des droits de l’homme à l’époque du terrorisme d’Etat. J’ai rencontré des parents de « desaparecidos » et depuis lors j’accompagne leur lutte contre l’impunité. Nous avons des contacts depuis de nombreuses années avec des personnes de Corrientes, exilées en Europe et qui ont été victimes de la dictature. Ces personnes ont joué un rôle très important au moment d’avancer dans les procès contre les militaires, en témoignant contre ceux-ci, en reconnaissant des centres clandestins de détention, en reconnaissant des coupables de répressions, etc. Et cela a aidé grandement dans l’avancée du processus judiciaire. Plus récemment, je me suis également intéressée à tout ce qui touche à la violation des droits de l’homme dans le contexte des institutions démocratiques en Argentine.
Trente ans après le coup d’Etat militaire, peut-on dire que les responsables ont été jugés ?
H. P. : Je pense que rien n’est linéaire. Le chemin est fait d’avancées et de reculs mais dans les grandes lignes, il y a effectivement une amélioration importante dans la reconnaissance des crimes de la dictature. Aujourd’hui personne ne remet en question que ce fut une dictature sanguinaire, c’est un fait accepté dans la société. En ce qui concerne les condamnations, de nombreux militaires sont en procès mais peu ont été condamnés. Cependant ce qu’il manque toujours en Argentine c’est une démocratisation des institutions liées à la sécurité. Je veux dire par là que tout ce qui avait trait à la violence répressive des forces armées a été transféré aux forces de sécurité provinciales. Aujourd’hui nous n’avons plus de problèmes avec les militaires mais nous en avons toujours avec les différentes polices. Il y a beaucoup de violences policières et dans certaines provinces plus que dans d’autres. A Corrientes par exemple, durant les cinq dernières années, nous avons enregistré plus de 60 cas d’homicides non élucidés à cause d’une implication de la police, de la justice, ou de la complicité du pouvoir politique.
Certains présentent Kirchner comme un président progressiste, quel est son bilan au niveau des droits humains ?
H.P. : De nouveau je pense qu’il faut nuancer. En ce qui concerne les crimes de la dictature, je considère indiscutablement que des progrès importants ont été faits. On peut citer notamment l’annulation des lois d’amnistie, la possibilité de jugement, on parle maintenant de la possibilité d’appliquer la prison commune pour les tortionnaires (qui jusqu’à présent continuaient à jouir de privilèges en étant détenus dans leur propre corps d’armée), etc. On peut donc dire qu’un chemin a été parcouru et que le gouvernement actuel a écouté la demande populaire. A côté de cela, il reste d’autres comptes à régler qui je pense ne sont pas aussi positifs. On assiste encore à une forte répression policière envers tout ce qui constitue une forme de revendication sociale. Il existe une mobilisation populaire importante car il y a une situation de déséquilibre social manifeste. En Argentine, le fossé entre riches et pauvres se creuse toujours. La question des droits économiques et sociaux constitue une problématique aiguë. Et cela génère une répression de la part de l’Etat.
Vous parlez de droits économiques, quel a été le rôle joué par les grands entrepreneurs et les multinationales sous la dictature ?
H.P. : En réalité cette dictature nous la définissons comme une dictature civico-militaire. Au-delà du fait que ce sont les militaires qui ont été mis en lumière et qui ont joué le rôle de bras exécuteur, il s’agissait avant tout d’un régime qui visait à imposer, à feu et à sang, des politiques économiques qui ont ouvert l’Argentine au modèle néolibéral. Pour ne citer qu’un exemple, entre 1976 et 1983, nous sommes passé par trois commandements militaires différents mais nous n’avons eu qu’un seul ministre de l’économie, Alfredo Martànez de Hoz, qui était un civil. C’est ce dernier qui, en appliquant la politique des multinationales, a amené à la destruction de l’emploi public, de l’Etat, à la flexibilisation, au chômage et à la nationalisation de la dette privée en une terrible dette publique. Toute une série de mesures économiques ont été impulsées par des fonctionnaires civils de la dictature. Ces gens n’étaient rien d’autre que les portes-parole des grandes multinationales. Il y a donc eu un compromis et ces dernières souhaitaient l’éradication de tout ce qui ressemblait à une forme de résistance populaire pouvant s’opposer à l’application de ce modèle néolibéral. Et celui-ci s’est finalement imposé au coût de centaines de milliers d’exilés, de prisonniers politiques et de 30 000 « desaparecidos ».
Quel est le poids des mouvements sociaux actuellement sur l’échiquier politique ?
H.P. : En réalité il y a beaucoup d’attentes et une grande confiance envers le gouvernement de Kirchner. On sent une certaine stabilité et cela donne des garanties. La question sociale n’a pas de réponse immédiate mais le gouvernement dispose d’un appui populaire. De plus, ces dix dernières années on a vu surgir des phénomènes sociaux très intéressants qui sont à mettre en relation avec la modification de la structure socio-économique du pays. En Argentine il y a énormément de chômage et de travail en noir. L’économie informelle pèse très lourd dans l’économie nationale. On voit donc surgir des mouvement articulés autour des chômeurs, des travailleurs informels mais aussi les mouvements « piqueteros », les usines récupérées et autres. Ils génèrent des sections autonomes qui fonctionnent en petits îlots de pouvoir populaire. Ce sont là des choses très intéressantes pour l’avenir mais qui sont toujours embryonnaires à l’heure actuelle.
Propos recueillis par Sébastien Brulez.
– Source POS www.sap-pos.org
Dictature en Argentine : L’histoire tragique d’ Estela et Guido, Massimo Carlotto.
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