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Mon tête-à -tête avec Pasolini, par Leila Salem.






«  Mieux vaut être un ennemi du peuple qu’un ennemi de la réalité »

Pasolini



Mai 2006


Minuit sonnait quand j’arrivai au pays des dunes de sable, des grandes plaines caillouteuses et des arbustes chétifs. Dans ce lieu de désolation et de refuge, Pasolini, tu es là à mes côtés, tu seras mon compagnon de route et tu subiras, malgré toi, mes jérémiades et bavardages.

Tamanrasset nous accueille aux confins du Hoggar, la perle du désert, carrefour des épices et des caravanes, cité des hommes bleus. Tamanrasset, étape de quelques jours, pour nous reposer, faire du troc et repartir vers le sud.

Je suis reçue par une famille touarègue qui habite une maison en dur et non comme ce fut dans le temps, une tente où la femme régnait en maître et l’homme s’occupait des troupeaux. Une maison avec lit, cuisine, couverts en métal et aussi une télévision, une grande télévision.

Oui, je sais, tu n’aimes pas la télévision. Tu l’as découvert lorsque tu étais gravement malade et ne pouvant pas lire, tu t’es imposé le supplice de la regarder quotidiennement « je regarde la télévision. C’est infiniment pire et plus dégradant que ce que la plus féroce imagination peut supposer » avais-tu écrit.

D’après toi la télévision s’inscrit dans le phénomène général du néo-capitalisme. Elle impose une culture de masse et précipite encore plus bas les couches pauvres de la société. Elle accomplit la discrimination néo-capitaliste entre les bons et les méchants « Il émane de la télévision quelque chose d’épouvantable. Quelque chose de pire que la terreur que devait inspirer, en d’autres siècles la seule idée des tribunaux de l’Inquisition. Il y a, au tréfonds de la dite télé, quelque chose de semblable, précisément, à l’esprit de l’Inquisition : une division nette, radicale, taillée à la serpe, entre ceux qui peuvent passer et ceux qui ne peuvent pas passer : ne peut passer que celui qui est imbécile, hypocrite, capable de dire des phrases et des mots qui ne soient que du son ; ou alors celui qui sait se taire. Celui qui n’est pas capable de ces silences ne passe pas » avais-tu écrit.

Tu as affirmé que la télé est un puissant moyen idéologique de la classe dominante pour obtenir l’asservissement total des dominés.

Faute d’offrir du travail aux jeunes, les riches l’utilisent pour faire oublier aux masses pauvres leur présent amer et les empêcher de penser à un futur incertain.

Avec leur approbation, la télé fait des hommes politiques et des personnages de premier plan, des bouffons et des idiots.

Elle exclut les spectateurs de toute participation politique comme au temps du fascisme ; normal, le troupeau est incapable de penser, d’autres le font à sa place.

Au lieu de le tuer, la télé rend l’homme imbécile et mauvais ; c’est pourquoi les responsables d’émissions sont des criminels qui exercent une répression et une violence semblables à celles des pires régimes anti-démocratiques.

Même s’il n’existe aucun article du code pénal qui punit quiconque critique la télé, aucun ne le fait de peur de perdre les petits privilèges offerts par l’écran « magique ».

«  Quand les ouvriers de Turin et de Milan commenceront à lutter aussi pour une réelle démocratisation de cet appareil fasciste qu’est la télé, on pourra réellement commencer à espérer. Mais tant que tous, bourgeois et ouvriers, s’amasseront devant leur téléviseur pour se laisser humilier de cette façon, il ne nous restera que l’impuissance du désespoir » écrivais-tu en 1972.


J’aurais aimé t’annoncer de bonnes nouvelles mais tu sais avec Berlusconi en Italie, Rupert Murdoch aux USA et leurs équivalents en France et partout dans le monde, la situation s’est beaucoup dégradée. Les réseaux médiatiques sont désormais entre les mains des tyrannies privées. Pour contrôler la société, les propagandistes pratiquent la politique du « diviser pour régner » et utilisent la télé comme moyen pour propager la haine et la peur chez les gens. La télé crée des besoins artificiels, contrôle la manière dont les gens pensent et regardent les choses. De nos jours, la télé est devenue une arme de destruction massive et il n’y a plus d’espoir !

Tiens, mes amis touaregs me font signe de les suivre. Je pense qu’ils ne se sont pas encore familiarisés avec la télé et préfèrent passer leurs soirées dans le désert en musique autour d’un feu. Avec eux, je siroterai un thé sucré et j’écouterai les notes magiques d’une joueuse d’Imzad. Sais-tu que c’est la femme touareg qui joue de l’Imzad, transmet l’écriture Tifinagh, les poèmes et la culture aux enfants et définit leur lignage ? L’homme lui, s’occupe des troupeaux, est manoeuvre sur les nombreux chantiers, chauffeur de camions ou guide touristique.

Nous y voilà , en plein désert, dans ce monde à la beauté troublante et dont le plus grand luxe est le silence. Nous sommes loin de ton monde de rêve « avec la grande poésie du non-poétique, fourmillant de paysans et de petites industries, beaucoup de bien-être, bon vin, bonne chère, gens polis et rustres, un peu vulgaires mais sensibles ». Pourtant ce pays de rêve, tu l’as fui avec ta mère avec pour seul bagage, le déshonneur, le chômage et la misère. Tu avais habité une maison de pauvre dans une borgate dans la banlieue de Rome. Tes personnages sont alors devenus ces sous-prolétaires des borgate romaines et tes romans ont été inspirés de la vie du bas-fond de ces lieux misérables. Tu aimais le réel et tu étais persuadé que le capitalisme entraîne la disparition, la mort, de tout ce qu’il y a de bon et de réel sur terre.

Dans le monde réel, la personne préserve son sens du réel, son sens moral et sa capacité de se fier à son expérience et à son jugement. Elle est plus sensible et plus réceptive aux événements qui bouleversent notre monde.

Son opposé est un individu pressé par la machine propagandiste jusqu’à devenir vide puis gavé d’idées qu’il ne peut ni contester ni refuser ; les stratégies d’endoctrinement utilisées l’ont dépossédé de sa capacité d’exercer son jugement de manière indépendante et sont parvenues à contrôler totalement sa pensée, son action et ses sentiments.

Chomsky parle de cet endoctrinement. Il explique que le processus commence dès la maternelle, devant la télévision. A l’école, la sélection se fait par la docilité. Il dit que s’il s’est retrouvé dans des universités chics, c’est parce qu’il a su se taire et obéir. La recette de la réussite est donc la passivité et la discipline, ceux qui refusent de s’y soumettre sont des perturbateurs qu’il faut écarter d’une manière ou d’une autre du système.

Le célèbre linguiste conclut que pour emporter le combat pour l’esprit humain, il faut se battre contre la télé, l’industrie cinématographique et le système scolaire ainsi que tout le reste. Il nous prévient que le combat est rude, très rude.


Il se fait tard et la soirée se termine, nous retournons dans la maison en dur et demain nous descendrons en 4X4 direction les tassilis du Hoggar.

Les tassilis du Hoggar est ce paysage lunaire avec ses étranges reliefs, ses gravures et peintures rupestres, sa faune, sa flore, les traces laissées par les anciens ruissellements d’eau et ses villes fantômes détruites par le temps et les guerres ; tout nous témoigne qu’il y a plusieurs milliers d’années, vivaient ici des hommes qui ont laissé la trace de leurs vies quotidiennes.

Est-ce la nostalgie d’un monde ancien et la peur de cette modernité imposée par la tyrannie du marché qui m’ont poussée à venir dans cet endroit au décor étrange où se mêlent inquiétude et fascination ? Toi aussi tu as cherché dans la nostalgie du Frioul, du monde rural, des diversités culturelles, dans le tiers-monde et dans les borgate romaines, une manière de s’appuyer sur les forces du passé pour résister à une modernité devenue barbare et destructrice.

Toi qui portais le tiers-monde dans ton coeur, toi qui as soutenu l’indépendance de l’Algérie « je suis de tout coeur pour les algériens ; je serais prêt à assumer n’importe quel responsabilité en leur faveur » avais-tu déclaré, je voudrais que tu sois à mes côtés pour visiter l’une des oasis en terre d’Algérie.

Entre Biskra, Béni Isguen, Ghardaïa, Timimoun dans la vallée du Gourara, El Goléa, Reggane, Adrar et bien d’autres, je choisis d’aller à Ghardaïa, dans la vallée du M’zab.

Gharadaïa est synonyme de mythe et de mystère. On raconte qu’une jeune fille du nom de « Daïa », répudiée par tous, parce qu’elle était enceinte, s’est réfugiée dans une grotte. Un jour, le cheikh Sidi Bou Gdemma passait par là et, apercevant de la fumée au-dessus de la grotte, s’arrêta. Séduit par la beauté de la jeune fille, il la demanda en mariage. Et tous deux fondèrent la ville de Ghardaïa « Ghar (Grotte) de Daïa ».

Nous remontons donc vers le nord en direction de la « Grotte de Daïa » ; les 4X4 progressent difficilement à travers les sentiers balayés par le vent et le sable. Il fait chaud et je suis fatiguée. Tiens, voilà au loin, Ghardaïa, surgie de nulle part et en son centre se dresse fièrement la mosquée épiant tel un phare les moindres mouvements du désert.

Je suis dans la ville du désert par excellence. Avec ses immenses palmeraies, son réseau de ruelles moyenâgeuses, ses ksours et son minaret qui surplombe le souk, classé patrimoine mondial, la vallée du M’zab abrite un admirable héritage laissé par mille ans d’histoire humaine.

Pasolini tu as tressé l’éloge de la drogue, de l’horreur, de la colère, du suicide et de la religion car, ils sont « le seul espoir qui demeure contestation pure et action sur laquelle se mesure l’énorme tort du monde. Il n’est pas nécessaire qu’une victime sache et parle ». Tu as aussi dénoncé ce qu’on avait appelé à l’époque la « libération sexuelle » et tu as rejeté les révoltes étudiantes de 68 ce qui t’a valu un déluge d’insultes et de mépris. Pourtant là aussi tu avais raison : le sexe est devenu une marchandise comme une autre et on voit bien ce que sont devenus les Serge July, Cohn Bendit, Alexandre Adler et autres personnalités du « mouvement de Mai 68 ».


Nous sommes tous en danger

Pasolini, tu es un prophète, tu avais raison sur presque tout : nous sommes tous en danger. Le « nivellement brutalement totalitaire du monde » dont tu avais parlé se réalise. Grâce à la télévision et au marché, un modèle unique et exclusif est imposé au monde entier « ce que le fascisme historique avait échoué à réaliser, le nouveau pouvoir conjugué du marché et des médias l’opère en douceur (dans la servitude volontaire) : un véritable « génocide culturel », où le peuple disparaît dans une masse indifférenciée de consommateurs soumis et aliénés ».

Pasolini ton oeuvre est immense. Tu étais poète, cinéaste, romancier, dramaturge et essayiste.

Tu étais un intellectuel rebelle et engagé. Contre le nouveau fascisme, l’acculturation et l’homogénéisation mondiale, tu as tonné, brûlé, dramatisé et amplifié sans jamais courber l’échine. Tu fus maudit, persécuté, insulté et méprisé.

Tu as dit que ceux qui font l’histoire sont ceux qui disent « non » et pas les courtisans ou les assistants des cardinaux.

Néanmoins tu as imposé à ce « non » d’être énorme et non mesquin, total et non partiel, absurde et non rationnel.

Tes romans, tes poèmes et tes films ont été les compagnons idéals de mes longues nuits solitaires. Tu m’as fait rêver, encourager, rire et pleurer. Je sais presque tout sur toi. Tu es né un 5 mars 1922 à Bologne et tu es mort assassiné le 2 novembre 1975 à Ostie. Je sais que ton père approuvait le fascisme ; j’ai compris ta haine mêlée de compassion pour ce pauvre homme et j’ai lu le petit recueil de vers « poème à Casarsa » écrit en dialecte frioulan et traduit en français que tu as dédié à cette victime ignare et sans esprit critique de la guerre fasciste. J’ai partagé ta douleur pour la mort de ton frère Guido, partisan tué par d’autres partisans communistes. La chose la plus importante de ta vie ? C’était ta maman et aussi ton compagnon Ninetto. Je sais comment tu es devenu marxiste, j’approuve ta haine pour la bourgeoisie italienne et pour la bourgeoisie tout court. Ta vie ? Elle fut un riche et tumultueux poème lyrique.

Tu t’es engagé dans l’écriture mais aussi dans la vie « il faut résister dans le scandale et dans la colère, plus que jamais, naïfs comme des bêtes à l’abattoir, troublés comme des victimes, justement : il faut dire plus fort que jamais son mépris envers la bourgeoisie, hurler contre sa vulgarité, cracher sur l’irréalité qu’elle a choisie, comme seule réalité, ne pas céder d’un acte ou d’un mot dans la haine totale contre elles, ses polices,ses magistratures, ses télévisions, ses journaux ».


Le soleil qui se lève à peine et me voilà déjà au souk. J’entends la voix de l’imam psalmodiant des paroles coraniques en cette belle langue arabe musicale et forte comme le vent du désert.

Je fais mes provisions, j’achète une kisra, des dates et une bouteille de lait puis je me dirige vers la « grotte de Daïa » où les femmes viennent invoquer la sainte Lalla Saliha, la Dame qui rend les choses faciles. La vie est douce et paisible. Toutes les mutations qui secouent la société algérienne et le monde n’ont aucune emprise sur Ghardaïa, elle reste majestueusement simple et fidèle à ses traditions ancestrales.

Je me pose sous un palmier et les yeux mi-clos, je revois la scène de Nourredine avec les trois jeunes filles dans le bain extrait de ton film « les milles et une nuits »

«  - Porteur regarde bien et ne te trompe pas, comment appelles-tu ça ? dit la première fille en désignant la partie intime de son corps.

Pigeon répondit Nourredine.

Non dit la fille, c’est de l’herbe parfumée des près.

Alors qu’elle soit louée, répondit Nourredine.

Maintenant à moi, dit la deuxième fille, porteur viens là , comment appelles-tu ça ? dit-elle en désignant elle aussi sa partie intime.

De l’herbe parfumée des près, répondit Nourredine.

Idiot, c’est pas ça dit la fille, c’est la grenade pelée.

Porteur approche toi et ne te trompe pas, comment appelles-tu ça ? dit la troisième fille en imitant ses deux copines.

Grenade pelée, répondit Nourredine.

Non idiot c’est l’auberge du bon accueil

Alors comment s’appelle ça ? s’énerva Nourredine, en montrant à son tour sa partie intime.

C’est l’âne qui broute l’herbe parfumée des près, qui mange la grenade pelée et passe la nuit à l’auberge du bon accueil, expliqua t-il en explosant de rire ».


Pasolini, toi le dernier poète expressionniste, toi l’homme émouvant, humain et attachant, tu es devenu mon ami.

Leila Salem


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Henry Stewart, Londres

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