Le 30 avril 1977, un petit groupe de femmes commença à défier les généraux de la junte en se réunissant devant la Casa rosada de Buenos-Aires. C’étaient "les folles". Elles demandaient où avaient fini (disparu ?) leurs fils, elles exigeaient justice. Et à la fin elles ont gagné.
Ces folles silencieuses et implacables de Plaza de Mayo
Il manifesto, mardi 1er mai 2007.
Buenos Aires.
Il fallait être fous dans l’Argentine de la dernière dictature militaire pour défier les généraux sur la plus importante place du pays, entourée des plus grands symboles du pouvoir : la Casa rosada, la Banco Nacion, le Ministère de l’économie, la Cathédrale, le Cabildo. Pourtant ce qui a poussé une dizaine de mères, simples femmes au foyer, à se réunir le 30 avril 1977 sur la Plaza de Mayo de Buenos Aires ce n’était pas la folie, comme essayèrent de le faire croire leurs détracteurs, mais l’amour, la douleur et le désespoir pour la disparition de leurs fils.
Ulises Gorini raconte dans son monumental "la rébellion des Mères" que peu de temps avant le championnat mondial de football de 1978 en Argentine, un journaliste étranger s’approcha de la marche silencieuse des Mères, qui marchaient en se tenant deux par deux pour respecter les contraintes imposées par l’état de siège, et il demanda quand avait commencé leur mouvement.
Après une hésitation, elles répondirent que ça avait commencé avec les paroles de Azucena Villaflor De Vincenti : "Mères, en agissant ainsi, nous n’obtenons rien. On nous ment de toutes parts, on nous ferme toutes les portes au nez . Nous devons sortir de ce labyrinthe infernal... nous devons aller directement sur la Plaza de Mayo et y rester jusqu’à ce qu’on nous donne une réponse. Nous devons arriver à être 100, 200, 1000 mères jusqu’à ce que tout le monde ne puisse plus faire semblant de ne pas savoir." Peu après, Azucena, comme son fils Nestor devint, elle aussi une desaparecida (disparue, NDT), trahie par le lieutenant de vaisseau Alfredo Astiz qui avait infiltré le groupe. Elle fut emmenée à l’ESMA, l’Ecole mécanique de la Marine (où la plupart des opposants à la dictature furent torturés, NDT), et elle fut jetée dans le Rio de La Plata fin 1977. Après l’identification de ses restes, en août 2005, ses cendres reposent aujourd’hui sur la Place de Mai.
Ses paroles portèrent à la construction des Mères comme sujet politique et comme le mouvement le plus important et le plus original pour les droits de l’homme en Argentine. Une voie qui allait les conduire à la socialisation de la maternité, de la recherche de leurs propres fils à une lutte collective pour tous les fils. Peu importe que ce 30 avril là fût un samedi et que la place fût déserte. Elles commencèrent à tenir leurs marches silencieuses, comme aujourd’hui encore, tous les jeudis à 3h et demie de l’après-midi. Leur bataille pour conquérir une visibilité les amena aussi, quelques mois plus tard, à marcher avec 130 mille fidèles catholiques en procession vers la basilique de Lujan, un des rares rassemblements autorisés par la junte "occidentale et chrétienne". Avec le temps se constituèrent aussi d’autres groupes basés sur les liens du sang, comme Hijos e Abuelas (fils et grand-mères) les fils des disparus et les grand-mères des enfants nés de mères qu’on avait fait disparaître et souvent "offerts" ensuite à des couples de militaires, travail qui a permis de récupérer et de rendre leur identité à plus de 85 fils de disparues, volés par la dictature.
Puis vinrent le procès contre les chefs des trois juntes militaires, les lois de Alfonsin sur la obediencia debida (loi qui amnistiait les tortionnaires sous prétexte de devoir d’obéissance, NDT) et du punto final, l’amnistie accordée par Menem. Mais la lutte systématique, patiente, pacifique, implacable, des Mères contre l’impunité est parvenue à permettre l’annulation de ces lois ignominieuses jusqu’à l’annulation par la Cour fédérale, le 25 avril dernier de l’amnistie : le général Videla et l’amiral Massera devront maintenant purger une peine de prison à vie. La décision de la Cour est arrivée pendant les nombreuses célébrations et hommages, commencés le 20 avril et jusqu’au 4 mai, à l’occasion des 30 ans de cet évènement central de la résistance à la dictature. Le point culminant a eu lieu les 29 et 30 avril avec une marche aux flambeaux et deux grands concerts de musiciens argentins et latino-américains sur la Place de Mai. Deux évènements séparés qui ont symbolisé aussi -malheureusement- la division des Mères survenue au milieu des années 80, en désaccord sur les méthodes de lutte.
Cependant elles ont toujours été d’accord sur un point : « Nous avons été accouchées par nos enfants » a dit Hebe de Bonafini une des représentantes les plus connues du mouvement. Les Mères, à leur tour, ont donné vie à la démocratie argentine. Avec leur lutte, leur résistance, leur obstination, les Mères de Plaza de Mayo ont fait des 30 000 disparus une présence éternelle et ont lancé un cri permanent de justice qui s’oppose aux appels hypocrites à la réconciliation moyennant le pardon et l’oubli. Certains évènements historiques sont imprévisibles.
Julio Cortazar le disait aussi en 1980 : "l’irrationnel, l’inattendu, le vol de colombes, les Mères de la Plaza de Mayo font irruption à n’importe quel moment pour bouleverser et balayer les plus scientifiques calculs de nos écoles de guerre et de sécurité nationale. Mères et Grand-mères de Plaza de Mayo : continuons à être folles...".
Pablo Stancanelli
– Source : il manifesto www.ilmanifesto.it
– Traduit de l’italien par Elisabeth Cadic-Njeim et Marie-Ange Patrizio (Marseille)
Jour de la Honte Nationale argentine : Je m’en souviens du 24 mars 1976, par Rachel Holway.
Argentine : Il y a trente ans, un coup d’Etat pour la liberté... des marchés, par Paolo Gilardi.
Dictature en Argentine : L’histoire tragique d’ Estela et Guido, Massimo Carlotto.
– Dossier dictature en Argentine sur El Correo
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www.elcorreo.eu.org/rubrique.php3 ?id_rubrique=103