Amérique Latine : L’Eldorado plus l’Enfer

«  Les campagnes alarmistes déclenchées au sujet des ressources de la planète et de l’empoisonnement de la nature par l’industrie n’annoncent certainement pas un projet des milieux capitalistes d’arrêter la croissance. C’est le contraire qui est vrai. Le capitalisme s’engage maintenant dans une phase où il va se trouver contraint de mettre au point tout un ensemble de techniques nouvelles de la production de l’énergie, de l’extraction des minerais, du recyclage des déchets, etc.,, et de transformer en marchandises une partie des éléments naturels nécessaires à la vie. Tout cela annonce une période d’intensification des recherches et de bouleversements technologiques qui exigeront des investissements gigantesques. Les données scientifiques et la prise de conscience écologique sont utilisées et manipulées pour construire des mythes terroristes qui ont pour fonction de faire accepter comme des impératifs absolus les efforts et les sacrifices qui seront indispensables pour que s’accomplisse le nouveau cycle de l’accumulation capitaliste qui s’annonce. » (Pierre Souyri, La dynamique du capitalisme au vingtième siècle, Paris, Editions Payot, 1983 (1).)

Les récents événements de Cajamarca (2), Pérou, avec la résistance d’une partie importante de la population devant un méga-chantier (proyecto Conga) minier menaçant gravement les écosystèmes de leur région, malgré les manoeuvres de division et la brutale répression (3) déclenchée par un gouvernement pourtant élu sur un discours vigoureusement «  écologique » et «  démocratique », viennent nous rappeler une triste réalité. Le continent subit toujours, 520 ans après le débarquement de Colomb, une spoliation massive de ses ressources minérales, l’exploitation calamiteuse de ses sols agricoles, la déforestation intensive, avec en prime la transformation de ses sites prestigieux en parcs à touristes. Le résultat en est une diminution rapide de la bio-diversité naturelle et cultivée (4), et la destruction souvent violente des structures sociales traditionnelles. Des sociétés encore dynamiques, pourtant, après cinq siècles de domination.

Rien de bien neuf, donc, sous le soleil d’El Dorado. Si ce n’est cette formidable accélération de techniques de plus en plus dévastatrices, comme la lixiviation et le rejet de cyanure, d’arsenic et autres poisons dans les lacs et cours d’eau, le recours massif aux semences OGM, débouchant sur l’emploi non moins intensif d’herbicides et pesticides hautement toxiques ...et le fait que les promoteurs de ce pillage bénéficient aujourd’hui d’alliés de choix : les nouveaux gouvernements progressistes, «  de gauche » et «  nationalistes » d’Amérique Latine.

Certes, la «  nouvelle ère minière » dans laquelle nous sommes entrés depuis une dizaine d’années est toujours en grande partie dominée par des pays comme les USA et le Canada (ce dernier «  abrite » 75% des grandes entreprises de ce secteur).

Mais la croissance chinoise, indienne et brésilienne (5) entraîne un accroissement gigantesque des besoins dans tous les domaines : biens d’équipement (construction) et de consommation...

L’or, comme valeur-refuge dans une période où les spéculations peuvent emporter en quelques semaines les montages financiers les plus puissants, l’augmentation vertigineuse de la «  demande » en matière de téléphones portables, ordinateurs et autres appareils électroniques, l’explosion de la production de matériel militaire, qui fait largement appel à des alliages spéciaux à base de métaux rares (6), à un moment où justement les opérations guerrières à grande échelle sont menées ou préparées pour s’assurer la mainmise sur les ressources minières et énergétiques, tout ceci permet d’augurer qu’une bonne partie de l’humanité, incapable de concevoir un autre mode de vie et de développement que celui que lui impose le capitalisme industriel, intoxiquée par le mythe omniprésent et tentaculaire du progrès et de la techno-science, va continuer à coopérer avec un bel enthousiasme à cette nouvelle course au trésor (7).

De l’Argentine au Mexique, en passant bien évidemment par le Brésil, le continent américain rivalise avec l’Afrique et les vastes régions de l’Asie. Où détruira-t-on le plus vite ?

Et ce ne sont pas les gouvernements de Cristina Fernández, Dilma Roussef, Evo Morales, Hugo Chávez ou Felipe Calderón qui vont démériter dans cette sinistre compétition.

Tout au plus sont-ils en train (en tous cas pour les quatre premiers (8)) de participer à une remise en cause de l’hégémonie nord-américaine et européenne, et à une redistribution des cartes, menée de main de maître par les dirigeants chinois et indiens.

Mais les conséquences, en termes de destruction environnementale, division souvent meurtrière des populations, militarisation et paramilitarisation, exode rural, entassement dans les banlieues surpeuplées, perte de la souveraineté alimentaire, etc., sont tragiquement les mêmes.

Certains vont continuer à croire aux vertus d’un «  vote citoyen » pour remédier à ces désastres. Et au passage, qu’un Etat généreux peut tout se permettre, à condition de redistribuer quelques miettes de la manne à des masses populaires devenues totalement dépendantes.

Peu réceptives à ces illusions de «  solutions » venues d’en haut, les communautés paysannes et indigènes de l’Autre Amérique sont en train de nous indiquer qu’elles ont compris le danger, et qu’elles sont déterminées à se mettre en travers des bulldozers et des carabiniers, pour préserver cette Terre-mère, cette maison commune que personne d’autre ne semble décidé à respecter. Reste à savoir si leur combat trouvera un écho utile de ce côté-ci de ce qu’il nous faut encore appeler le monde.

Jean-Pierre Petit-Gras

31 déc. 2011

COMMENTAIRES  

03/01/2012 16:52 par Anonyme

C’est sûr que le coup a manqué concernant le renversement du gouvernement de Evo Morales par les Indigènes financés par les USA… Mais, finalement, des « Indiens », il y en a dans toute l’Amérique Latine et les Caraïbes ! Même au Chili et en Colombie !

C’est seulement pour Cuba qu’il faudra trouver autre « chose » : les Indigènes, ceux qui vivaient sur l’ïle avant qu’elle ne soit envahie par les Euopéens, y ont TOUS été exterminés par les différents colonisateurs européens et il n’y en a plus un seul pour défendre la protection de la « Terre-Mère ». Il ne reste que Fidel, Raul, et tous les Cubains, qui le font très bien d’ailleurs.

Quant à Evo Morales, lui qui a, et ce n’est qu’un exemple, banni les OGM de son pays… Il y a vraiment de quoi… s’indigner plutôt que s’étouffer ?

06/01/2012 17:08 par Anonyme

« les promoteurs de ce pillage bénéficient aujourd’hui d’alliés de choix : les nouveaux gouvernements progressistes, « de gauche » et « nationalistes » d’Amérique latine »

« De l’Argentine au Mexique, en passant bien évidemment par le Brésil, le continent américain rivalise avec l’Afrique et les vastes régions de l’Asie. Où détruira-t-on le plus vite ?

Et ce ne sont pas les gouvernements de Cristina Fernández, Dilma Roussef, Evo Morales, Hugo Chávez ou Felipe Calderón qui vont démériter dans cette sinistre compétition. »

« …les conséquences, en termes de destruction environnementale, division souvent meurtrière des populations, militarisation et paramilitarisation, exode rural, entassement dans les banlieues surpeuplées, perte de la souveraineté alimentaire, etc., sont tragiquement les mêmes »

…et moi qui plaçais sur un piédestal les gouvernements bolivariens. Vous ranimez, Jean-Pierre, mon scepticisme. Nous nous …croyons intelligents, …nous sommes intelligents, mais d’une intelligence limitée, infinitésimale. Alors… communisme… socialisme… « bolivarisme »… produits de la pensée humaine, font que moi, bipède humain, bête …si bête, en reviens toujours au scepticisme. Je constate que cette faculté n’est que notre point fort en cette planète, comme les crocs chez le lion ou les défenses chez l’éléphant. On définit l’intelligence comme étant la faculté de comprendre. Or, l’Histoire démontre que nous n’avons jamais compris quoi que ce soit ; votre texte, …que nous ne comprenons toujours rien ; et, le passé étant garant de l’avenir, …que nous ne comprendrons jamais. Cela dit, il ne faut pas, nous, les dominés, nous laisser écraser par les dominants, nous devons nous battre, parce que telle est notre nature. Alors …communisme …socialisme … « bolivarisme »… touchent mon coeur et mes tripes. J’ai le goût de me battre, de participer à la pulvérisation du capitalisme ! Mais attention, pas pour des idées, parce que, comme dit Brassens dans Mourir pour des idées : « …s’il est une chose amère, désolante, En rendant l’âme à Dieu c’est bien de constater Qu’on a fait fausse route, qu’on s’est trompé d’idée… »

Merci Jean-Pierre Petit-Gras d’avoir alimenté ma réflexion… mon émotivité !

Michel Rolland

06/01/2012 17:48 par legrandsoir

faut-il préciser que nous ne sommes - justement - pas du tout d’accord avec ce passage de l’article de Jean-Pierre Petit-Gras ?

06/01/2012 18:30 par Anonyme

"faut-il préciser que nous ne sommes - justement - pas du tout d’accord avec ce passage de l’article de Jean-Pierre Petit-Gras ?"

Alors, tant mieux !

Michel Rolland

01/02/2012 10:53 par J.P. Petit-Gras

Il est triste de lire sur Le Grand Soir des commentaires du type "des indiens financés par les USA" et "voulant renverser Evo Morales", à propos, semble t-il, de la résistance des indigènes du TIPNIS contre la construction (par un consortium brésilien) d’une route dévastatrice au milieu d’une forêt déjà bien malmenée, et qui est leur territoire depuis des siècles.
Evo Morales a reconnu cette résistance, et décrété l’annulation de ce projet criminel, le 24 octobre 2011. C’est tout à son honneur, même s’il a fallu que le sang coule. Le sang des indigènes de l’Isiboro Sécure, violemment attaqués par la police et des groupes d’individus financés par je ne sais qui... Même s’il a fallu la démission de deux ministres
(celle de l’armée, qui s’est désolidarisée de la répression, et celui de l’intérieur).
C’est tout à l’honneur d’Evo Morales, disais-je, que d’avoir reconnu son erreur (il avait auparavant affirmé qu’il ne reviendrait pas sur sa décision, et clairement accusé, effectivement, des "ONG" pour leur "manipulation" à l’encontre des populations indigènes). Reste à pouvoir affirmer, et espérer, qu’il saura participer à la résistance de son peuple devant le "développement" désastreux que le capitalisme international projette de poursuivre en Bolivie. Le Salar de Uyuni, qui recélerait 70% des réserves mondiales de lithium, sera l’un des prochains enjeux. Pillée sans interruption depuis l’arrivée des conquérants espagnols, la Bolivie n’a que trop contribué, avec sa main d’oeuvre esclave, son argent, son or, son étain, son gaz, etc., à l’accumulation capitaliste européenne et mondiale.
Il faut être incroyablement naïf -et ne rien comprendre au capitalisme- pour croire que les entreprises brésiliennes, coréennes, indiennes et chinoises se comporteront en Amérique Latine mieux que le colonialisme espagnol ou l’impérialisme nord-américain (lequel n’a pas dit son dernier mot, il suffit par exemple de voir l’implication des multinationales de l’extraction minière, principalement US et canadiennes, dans des centaines de mégaprojets aussi juteux que dévastateurs, pour s’en convaincre).
Le Brésil de Lula et Dilma Roussef, au fait, vient de battre le record mondial d’utilisation de Round Up (herbicide -glifosate- produit par Monsanto, et pulvérisé sur les cultures transgéniques de soja). Information diffusée par le MST brésilien (mouvement des sans-terre), et reprise par l’analyste Raul Zibechi.
Mais nous reviendrons sur ces questions... Et d’autres. Car la résistance dont sont capables les peuples a de quoi surprendre même les moins optimistes.
J.Pierre Petit-Gras

01/02/2012 13:33 par Ya basta !

Voir :

Bolivie dans la mire de Washington

Pour la Chine et la Corée (du Nord), c’est de vieille date, mais le Brésil aussi, maintenant ? L’Argentine de Cristina Fernandez aussi bien que le Brésil de Dilma Roussef n’ont pas fini de lutter contre les multinationales US, et c’est pourquoi elles sont attaquées comme les autres pays d’Amérique Latine qui n’ont pas fini non plus de lutter contre. Ce sont les multinationales qui sont responsables, pas les gouvernements qui n’ont pas fini de lutter contre. Il ne faut pas se tromper d’adversaire et confondre un gouvernement avec ceux qu’il combat.

Par ailleurs :

Il sera mené une enquête sur les organisations étrangères qui financent les dirigeants :

http://www.avn.info.ve/node/75440

https://boliviasol.wordpress.com/2011/09/03/investigaran-en-bolivia-a-organizaciones-extranjeras-que-financian-a-dirigentes/

http://www.radiomundial.com.ve/node/189480

Le gouvernement Bolivien demandera des explications aux employés des Etats-Unis qui font la promotion de la marche des Indigènes

Le chef des policiers qui avait réprimé la marche des Indigènes a été arrêté

« Le président Morales n’avait pas ordonné l’usage de la force [contre les Manifestants] » « Morales et divers membres de son gouvernement ont été accusés de « génocide » et autres délits pour cette répression »

Il n’a pas été constaté de morts pendant l’intervention policière lors de la Marche Indigène

Un ministre Bolivien : les seuls génocidaires dans le conflit avec les Indigènes ont été les médias privés

Evo Morales assure que sa « pire opposition » vient des médias

02/02/2012 01:02 par J.Pierre Petit-Gras

A "Ya basta" (quel idée de prendre ce pseudonyme !)...
C’est sur le fond, le sens de la construction de cette route à travers les territoires indigènes Tipnis, qu’il faut à mon sens réfléchir, et s’exprimer. Difficile, par ailleurs, de regarder tous les sites que vous proposez...
Mais pour ma part, je ne parlerai absolument pas de politique génocidaire de la part de l’actuel gouvernement bolivien. Et je sais parfaitement qu’il doit affronter une "opposition" d’oligarques sans scrupules, et les pièges que les gouvernements et autres puissances nord-américaines lui tendent pour remettre en place un gouvernement plus soumis à leurs vues et intérêts.
Mais si vous croyez que les dirigeants argentins, brésiliens, péruviens, vénézuéliens, etc. s’affrontent réellement aux multinationales US (et autres), dites pourquoi ils continuent d’être les principaux clients de Monsanto (un milliard de litres de round up, déversé sur les champs de soja "round up ready" brésilien, en 2010, tout cela pour fournir les élevages capitalistes occidentaux et chinois en graines et tourteaux de soja), et les zélés fournisseurs de matières premières -pétrole, notamment- de ces puissances...
Pour vous, la Chine n’est pas un pays capitaliste ?
Pour vous, le Brésil, avec ses méga-projets au Pérou, en Bolivie et jusqu’ en Colombie, est un pays socialiste ?
Avez-vous été informé de la récente et brutale expulsion des 6000 habitants du quartier de Pinheirinho, à Sao Jose dos Campos, au Brésil ? Ces sans-terres et sans-toit sont manipulés par le gouvernement Obama ? Et les flics qui tabassent et tuent défendent le socialisme, à vos yeux ?
Il est temps de regarder les choses en face. De comprendre que ce sont bien deux types de civilisation (le capitalisme industriel, privé ou d’état, face au socialisme communautaire, urbain et paysan) qui s’affrontent. Et de comprendre qu’il nous faut prendre parti, nous engager dans cette confrontation. Ici comme là -bas.
Ces choses-là sont à étudier et discuter, point par point. Et un site comme le Grand Soir peut contribuer à ce type de débat. Ne pensez-vous pas ?
Jean-Pierre Petit-Gras

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