Elba Figueroa travaillait comme aide-soignante quand elle a été atteinte par la maladie de Parkinson. Elle a perdu son emploi. Elle a perdu son assurance maladie. Elle perçoit 703 dollars par mois d’aides publiques. Son loyer seul s’élève à 750 dollars. Alors, elle emprunte tous les mois de l’argent à des amis et des voisins pour pouvoir rester dans son appartement. Elle parvient avec beaucoup de mal à monter et descendre les escaliers avec son fauteuil roulant et à manoeuvrer sur les trottoirs de Trenton, New Jersey, pour se rendre jusqu’aux centres de distribution d’aide alimentaire ou de soupe populaire.
"Le prix de l’alimentation a augmenté", dit Elba Figueroa, 47 ans, en faisant la queue devant le centre de distribution de produits alimentaires géré par le Ministère de la Crise ["Crisis Ministry" (*)] de Princeton et Trenton. "Je n’ai pas d’argent. Et il ne me reste presque plus rien à manger. J’ai travaillé tant que j’ai pu tenir physiquement et, maintenant, c’est comme ça que je vis."
Le centre de distribution alimentaire, installé dans un immeuble art déco délabré de trois étages dans Old Trenton, un des quartiers les plus pauvres de la ville, fait partie de la vingtaine d’associations caritatives qui se battent pour assurer un hébergement et des repas aux pauvres.
Ceux qui ont droit à une aide peuvent venir une fois par mois prendre un caddie et circuler au premier étage du bâtiment avec un papier comportant le nombre de points auxquels ils ont droit selon le nombre de personnes que compte la famille.
Dans les rayons, il y a des sacs de riz, des pots de beurre de cacahuètes, des conserves de macaronis au fromage, de betteraves, de maïs et de petits pois. Deux comptoirs réfrigérés contiennent des oeufs, du poulet, des carottes et des saucisses.
"Tous les produits frais : un point par kilo", lit-on sur une des vitrines. Et : "Une douzaine d’oeufs correspond à trois points pour les protéines. Pas plus d’une douzaine d’oeufs par famille", indique une autre étiquette. …
Parmi tous ces gens qui font la queue dans les centres d’accueil et les centres de distribution alimentaire, il y a beaucoup de personnes âgées et de femmes seules avec des enfants. Les bénéficiaires d’aides publiques reçoivent tous les mois 140 dollars en argent liquide et 140 dollars en bons d’alimentation.
Ce sont les seules ressources de nombreuses personnes à Trenton et dans d’autres régions pauvres.
Trenton, ancien centre industriel, qui enregistre un taux de chômage de 20% et où le revenu médian est de 33.000 dollars, donne un aperçu de ce qui se passe actuellement dans le pays. La débâcle financière a fait plonger dans le dénuement la classe ouvrière et les démunis à un degré jamais atteint depuis la Grande Dépression. Et tandis que le gouvernement dilapide l’argent public sur des projets stériles destinés à soutenir les banques et les établissements d’investissements insolvables, les citoyens sont jetés impitoyablement à la rue sans emploi, sans endroit pour vivre et sans ressources pour pouvoir manger à leur faim.
Les chiffres sont déjà abominables. Notre système bancaire, qui détient peut-être environ 2 mille milliards de dollars d’actifs sans valeur, ne peut pas être sauvé, même avec les 700 milliards de dollars de fonds publics jetés inconsidérément dans ce trou noir financier. Notre chute est irrévocable. Le nombre d’emplois dans le secteur privé a baissé ces dix derniers mois et au moins un quart de toutes les entreprises annoncent qu’elles comptent supprimer davantage d’emplois d’ici un an. Les plus grandes banques du pays, dont Citygroup, risquent de faire faillite. Le chiffre d’affaires mensuel des commerces a chuté en octobre à un niveau record. Les constructeurs automobiles sont au bord de la faillite. Le taux de chômage officiel, qui masque le pourcentage réel de chômeurs (qui est probablement de 10% actuellement), a atteint 6,1% et va probablement encore grimper. Nous avons perdu 1,2 millions d’emplois depuis janvier. Le taux de chômage chez les jeunes Noirs est de 50% dans des villes comme Trenton. Le prix de 12 millions de maisons est inférieur à leur crédit hypothécaire et un million de personnes seront victimes de saisie cette année. Si les tendances actuelles ne sont pas rapidement renversées, un propriétaire sur 33 risque de voir sa maison saisie.
Il y a aujourd’hui 36,2 millions de citoyens qui n’ont pas de quoi manger tous les jours, plus de 3 millions supplémentaires par rapport à l’année 2000, d’après le Centre d’Action et de Recherche alimentaire (Food Research and Action Center) de Washington. Le nombre de personnes dans la catégorie la plus touchée (ceux qui souffrent le plus de la faim) a augmenté de 40% depuis 2000, atteignant actuellement 12 millions d’individus.
"On revoit des gens que l’on n’avait plus vus depuis longtemps ", explique le révérend Jarret Kerbel, directeur du centre de distribution alimentaire du "Ministère de la Crise", qui fournit tous les mois des denrées alimentaires à 1400 ménages de Trenton. "Nous voyons revenir des gens qui n’avaient plus franchi cette porte depuis 5, 6 ou 7 ans. Nous voyons des gens qui ne touchent plus le chômage et qui sont dans une mauvaise passe en attendant de retrouver du travail et, bien entendu, nous voyons les chômeurs habituels. Cette situation permettra de tester véritablement les effets de la soi-disant réforme sociale de Bill Clinton."
Le Ministère de la Crise, comme beaucoup d’organisations caritatives actuellement en difficulté, a dépassé son budget et ses réserves alimentaires sont au plus bas. Les dons sont en baisse. Il y a des jours où les centres de soupe populaire de Trenton sont fermés, faute d’approvisionnement.
"Nous avons récupéré 170 sacs de produits d’épicerie dans une paroisse de Princeton et tout a été distribué en deux jours" dit Kerbel. "Nous avons récupéré 288 sacs auprès d’une association juive à Princeton et ils ne restait plus rien au bout de trois jours. Ce que vous voyez sur les étagères, c’est, grosso modo, tout ce qui nous reste".
La prodigalité du Congrès envers les banquiers et les investisseurs de Wall Street ne s’étend pas à la population toujours croissante des démunis. Le Programme d’aide alimentaire d’urgence du Département Américain de l’Agriculture distribuait en 2003 aux banques alimentaires et autres programmes d’aide des surplus alimentaires pour une valeur de 240 millions de dollars. Ces dons sont tombés à 59 millions de dollars l’an dernier.
Les états, qui se retrouvent avec des déficits budgétaires énormes, réduisent les programmes sociaux, parmi lesquels : Medicaid (l’assurance maladie publique pour les faibles revenus, NDT), les services d’aides sociales et l’éducation. Le déficit budgétaire de l’état du New Jersey a triplé, atteignant aujourd’hui 1,2 milliards de dollars, et pourrait grimper à 5 milliards pour la prochaine année fiscale.
Le montant des recettes fiscales est inférieur de 211 millions de dollars par rapport à ce qui avait été prévu. Les états imposent actuellement le gel des embauches, proscrivent les augmentations de salaires et économisent sur les services, petits ou grands, comme l’entretien des routes en hiver ou les allocations pour les dépenses énergétiques. Les fonds d’assurance chômage, en particulier quand ils proposent un allongement des allocations, sont à court d’argent.
Des gouverneurs comme Arnold Schwarzenegger en Californie et David A. Paterson à New York ont convoqué des sessions parlementaires extraordinaires pour gérer la crise.
Si Barack Obama continue de s’en remettre aux élites à l’origine de ce gâchis, s’il ne procède pas à une redistribution radicale des ressources du pays pour aider la classe ouvrière et les démunis, nous deviendrons un pays du Tiers Monde. Nous gaspillerons d’énormes sommes d’argent dont nous avons besoin par ailleurs pour l’armée, la sécurité nationale et les entreprises regonflées en condamnant la classe moyenne et ouvrière à subir les caprices, la crétinerie et la cupidité d’une oligarchie bien installée.
Les nominations de Timothy Geithner par Obama au ministère des finances et de Lawrence Summers à la tête du National Economic Council sont les signes inquiétants que ces élites vont bel et bien rester en place.
Dolores Williams, 57 ans, est venue s’asseoir dans la salle d’attente bondée du Ministère de la Crise, tenant à la main une carte avec un numéro de passage. Elle vit depuis un an dans un immeuble pour personnes à faibles revenus appelé le Kingsbury. Deux des résidants, raconte-t-elle, se sont récemment suicidés en se jetant du 19° étage. Elle travaillait à Sam’s Club mais elle a perdu son emploi. Personne n’embauche, dit-t-elle. Elle est complètement découragée.
Elle me montre un numéro du journal local. Le gros titre à la une est :"Un voyou condamné pour avoir tiré sur des passants". C’est le récit du procès d’un homme qui avait tiré sur (et tué) des piétons alors qu’il circulait à vélo. En feuilletant le journal, je constate qu’il y a des tas d’articles de ce genre, résultat de la misère sociale, économique et morale. La pauvreté engendre bien plus de maux que la faim. Elle détruit les liens sociaux. Il y avait également un article sur une femme de 56 ans qui avait été dépouillée et frappée avec une arme à feu. Et un autre article décrivait les malheurs de quatre enfants dont les parents avaient été gravement blessés à la suite d’une fusillade. Etc.
"C’est comme ça tous les jours", dit Williams.
Et donc, alors que notre pays s’écroule, physiquement et moralement, alors que notre empire implose, que notre économie s’effondre, les élites en faillite qui nous ont menées là où nous sommes actuellement, jouent au manège enchanté du pouvoir à Washington.
Ils continuent de superviser notre disparition, entre autres en tirant éhontément sur les fonds alloués à l’armée et à la sécurité intérieure, et dont le montant actuel correspond à la moitié de l’ensemble des dépenses discrétionnaires.
Les hauts responsables du Pentagone ont, dit-on, sollicité de l’équipe de transition d’Obama la somme de 581 milliards de dollars, soit une rallonge de 67 milliards. Cette rallonge, bien sûr, est indépendante des 3 mille milliards de dollars prévus pour les guerres en Afghanistan et en Irak. Nous paierons ces emprunts ultérieurement.
Les représentants des banques, les constructeurs automobiles et autres investisseurs, qui croulent tous sous le poids de leur propre incompétence et de leur propre cupidité, s’en vont à Washington, en général dans des jets privés, pour se livrer au pillage le plus important de l’histoire des Etats-Unis.
Et le congrès distribue notre argent sans se réserver un droit de regard, permettant le plus grand transfert des richesses des pauvres vers les plus riches qu’on ait jamais connu. Et pendant qu’avance ce cortège pitoyable et absurde, les enfants de Trenton et d’ailleurs vont se coucher le ventre vide.
Chris Hedges
(*) The Crisis Ministry of Princeton and Trenton (http://www.thecrisisministry.org/) : centre de distribution d’aide alimentaire de l’église presbytérienne.
Source :
While Some of Us Are Hoping for Change, Others Are Literally Starving for It
Par Chris Hedges,
Truthdig http://www.truthdig.com/
November 27, 2008.
Publié dans Alternet http://www.alternet.org/workplace/108622/
Chris Hedges, journaliste lauréat du Prix Pulitzer, fait partie de l’équipe des journalistes du Nation Institute (http://www.nationinstitute.org/fellows).
Son dernier livre paru s’intitule : "Collateral Damage : America’s War Against Iraqi Civilians".
Traduction : Des bassines et du zèle http://blog.emceebeulogue.fr