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La sénatrice et l’inquisiteur

COLOMBIE - Piedad Cordoba, emblématique sénatrice du Parti libéral, a été destituée. Cette énième entorse à la démocratie est un message de l’élite colombienne à tous ceux qui seraient tentés de prêcher la paix négociée avec les FARC, estime la sociologue Olga L. Gonzalez.

La récente destitution juridico-politique de la sénatrice Piedad Cordoba est symptomatique du très grave recul de la démocratie après huit ans de présidence d’Alvaro Uribe. C’est aussi une nouvelle illustration du fait que les élites colombiennes ont toujours préféré la violence et la guerre à la négociation et la paix. Rappelons les faits : Piedad Cordoba est une sénatrice du Parti libéral qui s’est fortement impliquée dans la recherche de négociations de paix avec les guérillas, en particulier dans la libération des otages retenus par les FARC. A la fin de l’année 2007, elle a été nommée « médiatrice » par le gouvernement et a obtenu la libération des derniers civils et de plusieurs prisonniers militaires retenus par la guérilla. C’est dans ce contexte qu’elle a créé le réseau international Colombiens pour la paix. Par ailleurs, au sein du Congrès, elle présidait la commission des droits de l’homme et celle de la paix.

La sanction prise en septembre dernier à son encontre par le Procurador - procureur général de la République - à savoir l’interdiction d’intervenir en politique pendant dix-huit ans, sous le prétexte de coopération avec les FARC, est parfaitement arbitraire1 mais très intéressante à analyser. En effet, elle se situe à la convergence de deux facteurs : la mainmise des forces les plus réactionnaires sur plusieurs institutions, et le refus catégorique des couches dirigeantes d’envisager des négociations de paix.
Depuis quelques années, les Colombiens se sont habitués à ce que le pouvoir politique soit de plus en plus dominé par les « forces émergentes », c’est-à -dire des politiciens liés aux mafias et aux paramilitaires d’extrême droite. Dans le cadre des procès contre la « parapolitique », plus de quatre-vingt parlementaires sont inculpés ou soumis à des enquêtes.

A cette dérive s’ajoute la transformation insidieuse que subissent le pouvoir judiciaire et les organismes de contrôle. Ainsi, depuis un an et demi, la fonction de Fiscal (le chef de la police judiciaire colombienne) est assurée par un fonctionnaire par intérim. La Cour suprême de justice, qui doit choisir son remplaçant, a voté vingt-cinq fois sans réussir à trouver un successeur dans les brochettes de sombres personnages qui lui ont été systématiquement proposés par l’exécutif. Au niveau local, il s’est avéré que plusieurs fiscales travaillaient, en fait, pour les narcotrafiquants, le plus célèbre d’entre eux étant le frère d’un ancien ministre de l’Intérieur.

Un autre contrepouvoir important en Colombie était le Procurador (sorte d’Ombudsman ou de médiateur de la République). D’après la Constitution, celui-ci doit « veiller au respect » de la Charte suprême, « protéger les droits humains », « défendre les intérêts de la société ». Mais comment Alejandro Ordoñez, membre important d’un groupe monarchiste ultra-réactionnaire espagnol2, pourrait-il défendre les intérêts des Colombiens du XXIe siècle ou la Constitution d’un Etat laïc ? Ses actions, en tout cas, ne prêtent pas à sourire. Dans le passé, il a organisé un autodafé de livres qu’il avait fait retirer de la bibliothèque publique de la ville de Bucaramanga. Depuis qu’il est Procurador, il s’est distingué par des résolutions telles que la condamnation de l’homosexualité en tant qu’« acte dénaturé », le retour à la pénalisation de toute forme d’avortement, l’interdiction de l’éducation sexuelle. Aujourd’hui, dans l’organisme qu’il dirige, tous les emblèmes républicains ont été remplacés par des crucifix, des cierges et des vierges.

Or, c’est bien celui qui est appelé par la presse « l’Inquisiteur » qui a décidé du sort politique de Piedad Cordoba, en lui infligeant une sanction disciplinaire de dix-huit ans d’interdiction d’exercice, ce qui équivaut à une mort politique.

L’acharnement du Procurador contre Piedad Cordoba est probablement lié au franc-parler de la sénatrice et à ses positions progressistes, ainsi qu’à sa trajectoire personnelle. Le réalisateur Lisandro Duque rappelle ainsi qu’une femme divorcée, féministe et noire - et s’étant battue politiquement sur tous ces fronts - incarne les antipodes des valeurs moralistes du Procurador et de ce qu’il entend être les devoirs d’une femme noire.

Pourtant, une décision de ce type n’aurait probablement pas été prise sans un climat social et politique propice, et c’est là le deuxième facteur, symptôme inquiétant de l’état actuel du pays. Le lynchage médiatique qu’a subi Piedad Cordoba au cours de ces dernières années est directement lié à son rôle dans la recherche de la paix. Rappelons qu’elle a été espionnée illégalement par les services secrets, ainsi que par les gardes du corps qui lui ont été assignés d’office - sabotant, de fait, son intervention dans la libération des otages. Elle a été stigmatisée publiquement par le pouvoir « uribiste » et par les médias, qui ont donné libre cours à leur haine raciste et sexiste. Dernièrement, elle a été la victime d’un étrange accident d’automobile, et elle craint toujours pour sa sécurité. La décision du Procurador s’inscrit donc dans cette ligne : celle du sabotage historique de tous les efforts menés dans une perspective de paix avec la guérilla des FARC.

En effet, les initiatives de paix - sous la forme de pourparlers, dialogues, manifestations, mouvements sociaux - ont été nombreuses dans l’histoire récente de ce pays. Elles ont été impulsées par des d’ONG pacifistes, des organisations liées aux églises, des associations de la société civile, des hommes et femmes politiques et aussi par des gouvernements comme celui du président Andres Pastrana à la fin des années 1990.

Mais tous ces efforts ont été vains. Déjà en 1986, lors des premières tentatives de pourparlers effectuées par le gouvernement, Gabriel Garcà­a Márquez expliquait que les différents actes de sabotage contre la paix étaient l’expression d’« ennemis de la paix, tapis à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement ». Pour sa part, l’historien Medofilo Medina considère que les résistances sont telles qu’aucun dialogue de paix avec la guérilla ne sera possible tant que les gouvernements n’auront pas préalablement reçu l’accord des militaires, des entrepreneurs, et des différents secteurs politiques ?dont aucun ne semble désirer réellement le dialogue, ni la paix.

Cette constante explique pourquoi les personnes qui jouent les intermédiaires avec les guérillas ou qui s’aventurent dans les processus de paix risquent d’y laisser leur peau : rappelons que le grand humoriste Jaime Garzon fut assassiné par les paramilitaires en 1999, au sommet de sa popularité, parce qu’il intercédait dans la libération d’otages économiques retenus par les FARC. Cette même année, et dans le contexte du processus de paix, fut également assassiné l’ancien doyen de la Faculté d’économie de l’Université nationale et spécialiste des processus de paix, Jesus A. Bejarano. Au niveau régional, les élus locaux ayant établi des accords avec les FARC pour limiter les violences ont également subi des pressions et des menaces et certains ont payé ces actes de leur vie. Enfin, lors de la récente crise des otages, des intermédiaires étrangers (comme le Suisse Jean-Pierre Gontard) ont été accusés par les autorités colombiennes d’être non pas des « intermédiaires » mais des « auxiliaires » de la guérilla.
La plupart des hommes et des femmes politiques ont compris la leçon. De ce fait, ils ne s’aventurent pas dans les eaux périlleuses de la recherche de la paix et de l’intermédiation avec les guérillas. C’est même le cas du parti de gauche, le Polo Democratico Alternativo.

C’est précisément dans cet échiquier que Piedad Cordoba est intervenue de tout son poids comme sénatrice, multipliant les efforts afin de ramener des otages auprès des leurs et, surtout, afin, selon ses propres propos, « d’apporter l’espoir de la fin de ce sempiternel conflit armé ». Alors que la guerre continue avec ses conséquences désastreuses, que la situation des paysans et des trois millions de déplacés atteint des niveaux catastrophiques, que les institutions sont envahies par l’obscurantisme et que le nouveau gouvernement Santos paraît bien décidé à continuer le même scénario guerrier, cette femme courageuse fait face.

Le 2 novembre dernier, le Sénat a cautionné la décision arbitraire du Procurador et Piedad Cordoba a perdu son siège. Parallèlement, la Cour suprême a commencé à enquêter sur les agissements de celui-ci. Il est impossible, au stade actuel, de savoir s’il sera déclaré incompétent et déchu de son poste, ou si une interprétation de la loi l’exonérera de ses fautes. Quel que soit le dénuement juridique, il serait souhaitable que le sort politique de Piedad Cordoba dépende moins des soubresauts de la justice colombienne et davantage de l’intérêt qu’a toute une société à faire avancer les négociations de paix. Ce qui serait un premier espoir pour que la Colombie, sans nier qu’une guerre la déchire, fasse un pas en avant pour en sortir dignement. I

OLGA L. GONZALEZ

Docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, présidente du Groupe Actualités Colombie (GAC) à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme de Paris.

(1) Légalement, la Cour suprême de justice est l’instance chargée d’enquêter sur les délits des députés. Or son président expliquait récemment n’avoir reçu aucune preuve contre la sénatrice.

(2) Orden de la Legitimidad Proscrita, qui a notamment eu parmi ses membre le dictateur de l’Uruguay Juan Marà­a Bordaberry.

SOURCE : http://lecourrier.ch/index.php?name=NewsPaper&file=article&sid=447480

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