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Alain Bihr, les leçons d’une défaite

Les leçons d’une défaite
Alain Bihr
9 janvier 2011

Une stratégie perdante a priori

La principale caractéristique du mouvement de cet automne a en effet été l’hégémonie qu’y ont exercée les organisations syndicales, réunies pour la circonstance en un cartel allant des plus droitières (CFTC, CFE-CGC, UNSA) aux plus « gauchistes » (FSU, SUD) en passant par les organisations soi-disant réformistes (CGT, CFDT), FO jouant les électrons libres pour tenter de cacher qu’elle se ralliait quant au fond et quant à la forme aux précédentes. Elles auront finalement contrôlé le mouvement de son début à sa fin, en en fixant les échéances et le rythme, en lui imposant sa stratégie, sans que les éléments de radicalisation qu’il a pu connaître et sur lesquels je reviendrai, ne parviennent à les déborder et encore moins à les subvertir.

La stratégie syndicale, clairement exprimée et répétée à souhait par les différents leaders syndicaux (François Chérèque et Bernard Thibault en tête), consistait à « gagner la bataille de l’opinion publique » : à mettre en évidence, à coup de manifestations de rue massives et répétées, appuyées de quelques journées de grève, que la reforme gouvernementale était impopulaire parce que perçue comme profondément injuste et que le gouvernement était de ce fait privé de toute légitimité démocratique en la matière, eût-il la légalité pour lui. Le présupposé en était qu’un gouvernement démocratique ne peut pas gouverner contre la rue et conduire à son terme une réforme aussi manifestement et massivement rejetée par le peuple (au sens politique du terme : l’ensemble des citoyens). Sauf à prendre le risque d’être lourdement sanctionné lors des prochaines élections générales. Elle visait donc à contraindre le gouvernement à retirer son projet, à tout le moins à ouvrir des négociations visant à l’amender d’une manière substantielle. Au cas où le gouvernement s’entêterait et passerait outre, en s’appuyant sur sa seule majorité parlementaire, elle impliquait que le mouvement s’arrête au terme de la procédure parlementaire et de la promulgation de la loi. Ce qui fut le cas.

Pareille stratégie n’était pas absurde a priori. Elle pouvait se prévaloir du précédent de novembre-décembre 1995 où, confronté à un mouvement social de grande ampleur, Alain Juppé (alors Premier ministre) et Jacques Chirac (Président) avaient dû sérieusement amender leur projet de « réforme » de l’assurance-maladie. Elle pouvait même invoquer un succès plus récent, celui du mouvement contre le « contrat premier emploi » (CPE) au printemps 2006, lorsque, face à la mobilisation massive de la jeunesse lycéenne et étudiante, à une série de manifestations de plus en plus imposantes de par le pays et à l’entrée en lice des syndicats de salarié·e·s, Dominique de Villepin (Premier ministre) et le même Chirac avaient été contraints de capituler, en suspendant l’application d’une mesure législative fraîchement votée et promulguée. Sans doute, ce souvenir était-il cet automne dans toutes les têtes… y compris celle de François Fillon (Premier ministre) et de Nicolas Sarkozy (Président).

Et, pourtant, cette fois-ci, cette stratégie a échoué, comme elle avait déjà échoué en 2003, lors du mouvement contre la précédente « réforme » de l’assurance vieillesse, alors déjà conduite par un dénommé François Fillon… Cet échec n’est pas imputable à la faiblesse du mouvement de cet automne, dont la durée et l’ampleur des manifestations ont dépassé celles des mouvements de 1995 et de 2006, et même celles du mouvement de 2003, au plus fort du mouvement. Il ne s’explique pas non plus seulement par le fait que, de l’une à l’autre des différentes équipes gouvernementales, si c’est bien toujours la même politique néolibérale qui constitue le paradigme de référence avec ce qu’il implique de défense des intérêts du capital et d’agression contre ceux des salarié·e·s, avec le tandem Sarkozy-Fillon, on a changé de style tout simplement parce qu’on se propose de franchir quelques notables échelons supplémentaires dans la mise en oeuvre d’une pareille politique. Depuis 2007, à plusieurs reprises, Sarkozy et son gouvernement ont affirmé ne pas craindre l’affrontement social, voire le rechercher, en étant déterminés à ne rien céder : en un mot, ils ont clairement indiqué qu’ils étaient disposés à faire du Thatcher plutôt que du Chirac ou du Juppé.

En fait, dans ce changement de style et cette radicalisation dans la mise en oeuvre la politique néolibérale, s’exprime l’approfondissement de la crise structurelle du capitalisme au cours des trois dernières années. Ce qui a changé depuis 2006, ce n’est pas seulement l’identité des occupants de l’Elysée et de Matignon, c’est la situation économique mondiale : sont survenus entre-temps, successivement, l’éclatement de la bulle financière transnationale constituée autour de l’émission des prêts subprime aux Etats-Unis, la plus sévère récession économique globale depuis les années 1930, l’explosion des dettes publiques du fait des plans de sauvetage du secteur financier, de la récession économique et des plans de soutien anticrise, explosion encore aggravée par les mesures antérieures d’allégements fiscaux au bénéfice du capital et des détenteurs de hauts revenus et de gros patrimoine, l’aggravation de l’austérité salariale et de l’austérité budgétaire pour tenter de limiter les déficits publics, risquant d’enclencher une spirale dépressive au niveau mondial, le déchaînement de la spéculation sur les titres des dettes publiques européennes, les menaces d’éclatement de la zone euro voire d’abandon pure et simple de l’euro, etc.

Tel a été l’arrière-plan immédiat de la « réforme » entreprise par Sarkozy et Fillon, qui explique à la fois la précipitation de son calendrier et l’intransigeance de sa mise en oeuvre. Sous le regard des « marchés » (des opérateurs financiers porteurs et acquéreurs de titres de la dette publique) qu’il s’agissait de rassurer sur la capacité des Etats à contenir leurs déficits et à rembourser leurs dettes, il ne pouvait être question que de faire la preuve de sa capacité à imposer cette « réforme », quels que soient les moyens à employer à cette fin et quels que puissent en être les effets politiques (électoraux) à terme. Et cela même si, du point de la maîtrise des déficits publics et de la dette publique, la portée de cette mesure sera tout à fait insignifiante voire contre-productive : les économies réalisées au profit de l’assurance vieillesse risquent d’être compensées (négativement) par les dépenses supplémentaires qu’il faudra faire prendre en charge par l’assurance chômage, du fait de l’aggravation certaine du chômage des « seniors » consécutive à l’allongement de la durée de vie active qui va leur être imposée. A moins de pratiquer des coupes claires dans l’assurance chômage aussi, ce qui n’est pas exclu du tout.

Plus largement, ce qui condamnait la stratégie syndicale à l’échec, c’est l’invalidation même de son postulat dans les conditions actuelles. Le présent gouvernement ne considère plus qu’il tient sa légitimité des urnes et qu’il est comptable, auprès de ses électeurs et plus largement de l’ensemble des citoyens, de ses engagements antérieurs ni plus généralement du bien public. Sa seule légitimité est désormais celle qu’il tient de son inféodation totale aux intérêts du capital et notamment de sa fraction hégémonique, le capital financier transnationalisé, via la gestion de la dette publique. Et les signes de cette légitimité ne sont pas recherchés par lui dans l’assentiment de l’opinion publique à ses mesures mais dans les évaluations portées sur sa politique par la commission de l’Union européenne, la Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international et, en définitive, les agences de notation évaluant les risques encourus par les acquéreurs de titres de la dette publique. Dans cette mesure même, la légitimité démocratique est plus que jamais devenue un leurre, un voile fallacieux qui masque la seule véritable allégeance que se sentent tenus de respecter Sarkozy, Fillon et consorts : celle au capital.

Dans ces conditions, comment expliquer la persistance des organisations syndicales dans une stratégie aussi manifestement perdante a priori ? L’illusion sur le souci de sa légitimité démocratique de la part du gouvernement a sans doute joué - exprimant la permanence des illusions sur la démocratie parlementaire de la part des dirigeants syndicaux mais aussi des syndiqués et, plus largement, de tous les salariés qui, à la suite des uns et des autres, ont poursuivi cette stratégie tout au long des mobilisations périodiques qu’elle exigeait. Sans doute y a-t-il eu aussi de la part des uns et des autres une part de calcul politicien : en forçant le gouvernement à s’entêter et à passer en force devant le parlement une réforme impopulaire, on préparait les conditions de sa défaite au printemps 2012. En oubliant que le revers subi par toute la droite lors de l’affaire du CPE en 2006 n’a pas empêché son champion de remporter les présidentielles l’année suivante ni ses troupes de se retrouver majoritaires à l’Assemblée nationale dans la foulée.

Plus fondamentalement, perdante pour les salariés et pour leur base, cette stratégie ne l’était pas nécessairement, bien au contraire, pour les directions des organisations syndicales. D’une part, parce qu’en faisant ainsi, une fois de plus, la preuve de leur capacité à (con)tenir leurs troupes et de leur « sens des responsabilités », elles ont conforté leur légitimité à l’égard du gouvernement, qui est visiblement de plus d’importance à leurs yeux que celle qu’ils disent vouloir obtenir de leurs syndiqués et du salariat en général. D’autre part, il n’était que trop évident que, pour certaines aux moins d’entre elles, ses directions étaient acquises aux principes et même aux éléments clefs de la « réforme » de l’assurance vieillesse (notamment l’allongement de la durée de cotisation et, partant, de la vie active), ne contestant que l’absence de « dialogue social » et quelques éléments de contenu. Il est tout à fait symptomatique de ce point de vue que les principales confédérations syndicales n’aient jamais exigé le retrait du projet gouvernemental de réforme, se contentant d’appeler à l’ouverture de négociations…

Le mouvement aurait pu se réduire à la précédente formule de la répétition de stériles manifestations de rue, appuyées de quelques « journées d’action », dans laquelle la stratégie syndicale prévoyait a priori de l’enfermer. Mais, rapidement, une partie du salariat et, plus largement, de la population française a adopté une posture plus offensive. Celle-ci exprimait la claire conscience que, pour faire reculer un gouvernement campant obstinément sur ses positions, il ne suffirait de battre le pavé avec insistance mais qu’une épreuve de force serait nécessaire. Elle signifiait donc implicitement une forme de rupture, au moins potentielle, par rapport à la stratégie syndicale. Mais le fait qu’elle n’ait commencé à s’exprimer qu’au bout d’un certain temps (les premiers signes en apparaissent dans la dernière décade de septembre et s’affirment nettement dans les premiers jours d’octobre 2010), après que plusieurs journées de manifestations et de grèves à l’appel des confédérations syndicales eurent mobilisé un nombre toujours croissant de personnes, y compris dans les plus petites sous-préfectures de province, administrant ainsi la preuve et de l’impopularité de la « réforme » et de la résolution d’une partie significative de la population de s’y opposer, signifie que, involontairement, la stratégie syndicale a eu sa part dans la réunion des conditions de la formation et de la consolidation de ce potentiel de lutte, notamment en suscitant la création d’intersyndicales au niveau local, qui vont se charger d’animer le mouvement… au moins dans un premier temps, avant que les directions nationales ne sifflent la fin de la récréation !

Autrement dit, destinée à lanterner le mouvement et y ayant en définitive réussi, la stratégie syndicale a aussi produit, pendant un moment, des effets pervers conduisant une base salariale de plus en plus large à la déborder pour envisager de s’inscrire dans une épreuve plus large et plus durable.

Cette perspective a commencé à se matérialiser lorsque, dans différents secteurs, suite à la « journée d’action » du 23 septembre, des salariés ont commencé à s’installer dans la grève reconductible. Lorsque le mouvement a touché les terminaux pétroliers, l’ensemble des douze raffineries de pétrole et les dépôts de produits pétroliers, en menaçant de paralyser à court terme le transport routier et, partant, une bonne partie de l’économie, notamment toute l’industrie fonctionnant à flux tendus, c’est la possibilité d’une généralisation de la grève qui a commencé et s’esquisser, tandis que des appels à la grève générale commençaient à se faire entendre. Et cette possibilité était manifeste au plus haut du mouvement, entre les journées du 12 et du 19 octobre, pendant laquelle ce sont plusieurs millions de personnes qui sont descendues dans la rue et que les grèves et blocages se sont multipliés localement.

On sait que, finalement, cette possibilité ne s’est pas actualisée. Les raisons en sont multiples. Les moindres sont à chercher du côté du gouvernement et des traditionnelles tactiques, en pareils cas, de provocation-répression et de pourrissement. Si les premières, à propos desquelles de nombreux témoignages ont circulé sur Internet (notamment en ce qui concerne la répression de la manifestation de Lyon le 19 octobre), ont pu avoir quelques incidences sur le nombre des manifestants, elles s’avéraient de toute manière peu efficaces face aux piquets de grève ou aux occupations d’entreprises : on a vu comment des dépôts ont été réoccupés par les grévistes à peine les CRS ou gendarmes mobiles qui les avaient fait évacuer s’en étaient-ils retirés. Quant à la tactique du pourrissement du mouvement, consistant à attendre que le temps joue contre le mouvement, elle repose par définition sur un pari risqué ; car le temps peut aussi bien permettre au mouvement de grossir et de mûrir, de s’élargir et de se radicaliser. Différents signes d’une certaine fébrilité voire d’un début d’affolement ont d’ailleurs été perceptibles dans les sphères gouvernementales dans la dernière décade d’octobre : précipitation de la procédure parlementaire de vote de la loi, déclarations de Raffarin [1], etc.

En fait, ce sont bien une fois de plus les organisations syndicales qui ont sauvé la mise au gouvernement. Par leur inaction tout d’abord, valant démission à l’égard de la défense des intérêts du salariat qui est en principe leur fonction : elles n’ont strictement rien fait pour exploiter le potentiel de lutte qui s’était accumulé en cherchant à élargir le mouvement et à le radicaliser et ont explicitement refusé une généralisation des luttes, grèves et blocages, pourtant possible. Leur communiqué commun, cependant non signé par FO et SUD, du 21 octobre est explicite à ce sujet : alors que les grèves et les occupations se multiplient, il en appelle au « respect des biens et des personnes » comme un vulgaire professeur de droit ou maître de moral ; et, le dimanche 24 octobre 2010, à l’émission C politique, Thibault a clairement déclaré qu’il n’était « pas question de bloquer le pays », ce qui revient implicitement à souhaiter le reflux du mouvement. Et, en effet, loin d’activer la lutte, elles auront tout fait pour la neutraliser ne jouant elles aussi la montre (c’est le cas à partir de la fin octobre où elles n’appellent plus qu’à deux « journées d’action » espacées de dix jours - les 28 octobre et 6 novembre), en sabotant délibérément des initiatives de la base ou en montant des opérations « coups de poing » bidon (mal préparées, dont personne n’est informé… pour constater qu’elles ont échoué, faute de mobilisation) [2], en ne coordonnant pas la lutte entre les différentes entreprises et les différents secteurs ainsi qu’en isolant et en étouffant les pôles de radicalité (en particulier des raffineries de pétrole) qui auraient pu servir de points d’appui pour généraliser le mouvement.

Cependant ni la répression policière, ni la propagande gouvernementale relayée et amplifiée par les médias, ni même le dévoiement du mouvement par les organisations syndicales n’auraient pu opérer si la mobilisation du salariat n’avait pas présenté, tout au long de ces semaines, un certain nombre de limites évidentes. C’est de leur côté qu’il faut chercher les raisons essentielles de sa défaite finale.

En premier lieu, en dépit de la primauté du secteur privé sur le secteur public (pour la première fois depuis longtemps) comme force motrice du mouvement, il n’y a qu’une minorité de salariés qui se sont mis en grève. Ils se sont de surcroît concentrés dans un petit nombre de secteurs : chimie (raffineries), transports (SNCF, transports routiers et ports), services publics (enseignement, déchetteries, santé, poste), pour l’essentiel - ce qui revenait, une fois encore, à faire supporter par une partie minoritaire du salariat la tâche écrasante de créer le rapport de force qui pourrait faire basculer le restant attentiste du salariat dans le mouvement. De même, il faut regretter la faible liaison et implication avec des franges et les marges du salariat (précaires et chômeurs), en dépit d’un début de mobilisation de la jeunesse lycéenne tandis que les étudiants ont été les grands absents, en dépit d’esquisses de mouvement de grève et de blocage dans quelques universités. Il est clair qu’on a payé ici le poids de la crise pesant sur la combativité des salariés par le biais du chômage, de la précarité, de la baisse du pouvoir d’achat sans compter les effets, sciemment recherchés, d’individualisation et de désorganisation des collectifs de travail par les nouvelles techniques de management des entreprises.

En deuxième lieu, il faut regretter l’absence ou, tout au moins, la faiblesse de la constitution de comités de lutte et de coordinations pour articuler et renforcer réciproquement les entreprises en lutte. La constitution de quelques assemblées locales interprofessionnelles (à Rennes, à Caen, à Tours, Paris, Le Havre, Lens, etc. - avec même une rencontre de délégués de ces assemblées à Tours le 6 novembre) et l’intervention de personnes extérieures venues renforcer les piquets de grève (notamment autour de certaines raffineries) et les opérations « coup-de-poing » (blocages routiers et autoroutiers, etc.) ont été autant d’embryons d’auto-organisation du mouvement, indiquant la direction que celui-ci aurait dû prendre massivement. Mais le caractère précisément embryonnaire de telles réalisations dit aussi combien le mouvement est resté en deçà du point où il lui aurait été possible de rompre l’hégémonie exercée sur lui par les organisations syndicales et commencer à créer une situation de réel affrontement avec le gouvernement en même temps qu’avec le capital. Ce point n’aurait pu être atteint qu’en généralisant les blocages des secteurs clefs de la production, à commencer par l’énergie et les transports. C’est une leçon à retenir pour la prochaine fois !

En troisième lieu, le renforcement quantitatif et la radicalisation politique du mouvement auraient supposé un élargissement de sa plate-forme revendicative. Discuter de l’avenir de l’assurance vieillesse et plus largement de la protection sociale, sur fond d’aggravation de l’endettement public et de poursuite des politiques néolibérales d’austérité salariale et budgétaire, d’allégements de l’imposition du capital, des hauts revenus et des gros patrimoines, devait fournir l’occasion de rouvrir les questions relatives à l’emploi, aux conditions de travail, à la redistribution des richesses, pour le moins. Et il n’est pas utopique de penser que, dans ces conditions, les questions relatives à l’exercice de la propriété des moyens de production - sous forme par exemple des plans de licenciements collectifs, des politiques d’embauche des salariés, des choix d’investissements effectués par les directions d’entreprises, des banques, des fonds de placement, des plans de sauvetage par l’Etat des opérateurs financiers les plus exposés, etc. - n’auraient pas tardé à se poser, ouvrant des perspectives de radicalisation de plus vaste envergure encore. Que rien de tel n’ait été proposé dans le fil du mouvement ni a fortiori préparé en amont de celui-ci par les organisations syndicales dit, une fois encore, combien elles ont abandonné toute perspective de transformation sociale, même simplement réformiste. Mais que le mouvement lui-même n’ait pas fait émerger de telles questions dit, là encore, combien il était loin du compte.

En dernier lieu enfin, à aucun moment, même les secteurs les plus en pointe n’ont cherché à remettre en cause l’hégémonie des organisations syndicales sur le mouvement. Il est symptomatique qu’ils aient continué à interpeller leurs directions pour qu’elle lance la grève générale, alors que tout indiquait que non seulement elles n’en avaient pas l’intention mais qu’elles travaillaient inversement à la rendre impossible. Et, surtout, cela signifiait que ces secteurs considéraient que la préparation et la mise en oeuvre des conditions d’une grève générale n’étaient pas de leur ressort ; ce qui revient à dire que, en un sens, ils n’avaient pas encore compris ou réalisé ce que signifie une grève générale… Car on n’a jamais vu une grève générale lancée par une organisation syndicale ou un cartel de telles organisations.

La lutte des classes continue !

Et maintenant ? Gouvernement et patronat viennent d’enregistrer une nouvelle victoire. Pourtant, ils se sont bien gardés de tout triomphalisme. D’une part, parce qu’ils ont une claire conscience des conditions dans lesquelles la victoire a été obtenue (essentiellement grâce aux syndicats : cf. l’hommage répété de Sarkozy et de Fillon au « sens des responsabilités » des confédérations syndicales) et qu’ils sont passés près d’une épreuve de force dont il n’est pas certain qu’il s’en serait tiré victorieusement. Inutile donc d’agiter le chiffon rouge devant le taureau au risque d’indisposer les toréadors qui pourraient avoir du mal à contenir la bête excitée… D’autre part, patronat et gouvernement ont une conscience non moins claire de l’ampleur et de la profondeur de la crise structurelle dans laquelle le capitalisme est actuellement engagé et de ce qu’elle va impliquer : à la fois des dissensions de plus en plus graves entre les différentes fractions territoriales du capital sur le plan mondial (y compris et notamment à l’intérieur de l’Union européenne) et la nécessité (de leur point de vue) de nouvelles agressions contre le salariat, synonymes de nouvelles épreuves de force. Déjà se prépare une nouvelle « réforme » de l’assurance-maladie [3]. Plus que jamais, l’histoire continue et la lutte des classes en sera le moteur !

Dans ces conditions, on comprend aussi que les directions syndicales aient du souci à se faire. Certes, elles viennent de gagner un regain de légitimité auprès d’une partie du salariat (les nouvelles adhésions se sont multipliées à la CFDT et à la CFT durant le mouvement - ce qui dit la force de la persistance des illusions parmi les salariés) car elles semblent avoir été les seules capables de tenir tête au gouvernement - en dépit de la défaite finale. Mais, au fil de la répétition probable, dans les mois à venir, d’agressions du capital contre le salariat et de l’intransigeance croissante du premier qui ne leur laisse plus aucune marge de manoeuvre (aucun « grain à moudre », comme disait l’ancien secrétaire de FO, André Bergeron), c’est leur discrédit qui risque au contraire de s’accroître au fur et à mesure où elles apparaîtront de moins en moins capables de défendre y compris les intérêts les plus immédiats des salariés, n’en ayant plus ni les moyens ni la volonté, et qu’elles pourront de moins en moins masquer leur nature de « chiens de garde » du capital. Sans compter que, sous l’effet de cette tension, non seulement le front syndical volera en éclats mais que certaines confédérations (et notamment la CGT) risquent de connaître une grave crise voire de scissionner.

Mais c’est du côté du salariat que les perspectives sont les plus contradictoires. Sans doute lui faudra-t-il un certain temps pour digérer ce nouvel échec, phase d’apathie et de repli que le gouvernement et le patronat vont sans doute mettre à profit pour tenter de lui quelques mauvais coups supplémentaires. Mais, en même temps, comme toute phase de lutte de quelque ampleur et durée, et en dépit de son issue négative, cet automne se sera soldé par la hausse de la conscience politique chez tous ceux qui sont entrés dans le mouvement pour la première fois tout comme de ceux qui n’en sont pas à leur coup d’essai. Aux uns et aux autres, il est apparu plus ou moins clairement à la faveur du raidissement du gouvernement que, aujourd’hui, non seulement le gouvernement n’est plus que le simple fondé de pouvoir du capital en général et du capital financier en particulier (l’affaire Woerth-Bettancourt ayant simultanément souligné l’étroitesse des liens unissant aujourd’hui les maîtres capitalistes à leurs valets ministres) mais que la moindre lutte réformiste ou même seulement défensive confronte directement les salariés aux exigences de plus en plus drastiques et inhumaines du capital, qu’elle souligne donc la nécessité d’une autre société. En même temps, elle aura fait apparaître que, face à la démission et la « trahison » des organisations syndicales, ils ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes, sur leur détermination, leur volonté et leur courage ainsi que sur leur capacité collective d’auto-organisation pour défendre leurs intérêts et construire une autre société. Certes, il s’agit là sans doute d’acquis fragiles, d’autant plus fragiles que les contours et le contenu de ces différents éléments restent encore nécessaires flous dans la conscience de la grande masse des salariés. Ce qui ne fait que souligner la nécessité et l’urgence d’un travail politique collectif (d’analyse, de discussion, de formation mais aussi d’organisation et de mobilisation) des groupes et des organisations qui entendent permettre au mouvement social de tirer les leçons de la lutte récente, de capitaliser son acquis et de s’armer idéologiquement pour les prochaines échéances, prévisibles ou non, de la lutte des classes et de les préparer activement ces dernières. Un travail qui reste largement à mener et qui sera certainement de longue haleine. Au taf, camarades !

1. « Il faut rompre avec la politique du gouvernement, il faut une rupture sociale…, (sinon attention) il peut arriver des choses désagréables avant 2012. » Le Monde, 21 novembre 2010.

2. François Ruffin en donne un exemple au début de son article « Dans la fabrique du mouvement social », Le Monde Diplomatique, décembre 2010, page 22.

3. Cf. Gérard Deneux, « Prochaine offensive du MEDEF contre l’assurance-maladie de la Sécurité Sociale », A Contre-Courant, n° 211, janvier-février 201

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