Ahmed Kathrada, le vétéran de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, qui a passé 26 ans en prison – dont un grand nombre avec son ami Nelson Mandela – est mort à Johannesburg mardi matin à l’âge de 87 ans.
Voici une interview qu’il a donnée à Al Jazeera en 2013, dans laquelle il parle des premières années du mouvement anti-apartheid, des dizaines d’années qu’il a passées en prison, de la transition du pays vers la démocratie et de ses 50 ans d’amitié avec Mandela.
Al Jazeera : Quand avez-vous rencontré Nelson Mandela pour la première fois ?
Ahmed Kathrada : [J’ai rencontré Mandela] il y a environ 50 ans .... Nous avions beaucoup de respect pour cet homme qui était allé à l’université, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de non Blancs dans ce cas.
Par la suite, bien sûr, nous nous sommes retrouvés au plan politique et nous avons eu une longue histoire ensemble, mais ce qui nous a surtout réunis, ce sont les trois grandes affaires judiciaires où nous étions [les] accusés. Au cours du procès qui nous a envoyés en prison, nous n’avons eu le droit de voir des avocats que trois mois après notre arrestation. Et quand nous les avons rencontrés, ils nous ont dit de nous préparer au pire.
Je me rappelle très bien ce que M. Mandela nous a dit. Son but était que notre procès soit un procès politique et non un procès de droit commun. Donc, [il nous a dit] : quand vous êtes appelés à témoigner – pour ceux d’entre nous qui auraient à le faire – « N’implorez pas miséricorde, ne vous excusez pas de ce que vous avez fait. Quand il y a des preuves irréfutables ne les contestez pas, quand il n’y a aucune preuve, n’en apportez pas. Proclamez vos convictions politiques avec fierté, et s’il y a une condamnation à mort, ne faites pas appel. » Et c’est ce que nous avons fait pendant tout le procès.
Mandela a fait un discours très célèbre au tribunal qui se terminait ainsi : « J’ai consacré toute ma vie à la poursuite de l’égalité et de la démocratie. J’espère parvenir à les atteindre. En tout cas, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. »
C’est le ton qu’il a donné au procès du début jusqu’à la fin. On s’attendait à [une sentence de mort]. Et bien sûr il y a eu un soupir général de soulagement quand on a été condamnés à perpétuité au lieu d’être condamnés à mort.
Al Jazeera : Quels souvenirs avez-vous des décennies que vous avez passées ensemble en prison ?
Ahmed Kathrada : Il a passé 27 ans en prison et j’en ai passé 26. Mais nous étions ensemble pendant beaucoup, beaucoup de ces années [et je me souviens surtout] de ses qualités de leader.
Je me souviens que, lorsque nous avons atterri à Robben Island, il m’a dit : « Nous ne sommes plus des leaders, nous sommes seulement des prisonniers parce que nous ne pouvons plus prendre de décisions politiques, nous ne pouvons plus donner d’instructions. Nos leaders sont ceux qui sont encore libres. Ce sont eux qui prennent les décisions politiques et qui donnent des instructions et, nous, nous devons nous comporter comme des prisonniers ordinaires.
Et c’est ce qu’il a fait.
Al Jazeera : Comment se déroulait une journée sur Robben Island ?
Ahmed Kathrada : Nous devions nous lever à cinq heures et demie du matin, nous prenions une douche et ensuite nous allions travailler. On travaillait huit heures par jour.
Bien que la manière dont nous étions traités soit différente [selon la race], en tant que prisonniers politiques, nous étions une force unie. Nous n’avions pas choisi ces lois, elles nous avaient été imposées. Nous devions donc continuer à lutter pour l’égalité dans tous les domaines. Cela a pris beaucoup de temps, mais nous avons réussi.
On travaillait et, au travail, il n’y avait pas de discrimination. On travaillait avec des pioches et des pelles et c’était très dur. Au début, nos mains étaient couvertes de cloques et elles saignaient. Mais au bout d’un certain temps nous nous sommes habitués. Nous préférions être dehors que d’être dans nos cellules. Une fois enfermés dans nos cellules nous étions seuls, nous ne pouvions pas nous parler, mais dehors on travaillait en groupes et on pouvait parler.
Nous n’avons pas vu un seul journal en 15 ans, alors nous devions trouver des moyens de nous tenir informés, en faisant entrer [des choses] en contrebande ; la plupart du temps nous avons réussi, mais parfois nous avons eu des ennuis. Il fallait que nous nous tenions informés, mais il fallait aussi accepter le fait que nous étions prisonniers et que nous allions passer de nombreuses années en prison. Nous devions accepter le fait qu’il était impossible d’y échapper.
Il fallait faire de la prison notre maison. Les gens se donnent du mal pour entretenir leur maison, pour la garder propre. Il y a des choses que tout le monde fait dans une maison, comme accrocher des photos aux murs, etc. Au bout d’un moment on se mettait à en faire autant.
Pendant les premières années, nous n’écrivions que deux lettres par an, mais, ensuite, nous en avons écrit davantage. A la fin dema 25ème année de prison, j’écrivais 40 lettres par an. Il a fallu beaucoup de temps avant que nous n’y parvenions. Mais nous n’avons jamais perdu le moral. Nous ne nous sommes pas découragés parce que nous savions que nous finirions gagner, un jour ou l’autre.
Nous n’avions jamais imaginé que Mandela serait président du pays ni que je siègerais un jour au Parlement ; ça, nous ne l’avions jamais imaginé. Mais nous savions que l’ANC gagnerait un jour – et c’est arrivé de notre vivant.
Al Jazeera : Comment était Mandela pendant ses années de prison ?
Ahmed Kathrada : Après avoir passé des années [sur Robben Island], on lui a proposé d’être libéré – tout seul. Il a refusé, en disant que, premièrement, il ne voulait pas de traitement préférentiel. Deuxièmement, comme ils voulaient l’envoyer dans un petit coin d’Afrique du Sud, il a dit : « Je ne veux pas y aller, toute l’Afrique du Sud nous appartient – que nous soyons noirs et blancs ».
[Sur Robben Island], il aurait pu être exempté du plus dur travail, celui avec des pioches et des pelles, [mais] il a refusé. Lorsque nous faisions la grève de la faim, les plus jeunes d’entre nous pensaient que nos aînés et les malades devaient être exemptés. Il a refusé. Il a dit : « Nous sommes des prisonniers comme les autres, et nous n’avons pas à bénéficier d’un traitement préférentiel. »
Il y avait aussi la discrimination [de la part des autorités pénitentiaires] entre les Indiens comme moi, et les Noirs comme Mandela. Différentes lois s’appliquaient à des personnes différentes, à des communautés différentes. Par exemple, Mandela – qui était noir – n’a pas reçu de pain pendant 10 ans. Et moi, qui étais Indien, j’avais le quart d’un pain par jour ; des choses comme ça. Il aurait pu facilement obtenir un traitement préférentiel de temps en temps. Même nos vêtements étaient différents. Monsieur Mandela [et d’autres détenus noirs] portaient un pantalon court, alors que nous portions des pantalons longs, conformément à la loi de l’époque. Il aurait pu facilement être traité comme nous, mais il a refusé.
Il a refusé tout traitement préférentiel. Il disait que, quoi qu’il arrive, nous devions lutter pour l’égalité. Donc, en trois ans, nous avons réussi à obtenir les mêmes vêtements pour tout le monde. Mais pour la nourriture, ça a pris beaucoup plus de temps. Pendant toutes ces années, il s’est comporté comme un prisonnier ordinaire.
Al Jazeera : Comment ça s’est passé quand vous êtes finalement sorti de prison ?
Ahmed Kathrada : Au bout de 15 ans [de détention], on nous a permis de lire les journaux. Au bout de 20 ans, on nous a mis la télévision ; donc nous étions de plus en plus au courant de ce qui se passait à l’extérieur. Nous avons reçu plus de lettres, nous avons eu plus de visites, nous gardions le contact.
Mais si on veut parler des privations, la pire privation était le manque d’enfants [sur l’île] .... Je n’ai pu voir un enfant, toucher un enfant, qu’au bout de 20 ans. C’était cela la pire privation, l’absence d’enfants. Mais on ne pouvait pas s’échapper, on devait accepter le fait qu’on était prisonnier.
Quand nous sommes sortis, nous avons trouvé un monde différent.
Un jour de 1989, le garde est venu nous dire... On nous transférait dans une prison de Johannesburg, et le garde est venu nous dire : « Nous venons de recevoir un fax du quartier général, vous allez être libérés demain ». Juste comme ça. Comment nous avons réagi ? [Nous avons demandé] : « C’est quoi un fax ? » Nous ne savions pas ce qu’était un fax. Nous en avions vu à la télévision, mais nous n’avions pas bien réalisé à quoi ça servait au juste. Et alors, on est sorti de prison et on a vu des guichets automatiques bancaires, toutes sortes de choses comme les ordinateurs, et tout le système est différent.
Al Jazeera : Pourquoi Mandela n’aimait-il pas qu’on le considère comme un héros ?
Ahmed Kathrada : Dans ses livres, il ne cesse de dire qu’il a horreur que les gens veuillent faire de lui un saint. Il dit qu’il a les faiblesses et les forces des êtres humains ordinaires, il n’est pas un saint, il n’aime pas l’idée d’en être un. Il n’a pas voulu ce qui lui est arrivé.
Mais il était issu d’une famille royale et il a été élevé comme un leader, et quand il est entré en politique, il est rapidement devenu le leader de la Ligue de la jeunesse [de l’ANC]. Il a obtenu son diplôme et est devenu président de l’ANC provincial, et vice-président national ... Il a fait son apprentissage de leader au fil des années, il n’est pas devenu un grand leader du jour au lendemain.
Quand il a dû entrer dans la clandestinité, Il a été obligé de renoncer à sa famille et à ses deux petites filles, il a dû abandonner son métier d’avocat, il a dû vivre comme un hors-la-loi, déguisé en ouvrier ou en chauffeur, faisant tout ce qu’il fallait pour poursuivre son œuvre politique. Il lui a fallu beaucoup de courage et de sens du sacrifice.
Al Jazeera : La transition de l’Afrique du Sud aurait-elle dû être plus « révolutionnaire » ?
Ahmed Kathrada : Le projet politique de l’ANC, qui est le parti au pouvoir actuellement, était le projet d’une Afrique du Sud non raciale, non sexiste et démocratique. Nôtre pays était différent des autres pays coloniaux. Dans les autres pays – comme l’Inde et l’Afrique – les dirigeants, Français, Espagnols, Allemands, Britanniques étaient étrangers. Et quand ces pays ont obtenu leur liberté, les dirigeants sont repartis chez eux. L’Afrique du Sud était différente. Nos dirigeants étaient blancs, mais ils étaient sud-africains. Ils étaient d’ici, ils n’avaient pas d’autre pays. Et il ne s’agissait pas de quelques milliers de personnes comme dans d’autres pays coloniaux. Il y en avait de millions... Donc, notre politique anti-raciste était absolument cruciale, parce qu’il nous fallait construire une nation qui rassemblerait tout le monde, on ne pouvait exclure personne. C’est pourquoi, le pardon est devenu la pierre angulaire de la construction de la nation.
Lorsque [Mandela] est devenu président, une des premières choses qu’il a faites, a été d’appeler les épouses et les veuves des anciens présidents et premiers ministres de l’apartheid et de les inviter à prendre le thé. La veuve du pire dirigeant de l’apartheid, [Hendrik] Verwoerd, ne pouvait pas venir parce qu’elle était malade. Il a décidé d’aller lui rendre visite en hélicoptère. Et tout cela au titre de l’édification de la nation, du pardon.
Il faut une base solide à un nouveau pays. Et le pardon, le refus de la rancune, de la haine et de la vengeance, étaient absolument indispensables pour construire la nation. Et il incarnait ces qualités. On y croyait tous, bien sûr – c’était de la bonne politique – mais il la personnifiait.
Al Jazeera : Est-ce que l’Afrique du Sud a atteint ce que les piliers de la lutte, comme vous et Mandela, avaient espéré atteindre ?
Ahmed Kathrada : La Charte de la Liberté est inscrite dans la constitution de l’ANC et dans la constitution du pays. Toute violation de ces lois peut constituer une infraction criminelle.
Je n’irai pas jusqu’à dire que tout va pour le mieux, qu’un pays qui a obtenu la liberté et la démocratie et qui en jouira [pendant de nombreuses années] n’a plus de problèmes. Notre objectif est de construire une nation unie et nous progressons à grands pas.
La première chose que nous avons retrouvée le 27 avril 1994 a été notre dignité, notre dignité et l’égalité en matière de droits humains. Avant, partout en Afrique du Sud, il y avait des pancartes « Réservé aux Européens » dans les bibliothèques, les restaurants, les hôtels, les parcs, les trains, partout où vous alliez et des pancartes « interdit aux non-Européens ». Il y avait même des pancartes « interdit aux chiens et aux non-Européens », qui réduisaient les êtres humains qui n’étaient pas blancs à des animaux.
Ainsi, la première fois que j’ai vu l’intérieur d’une chambre d’hôtel c’est quand je suis allé en Europe à 22 ans. Dans mon propre pays, c’est à 60 ans que j’en ai vu une, quand j’ai été libéré de prison.
Donc nous avons fait des progrès et nous continuons à en faire. Je dis que nous avons retrouvé notre dignité d’êtres humains, toutefois nous devons être conscients que le défi d’aujourd’hui n’est plus l’apartheid. C’est la pauvreté, la faim, la malnutrition, le chômage, le logement – voilà les défis. Et il n’y a pas de dignité dans la pauvreté, il n’y a pas de dignité dans la faim, donc nous ne pouvons pas nous reposer sur nos lauriers.
Nous avons réalisé beaucoup de choses, nous avons construit plus de deux millions de maisons, des centaines d’écoles, des cliniques, des hôpitaux. Il y a tellement plus à faire. Mais nous avançons. Nous ne serons entièrement satisfaits, comme Nelson Mandela l’a dit, que lorsque chaque enfant ira se coucher le ventre plein, se lèvera en souriant pour prendre un petit déjeuner complet, mettre des vêtements corrects, aller dans une bonne école, jouer sur un terrain de sport bien équipé, rentrer dans une maison où il y aura toujours de la nourriture, des vêtements et tout ce dont il a besoin. Et cela ne va pas se produire pendant notre vie parce que les défis sont énormes.
Traduction : Dominique Muselet