Tout les oppose. A droite, Xavier Beulin, l’« agrobusiness man » qui dirige depuis 3 ans la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire (53 % aux élections des chambres d’agriculture) qui a fortement influencé toute la politique française en la matière depuis l’après-guerre. Xavier Beulin dirige l’empire Sofiprotéol, le leader français dans les huiles de colza, de tournesol ou de soja. Un fonds d’investissement aux multiples filiales, impliqué dans les agrocarburants, le développement des OGM, la sélection génétique animale et végétale ou la « chimie verte ».
A gauche, Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne (19 % des voix) depuis mai 2013. Laurent Pinatel ne dirige pas d’empire agro-industriel et financier. Juste une ferme, dans la Loire, avec deux associés. Installé depuis 1995, il produit du lait et de la viande bovine, dont une large part sont transformés puis vendus en circuits courts. Une agriculture davantage paysanne. « C’est une agriculture centrée sur l’autonomie des fermes », explique t-il à Basta !. Nous avons par exemple développé l’autonomie en céréales, mais c’est aussi l’autonomie financière et décisionnelle. De quelle capacité se dotent les paysans pour décider eux-mêmes de leur revenu, de leur prix, des pratiques qu’ils peuvent avoir ? »
Agriculture paysanne contre agriculture industrielle
La vision de l’agriculture de demain, défendue par la Confédération paysanne, s’oppose totalement au modèle d’une « agriculture industrielle prédatrice d’emplois », à l’œuvre à plusieurs endroits. Exemple ? Le projet de ferme-usine des Milles Vaches en Picardie, porté par un entrepreneur du BTP, Michel Ramery (voir ici). Un millier de vaches pourraient être entassées dans des hangars, qui produiront d’un côté du lait vendu à prix cassé, et alimenteront de l’autre un méthaniseur avec leurs déjections pour produire de l’électricité. « 20 fermes de 50 vaches, ce sont 42 paysans qui vivent de leur travail. La ferme-usine des 1 000 vaches, ce sont 18 salariés. A terme, il ne faudrait plus que 2 500 usines pour arriver à la production laitière des 75 000 fermes laitières d’aujourd’hui », accuse Laurent Pinatel. En clair, prendre ce projet pour modèle et l’appliquer à l’ensemble du territoire ferait disparaître 100 000 emplois d’éleveurs.
Que dit le projet de Loi d’avenir agricole, fort de ses 39 articles, d’un modèle agricole, version usine Mille vaches ? Il s’y attaque indirectement. Le texte prévoit de contrôler à nouveau les acquisitions de terrains par les sociétés agricoles. Celles-ci peuvent jusqu’à présent agrandir démesurément le foncier qu’elles possèdent en toute discrétion grâce à des transferts de parts. C’est ce qui a permis à l’industriel Michel Ramery d’acquérir les terres et quotas de production nécessaires à son projet de ferme usine des Milles Vaches. Xavier Beulin, réélu le 9 avril à la tête de la FNSEA pour un deuxième mandat, est lui-même dirigeant de la holding Sofiprotéol qui pèse près de 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Un modèle agricole version Milles Vaches ne le dérange pas. Au contraire, le président de la FNSEA l’affirme : « Celui qui a deux hectares, trois chèvres et deux moutons n’est pas agriculteur ».
Qui a le droit d’être agriculteur ?
Le patron de la FNSEA risque d’être déçu. Le projet de loi d’avenir agricole ouvre le métier et reconnaît les paysans autrement que par la taille de leur exploitation. Jusqu’à présent, des dizaines de milliers de personnes exercent le métier d’agriculteur, cotisent au régime agricole, mais ne bénéficient d’aucun droits sociaux du fait de leur trop petite installation. La nouvelle loi les reconnaît : la notion d’« activité minimale d’assujettissement » (AMA) est créée. Reste la question du niveau de cotisations à régler, sachant qu’un statut de chef d’exploitation nécessite d’acquitter a minima 3 600 euros par an [1]. Une somme qui peut se révéler trop élevée pour des petites fermes.
Pour qu’une petite ferme puisse s’agrandir, ou qu’un jeune agriculteur puisse s’installer, cela passe par les Safer (sociétés pour l’aménagement foncier et rural) où siègent les élus des syndicats agricoles (en majorité la FNSEA). Investies d’une mission d’intérêt général, elles resteront cependant des sociétés anonymes. Créées dans les années 1960, ces sociétés doivent être informées de toute cession et peuvent éventuellement exercer un droit de préemption, leur but étant d’assurer un équilibre entre les exploitants qui souhaitent s’agrandir et les nouveaux venus en quête de terre à cultiver. L’association des régions de France avait proposé de doter les Safer du statut d’établissement public (Groupement d’intérêt public ou société d’économie mixte). L’idée n’a pas été retenue. Mais désormais, les Safer pourront contrôler les échanges de parts sociales entre les sociétés d’exploitations agricoles. Et limiter ainsi les phénomènes d’agrandissements réalisés dans la plus grande opacité.
Subventionner le productivisme ou l’agroécologie ?
Le ministre Stéphane Le Foll souhaite reconnaître et renforcer toutes les initiatives collectives favorisant les changements de pratiques dans les campagnes, grâce au Groupement d’intérêt économique et environnement (GIEE). Concrètement, le GIEE permettrait aux agriculteurs engagés dans une transition agroécologique et regroupés autour d’un projet collectif de bénéficier prioritairement d’aides financières. Un groupe d’agriculteurs qui voudraient gagner en autonomie fourragère ou commercialiser ses produits en circuits courts pourraient ainsi constituer un GIEE, à la condition que leur projet améliore leurs résultats économiques et environnementaux.
Un projet séduisant à la base selon Laurent Pinatel, mais pour lequel « il manque un aspect social et un cadre suffisamment précis pour empêcher que ces aides bénéficient encore aux gros producteurs ». Si les aides ne sont pas plafonnées, par ferme et par GIEE, des projets énormes risquent de surgir et de capter tous les budgets au détriments d’autres initiatives. Le président de la FNSEA, Xavier Belin, redoute, lui, que la priorité donnée à ces structures n’entraine « un risque de perte de compétitivité » pour toute la filière. Et c’est peut-être là toute l’ambiguïté du projet de loi qui jongle entre le « tournant agroécologique » et la « vocation exportatrice » de l’agriculture. L’enjeu étant tout à la fois de redonner de la compétitivité économique à ce secteur qui pèse 3,5 % du PIB, tout en améliorant ses performances environnementales.
Pesticides : liberté de polluer ?
Cette ambiguïté est particulièrement ressentie dans le volet phytopharmaceutiques. Première utilisatrice de pesticides au niveau européen, troisième à l’échelle mondiale, la France détient un triste palmarès. D’où l’importance pour Laurent Pinatel d’avoir fait évoluer ses pratiques. « J’ai mis jusqu’à quinze tonnes d’ammonitrates (engrais minéral azoté, ndlr) sur 70 hectares. Nous sommes passés en bio depuis un an et nous n’en mettons plus du tout », assure t-il. Mais le projet de loi ne se révèle pas aussi volontaire en la matière. Si le vendeur de produits phytopharmaceutiques est tenu – à titre expérimental – de mettre en œuvre des actions ayant pour objet de réduire leur utilisation, il lui reste également la possibilité d’acheter des « certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques ».
L’acquisition de ces certificats – qui pourraient ouvrir de nouveaux marchés de compensations souvent controversés – libèrerait le vendeur de ses obligations. De quoi rassurer Xavier Beulin qui préconise la « liberté » des pratiques de l’agriculteur, fustigeant la multiplication des normes environnementales sur le terrain qui alourdissent la charge de travail des agriculteurs (sic). Le ministère envisage aussi de confier l’évaluation des pesticides à l’Agence nationale de sécurité sanitaire (lire notre enquête). La responsabilité d’autoriser un produit toxique ne sera donc plus politique mais réservée à des experts. Dans un contexte où de nombreux conflits d’intérêts entachent les agences sanitaires ! La loi prévoit néanmoins une meilleure traçabilité des produits afin de lutter contre le trafic de produits frauduleux en pleine croissance. Toute forme de publicité grand public pour les pesticides sera interdite.
Liberté de cultiver contre droits de propriété
Laurent Pinatel fait par ailleurs partie des paysans qui ressèment d’une année à l’autre une partie de leur récolte. « Cela fait six ans que nous n’avons pas racheté de semences, confirme t-il, nous tombons donc sous le coup de la loi contre les contrefaçons ». Les sénateurs avaient adopté le 20 novembre 2013 un projet de loi élargissant aux plantes le délit de contrefaçon. Suite à l’occupation du Groupement national interprofessionnel des semences deux mois plus tard, la Confédération paysanne a obtenu la sortie des semences de ferme du champ d’application de cette loi.
A l’éqoque, Xavier Beulin, qui préconise l’« innovation » à travers la recherche sur les organismes génétiquement modifiés, interpellait les députés : « Les semences doivent impérativement rester dans le champ de la contrefaçon. Je demande aux parlementaires de tenir bon ». Mais ses injonctions sont restées vaines. Le ministre Stéphane Le Foll a tenu sa promesse. L’amendement, adopté par les députés en février, stipule qu’un agriculteur qui multiplie et ressème des graines récoltées à partir de variétés sélectionnées par l’industrie semencière ne peut pas être poursuivi pour contrefaçon. La Confédération paysanne souhaite aller plus loin. L’enjeu, étendre l’exception à tout matériel reproductible à la ferme, tels que les levures, levains, animaux, préparations naturelles ou ferments.
Filières courtes ou exportation à outrance
Au final, le projet de loi ne satisfait vraiment aucune des parties prenantes. Pour Laurent Pinatel, malgré quelques avancées, il se révèle globalement « peu ambitieux pour faire face aux défis actuels que sont l’emploi, le renouvellement des générations, la préservation du foncier, l’avenir du métier de paysan ». Xavier Beulin, lui, insiste dans une lettre ouverte à Stéphane Le Foll sur la nécessité de gagner en compétitivité pour « faire réussir la ferme France ».
La filière agroalimentaire française figure pour le moment au cinquième rang des pays exportateurs mondiaux, derrière les États-Unis, l’Allemagne, la Hollande et le Brésil. « L’agroalimentaire c’est 3 500 000 emplois dont la moitié dans la transformation », insiste le dirigeant de la FNSEA, malgré les déboires de ce modèle, en Bretagne notamment. Le ministre de l’Agriculture l’assure, la France doit redevenir « le premier exportateur européen des produits agricoles et agroalimentaires et deuxième mondial d’ici dix ans ». Avec la nomination d’un « médiateur des relations commerciales », la voie choisie par le gouvernement est claire : celle d’une agriculture exportatrice créatrice d’emplois, non pas dans les campagnes mais dans l’agroalimentaire. La loi, encore en discussion au Sénat, devrait être adoptée par l’Assemblée nationale avant l’été.
Article publié sur le site basta !
Sophie Chapelle