Le Parisen, lundi 16 juillet 2007.
Jours de congé qui s’accumulent, heures supplémentaires non payées... La facture des 35 heures à l’hôpital dérape dangereusement, au détriment des malades. Et on risque, d’ici à 2010, de manquer sérieusement de médecins ou d’infirmières.
Une véritable bombe à retardement. Cette semaine, le gouvernement devrait - enfin - publier sur Internet le rapport rédigé il y a déjà plus de six mois par la conseillère générale des hôpitaux, Dominique Acker, sur le compte épargne-temps à l’hôpital et donner ses pistes d’action. Un rapport soigneusement caché pendant la période électorale qui vient de s’écouler.
Les chiffres y sont inquiétants : fin 2005, les quelque 30 000 médecins hospitaliers avaient déjà « épargné » 1 million de jours, soit presque autant (1,225 million de jours) que les infirmiers et autres cadres, douze fois plus nombreux ! De quoi gripper gravement la machine... Dans les trois ou quatre ans, en effet, les médecins commenceront à utiliser leur cagnotte, notamment pour partir à la retraite plus tôt, comme la loi les y autorise. Personne n’est capable de dire comment fonctionneront, alors, les hôpitaux publics. Et les solutions doivent répondre à plusieurs questions.
Premier problème : apurer le passé. « En gros, doit-on payer certains jours accumulés ? » soupire un conseiller ministériel, persuadé qu’une partie des médecins accepteraient de rendre une partie de leurs RTT si on les rémunérait correctement. Les spécialistes touchés par les pénuries (anesthésistes, radiologues...) seraient alors mieux placés que d’autres pour négocier.
Solutions au cas par cas.
Ceux qui attendaient un paiement intégral des heures sup risquent, en revanche, d’être déçus. « Cela reviendrait à récompenser les hôpitaux les moins bien organisés », se justifie notre expert. Là encore, les situations devraient donc plutôt se régler au cas par cas. Second souci : éviter que la situation ne continue de s’aggraver. Il semble acquis que la pose des jours de congé sera plus contraignante pour les salariés. Pour éviter les situations ubuesques, où le chirurgien est présent mais où l’anesthésiste a posé une RTT... O.P.
A Evry-Corbeil, la facture ne cesse d’enfler...
Avec plus de 900 lits, le centre hospitalier Sud-Francilien, à cheval sur Evry et Corbeil, est le plus gros hôpital de l’Essonne. Ici, comme ailleurs, on gère comme on peut la facture 35 heures.
Premier souci : les compte épargne-temps, que plus de 500 personnes (médecins et cadres hospitaliers surtout) ont choisi, notamment afin de partir plus tôt à la retraite.
Aujourd’hui, s’il fallait payer la note, il faudrait débourser... 5,7 millions d’euros. Or l’hôpital n’a pas provisionné cette somme. Deuxième casse-tête : réduire les heures supplémentaires.
Entre 2003 et 2005, elles ont bondi, passant de 26 000 à 35 000. Et si, l’an dernier, la facture a dépassé 1,5 million d’euros, l’hôpital a été prié de la ramener sous la barre du million cette année. Tout est question d’équilibre : en effet, les heures sup attirent le personnel. « Mais s’il y en a trop, on frôle le burn out, l’épuisement collectif », rappelle le DRH, qui garde à l’esprit la récente crise des urgences, en mars. D’où la nécessité de recruter... mais aussi et surtout de réorganiser les services. Odile Plichon
« Prendre deux ou trois mois d’affilée », NADIA AGBOKOU, médecin aux urgences.
Au début, Nadia Agbokou a accueilli les 35 heures avec bonheur. « On allait enfin pouvoir souffler un peu. » Et puis, ce médecin en poste aux urgences a déchanté. « Dans notre service, c’est impossible car la charge de travail nous empêche de récupérer les jours. » Résultat : près de soixante jours de repos accumulés sur son compte épargne-temps, en grande partie grâce aux heures supplémentaires. Et pour cause... Si, officiellement, elle ne peut faire plus de 48 heures par semaine en incluant les gardes, sa moyenne frôle plutôt les... 68 heures. « En 2005, l’hôpital nous avait payé es deux tiers de l’addition », se souvient Nadia, qui rêve qu’un jour elle pourra prendre deux ou trois mois d’affilée pour profiter de son petit garçon. « Mais même si le chef me dit *Banco ! * je sais bien que mes collègues auront du mal à assumer leur mission. » Cet été, en tout cas, son compteur continuera de grimper : en juillet, elle fera au moins huit gardes de 24 heures, soit deux fois plus qu’en temps normal... pendant que ses collègues seront en congé. O.P.
« Les patients se tournent vers les cliniques », ALAIN JACOB, médecin ORL et responsable de pôle (tumeurs et hématologie).
Alain Jacob estime que les 35 heures ont fait revenir de jeunes médecins vers des spécialités lourdes comme l’anesthésie ou les maternités, « en limitant à 48 heures par semaine le temps de travail, gardes comprises ». Mais ce qui est « avantageux » pour les blouses blanches est « dramatique » pour l’hôpital, précise-t-il d’emblée. En effet, si certains ont bénéficié de renforts, en ORL par exemple, la réduction du temps de travail s’est faite à moyens constants. Résultat ? L’accueil du public a baissé. « Quand j’ai commencé, se souvient ce praticien de 58 ans, on pouvait consulter le samedi. Maintenant, les téléphones sonnent dans le vide. » Même constat pour les opérations programmées ou pour l’utilisation des plateaux techniques (radios...) « Pendant ce temps-là , l’hôpital qui s’est recroquevillé sur lui-même se fait tailler des croupières par les cliniques », constate-t-il.
Et, faute de pouvoir consulter dans les services, les patients se replient sur... les urgences. A titre personnel, ce chef de pôle qui gagne 7 000 euros net par mois a décidé de ne prendre aucun jour de RTT, mais de cumuler ses vingt jours par an sur un compte épargne-temps. Aujourd’hui, sa cagnotte atteint déjà cent trente jours, soit près... de huit mois de congés.
Mais il ne l’utilisera qu’à 65 ans, au moment de prendre sa retraite : il pourra alors partir « douze à dix-huit mois plus tôt ». Et si, pour cause de pénurie médicale, on lui demandait d’y renoncer ? « Ce serait un hold-up. Ce temps, nous ne l’avons pas volé. » O.P.
« Qu’on nous donne les renforts promis » SOPHIE OGIER, 39 ans, cadre infirmière aux urgences.
La veille, elle a appris tôt le matin qu’une infirmière ne pourrait venir le lendemain. « J’y ai passé la journée. A 20 heures, j’avais une solution. » Cadre infirmière aux urgences, dans un service qui compte 12 aides-soignantes et 24 infirmières, Sophie Ogier passe « 98 % de son temps » à parer au plus pressé : faire en sorte que l’effectif soit au complet, pour que ce service ouvert 24 heures sur 24 puisse accueillir les patients. Autant dire que si, en théorie, elle est à 35 heures, ses vrais horaires vont bien au-delà : agent malade, congé maternité (jamais remplacé)... à chaque imprévu, Sophie Ogier reste tard le soir.
Son compteur affiche donc 97 heures « de trop », qu’elle récupérera... Quand elle le pourra : à la différence des « filles » du service, comme elle les appelle, ses heures supplémentaires à elle ne sont pas rémunérées. En 2002, alors qu’elle jugeait déjà que les « 35 heures étaient une ineptie, vu la charge de travail », elle n’avait pas souhaité avoir un compte épargne-temps sur lequel cumuler des jours. « Je voulais garder ma liberté, pouvoir récupérer si j’étais fatiguée, ou voir mes deux enfants », explique cette cadre qui gagne 2 100 * - * net par mois. Force est de reconnaître que, depuis cinq ans, ce voeu-là est resté pieux...
Son souhait ? « Que l’on nous donne, enfin, les renforts promis. » En attendant de voir pourvus les six postes promis aux urgences, elle constate « l’apparition d’arrêts maladie pour épuisement ». O.P.
« Partir à la retraite plus tôt », ELISABETH GASQ, 49 ans, cadre de santé en réanimation néonatale.
Les heures supplémentaires qui s’additionnent sans fin, elle ne les note pas dans son cahier dans le but de les récupérer toutes. « C’est juste pour montrer ma charge de travail », précise d’emblée Elisabeth Gasq, cadre de santé en néonatalogie. Cette minutie lui a d’ailleurs permis de décrocher un deuxième poste de cadre dans son service... « toujours pas pourvu », regrette-t-elle. Quand on lui a demandé, en 2003, d’ouvrir une unité de 33 lits, forte de 70 soignants, cette ancienne puéricultrice savait qu’elle en aurait pour « deux ans de folie ». Sans surprise, elle n’a donc guère eu le loisir de récupérer son trop-plein d’heures sous forme de temps de repos.
Mais, à six ans de la retraite, elle compte bien utiliser son « CET » pour « décrocher plus tôt ». Si Elisabeth Gasq n’espère guère se faire payer ses mille heures sup accumulées - « à raison de vingt par mois, cela prendrait cinq ans » -, les infirmières du service, elles, lui demandent souvent, avant de s’engager pour un jour de plus au pied levé, si elles toucheront un complément de rémunération. « En début de carrière, elles ont davantage d’argent que de temps », souligne cette cadre qui voit arriver 2008 avec inquiétude : « Chaque service a un budget d’heures sup calqué sur l’année précédente ! Or, l’an prochain, quatre personnes seront en congé maternité... sans être remplacées. ». O.P.
Quand été rime avec lits fermés...
La situation, l’été, dans les hôpitaux préfigure ce qui pourra se passer lorsque le personnel médical prendra ses jours de RTT ou que le volume des heures supplémentaires sera réduit... « à l’hôpital Saint-Antoine de Paris, il y a en ce moment au moins 70 postes d’infirmières vacants. Et pour un dimanche 15 juillet, on n’a pas un lit disponible », affirme ainsi le docteur Patrick Pelloux, président de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf).
Pénurie d’infirmières
Non pas parce qu’il y aurait un afflux particulier de malades, mais en raison des fermetures de lits, la « principale variable d’ajustement » pour les hôpitaux, selon le docteur Pelloux : « C’est une spirale infernale ! Les hôpitaux sont complètement étranglés. Leur seule marge, c’est de ne pas embaucher et de fermer des lits... »
Particulièrement montré du doigt : le manque d’infirmières. Face à la dégradation de leurs conditions de travail, ces dernières seraient de plus en plus nombreuses à déserter les hôpitaux publics pour le privé. « Il y a encore quelques années, le rapport était d’une infirmière pour huit patients. Aujourd’hui, on en a souvent une seule pour quatorze malades... »
Selon le président de l’Amuf, le problème du sous-effectif pousse même des hôpitaux à fermer des services entiers : « Plusieurs services de réanimation ferment sans que les établissements d’un même secteur se soient consultés préalablement. On n’a jamais vu ça ! ». En 2003, Patrick Pelloux avait été l’un des premiers à donner l’alerte sur les conséquences de la canicule à l’hôpital. Quatre ans plus tard, il estime que la situation ne s’est pas améliorée. « Ce n’est pas pire que les étés précédents. Je dirais plutôt que ça stagne... » Blaise Mao
« Les conditions de travail se sont dégradées », DOCTEUR FRANCOIS AUBART, président de la Coordination médicale hospitalière.
Cinq ans après la mise en place des 35 heures à l’hôpital, quel est votre verdict ?
François Aubart. Très sévère ! Appliquée brutalement, la réduction du temps de travail a été synonyme de tensions accrues. Et le travail est de plus en plus speed. En 2002, une infirmière ne passait que quatorze minutes par jour auprès d’un patient. Depuis, ça s’est dégradé...
Pour compenser la RTT, 45 000 emplois de soignants et 3 000 de médecins devaient pourtant être créés...
- Comme la gestion des effectifs a été décentralisée, nous n’avons pas de bilan précis. Seule certitude : les 35 heures n’ont pas résorbé la pénurie, de médecins notamment : 3 700 postes, soit 12 % du total, restent vacants.
A titre individuel, les 35 heures sont pourtant alléchantes pour les médecins hospitaliers, non ?
- C’est vrai. Vingt jours par an, cela fait une année sabbatique tous les... sept ans. Cette disposition représenterait un véritable avantage social si elle était mise en oeuvre. Mais elle se solderait, aussi, par une catastrophe sanitaire dans les cinq ans à venir, puisque 6 000 médecins partiront à la retraite plus tôt que prévu grâce à ce dispositif. Et, à partir de 2010, notamment, ces départs vont s’accélérer. La situation est d’autant plus grave qu’à l’hôpital toute décision prend effet, au mieux, trois ans plus tard. Si rien n’est fait, et vite, des pans entiers de l’hôpital public vont mourir.
Comment sortir de cette crise annoncée ?
- D’abord, lorsque les médecins partiront à la retraite, les hôpitaux devront débloquer des budgets pour que les jeunes, qui ne font aujourd’hui des remplacements qu’en ville ou en clinique, le fassent aussi à l’hôpital. Ensuite, comme on manquera de bras, il faudra également accepter de payer les heures sup effectuées par les blouses blanches en place. Tout cela coûtera beaucoup d’argent, en plus des 960 millions d’euros liés aux seuls comptes épargne-temps. Surtout, des mesures structurelles seront nécessaires.
Lesquelles ?
- Les pouvoirs publics vont devoir définir, par spécialité et par région, les effectifs dont nous aurons besoin dans les année à venir, et diriger les étudiants vers ces priorités-là .
Est-ce que cela peut suffire ?
- Même si le sujet reste sensible, on sera obligé de réfléchir au rapprochement des rémunérations entre hôpitaux et cliniques.
Aux dernières élections professionnelles, la CMH a recueilli 40 % des voix.*
Propos recueillis par Odile Plichon
CLEFS
- 1 315 hôpitaux emploient 56 000 médecins, 200 000 infirmières et 160 000 aides-soignantes.
- Le passage aux 35 heures a eu lieu début 2002 : les médecins ne peuvent travailler plus de 48 heures par semaine, gardes comprises. Ils ont droit à 20 jours de RTT par an.
- 48 % des praticiens hospitaliers ont plus de 48 ans - à ce titre, ils peuvent cumuler leurs jours RTT jusqu’à leur départ (anticipé) en retraite.
- Compte épargne-temps. Fin 2005, l’addition avoisinait 550 millions d’euros. Aujourd’hui, la facture avoisinerait plutôt 850 millions, non budgétés.
- Environ 50 millions d’heures supplémentaires par an (en moyenne, entre 60 et 100 par agent), soit un coût de 500 millions d’euros. L’une des promesses de campagne de Nicolas Sarkozy étant de les payer...
- Le coût des 35 heures à l’hôpital a atteint 3,3 milliards d’euros (2003-2005).
– Source : Le Parisien www.leparisien.fr
A LIRE : Hôpital entreprise contre hôpital public, par Pr. André Grimaldi.
L’organisation des soins aux Etats-Unis : la sacralisation du « tout privé », par José Caudron.