Un jour de juillet, au hasard du temps invisible dans les médias. La pluie tambourine sur l’arsenal remis aux autorités par 97 groupes du quartier populaire 23 de enero. On broie les armes et le délégué communal explique : « elles nous ont servi autrefois à nous défendre des gouvernements sociaux-démocrates, elles sont vaines aujourd’hui » avant de lire un par un l’intitulé et les responsables d’une trentaine de projets productifs, socio-culturels. Le président Maduro exige des ministres présents qu’ils prennent rendez-vous avec chacune des organisations pour leur transférer des ressources « qui n’appartiennent pas au gouvernement mais au peuple ».
On pariait peu, il y a quelques mois encore, sur l’appel à désarmer lancé par Maduro. Les médias privés nationaux ou internationaux avaient reconduit le cliché de Caracas-sanglante-capitale-du-crime. Mais la république bolivarienne n’est plus une photo du scénario occidental. Alors que depuis 2006, dans un Mexique sur orbite états-unienne, 116.000 citoyens ont été assassinés par les cartels de la drogue et les forces de sécurité, le Venezuela forme sa police nationale bolivarienne aux droits humains et a réduit de 30 à 50 % les homicides en quelques semaines. La récupération des espaces publics, la réforme de la justice et du système pénitentiaire, l’appui aux mouvements urbains de jeunesse visent le même objectif. En septembre 2013 la rentrée des classes, avec distribution de 35 millions de livres et d’ordinateurs gratuits, permet aux écoliers, comme l’explique Nicolas Maduro, « d’apprendre non plus à manier une arme mais à construire et à interpréter des personnages, à pratiquer des sports, à s’initier à l’art de jouer du violon. Chaque commune pourra disposer de son propre réseau de théâtre ».
Ce même jour de juillet, pendant qu’on broie des armes, une équipe de l’entreprise nationalisée PDVSA inaugure au large des Caraïbes le plus grand gisement de gaz ; Maduro tient une autre réunion avec les militants de tout le pays pour réviser le financement et relancer toutes les missions sociales pour des millions de vénézuéliens ; de nouvelles communes s’auto-organisent dans l’État de Lara ; à la frontière colombo-vénézuélienne les chanceliers inaugurent une douane dans une zone contrôlée par les mafias du carburant et des aliments. La stratégie de Chavez – la paix avec les colombiens – a contribué à faire reculer le paramilitarisme de Uribe. Pour la première fois des mouvements sociaux imposent leur dynamique au gouvernement Santos, connectent un nouveau champ politique au reste du continent. Dans la quête de sa seconde indépendance, l’Amérique Latine voit son horizon intérieur s’élargir.
Obstacles externes et internes
Comme chaque jour depuis quatorze ans, ce jour-ci fut invisibilisé par la plupart des médias. Au Venezuela les chaînes privées de radio et télévision (satellitaires, nationales, régionales et locales) font 80 % d’audience (1). Beaucoup de citoyens vivent ainsi dans une zone grise, opaque à tout ce qui concerne la révolution bolivarienne, et restent connectés à la telenovela du narcotrafiquant sympathique, prisonniers de la grande ville où vivre se résume à consommer individuellement. Le Venezuela n’a pas encore démocratisé la propriété des médias comme l’ont fait l’Argentine puis l’Équateur. Quant au cinéma national, la réalisatrice vénézuélienne Liliane Blaser observe que « presque toute notre fiction exclut le processus politique actuel, et se déroule dans un pays où rien de tout cela n’a lieu. Nous voyons certains films policiers qui pourraient se dérouler à n’importe quelle époque ou dans la nôtre mais qui sont expurgés de tout ce qui touche à la politique, à la société, à la culture. Or nous vivons un phénomène intégral qui devrait être visibilisé et décrit ».
La droite fonctionne à partir de cette domination culturelle. Avec ses alliés états-uniens et sa patiente infiltration de centaines de paramilitaires « dormants » entre deux assassinats sélectifs, elle recycle une synthèse des scénarios « chilien » et « nicaraguayen ». Éroder la patience populaire en sabotant l’alimentation, en coupant le courant ici et là, en paralysant une raffinerie pétrolière, en injectant du dollar parallèle pour gonfler l’inflation, en achetant des agents dans l’administration… Il s’agit de générer du mécontentement en vue des municipales de décembre 2013 et de maintenir les conditions d’une opération militaire directe pour reprendre le pouvoir et reprivatiser le pays en profondeur. Il y a peu le gouvernement colombien a aidé les autorités vénézuéliennes à arrêter des paramilitaires en pleins préparatifs d’un attentat contre Nicolas Maduro (2), confirmant les dénonciations du gouvernement bolivarien.
La droite et le patronat vénézuéliens peuvent compter sur les médias internationaux pour traduire leurs sabotages ou leurs accaparements en « faillites du régime », les condamnés pour corruption en « prisonniers politiques » ou la violence en « guerre civile ». Combien de journalistes occidentaux qui prêtent leur concours si docile à cette guerre contre une démocratie de gauche savent-ils qu’ils recyclent la campagne de la SIP préparant le coup d’État contre Salvador Allende en 1973 ( « menaces sur la liberté d’expression au Chili », « liens avec le totalitarisme soviétique »…) et que leurs épithètes sont vieux de deux cents ans, lorsque les premiers émissaires des États-Unis menaient campagne contre un certain Simon Bolivar, « César assoiffé de pouvoir absolu » ?
« Nous allons défendre le peuple » répond Maduro qui prend des mesures économiques concertées avec les mouvements sociaux, investit 600 millions de dollars pour importer 3,5 millions de tonnes d’aliments de Colombie et garantir l’approvisionnement de la population, promet d’exproprier les entreprises qui accaparent les produits de première nécessité. Avec son homologue Xi Jinping, il vient de signer à Pékin ce 22 septembre un accord avec la Banque de Crédit chinoise : 5 milliards de dollars seront injectés pour accélérer le développement de l’agriculture, de la santé publique, de l’industrie et de la recherche scientifique, de la construction, du système électrique vénézuéliens.
De cette manière, Maduro poursuit la mise en œuvre du programme proposé par son prédécesseur, et approuvé par les électeurs d’octobre 2012 et d’avril 2013. Il parie sur le réveil des forces populaires, passé le choc lié au probable assassinat de Hugo Chavez, pour reprendre « la transformation active, révolutionnaire » d’un État resté, malgré quatorze ans de révolution, le fief d’une classe moyenne « professionnalisée » avant la révolution, et minoritairement révolutionnaire. Le problème (qui est en général celui de toute révolution) est celui du « levier ». Où trouver les formateurs du type nouveau si la majorité des enseignants disponibles sont ceux qu’ont légués le libre marché et un État antipopulaire et non-participatif ?
Quand on dialogue avec les vénézuéliens, on entend parfois la crainte que les nombreuses mesures prises par le président Maduro (par exemple dans sa lutte contre la corruption au sein de l’État ou l’insécurité, approuvées par une large majorité selon des firmes privées de sondage) soient un « modismo » – qu’elles ne durent qu’un temps ou que se « tuerzan en el camino » – qu’elles se perdent en chemin.
Il est vrai que malgré l’appel insistant de Nicolas Maduro aux ministres, gouverneurs, maires et candidats-maires pour qu’ils “résolvent en profondeur les problèmes du peuple car c’est lui qui possède les solutions et c’est á nous d’apprendre à l’écouter”, la vision bolivarienne s’enlise encore souvent dans les pratiques coloniales de fonctionaires dont le seul souci est d’arriver au pouvoir pour y rester. En imposant plusieurs candidats à sa base, le PSUV (parti de la révolution) s’expose à perdre plusieurs mairies lors des municipales en décembre prochain. En dehors de la forme « Etat » ou « parti », combien des 1.150 communes et des 31.670 conseils communaux, combien des centaines de médias communautaires sont-ils de véritables instances de pouvoir collectif ? Et pourquoi la démocratie participative avance-t-elle lentement ?
Parce qu’il faut encore beaucoup de temps pour surmonter la tradition politique de domination coloniale externe et interne, d’imposition et de castration.
Mais Chavez a réveillé un peuple et Maduro reprend le travail sur un socle qui, comme le rappelle Jesse Chacón, ne pourra être détruit même si la droite remportait les élections : celui de la montée en puissance de ceux d’en bas, de la récupération de la souveraineté et du rôle défensif, citoyen, des forces armées, la redistribution de la richesse nationale et l’égalité sociale comme composantes essentielles de la démocratie. Des experts des Nations Unies, dans leur récent rapport World Happiness Report for 2013 ont conclu que le Vénézuéla est le pays le plus heureux d’Amérique du Sud, confirmant les conclusions d’autres organismes internationaux (3). Mutation aussi sûre que celle du roseau face au chêne. La « guerre des temps » oppose à présent le court terme du « consomme et tais-toi, l’État est un obstacle à ton plaisir.. » à la conscience de l’Histoire longue comme capital du peuple. L’enjeu est la construction d’un imaginaire qui libère le citoyen du narcissisme de la réussite individuelle et le pousse à s’engager davantage au service de la collectivité.
La ferveur des habitants de Caracas saluant le retour de leur fils Simon Bolivar peut sembler une parenthèse folklorique aux touristes ou aux experts occidentaux impatients de voir le Venezuela revenir à la “normale” du libre marché et des gros contrats industriels. Mais lorsque Nicolas Maduro montre au peuple l’épée qui va rejoindre le corps du Libertador dans son Panthéon, chacun comprend qu’il s’agit d’une idée proclamée il y a deux siècles lorsque Caracas poussa le « cri de l’Égalité » et se mua en « berceau de l’indépendance américaine ».
Comme l’écrit Gonzalo Ramírez Quintero, l’oligarchie vénézuélienne, celle qui faisait main basse sur les finances de l’État pour s’installer à Paris ou à Miami, « voudrait que Bolivar redevienne une statue pour fêtes patriotiques, un motif rhétorique. Le Bolívar vivant la perturbe : il lui rappelle en permanence sa misère et son inauthenticité. La haine de ses médias, leur rejet moqueur du dialogue entre le peuple et la pensée bolivarienne n’est que la continuité de sa haine coloniale. Il s’agit aussi d’occulter le fort impact qu’a eu l’expérience de la révolution haïtienne dans la redéfinition sociale de la guerre émancipatrice par Simon Bolivar. »
Toute analyse qui se bornerait à analyser le présent pècherait par naïveté. Au Venezuela ce n’est pas seulement avec des archives que l’on commémore l’Unité Populaire chilienne de 1971-73 mais en initiant la discussion parlementaire de « la loi des conseils de travailleurs » qui donnera à ceux-ci le pouvoir non plus seulement de revendiquer syndicalement mais de participer politiquement aux décisions sur la production – dans la foulée des fameux cordons industriels, embryons du pouvoir populaire anéanti par le général Pinochet et l’administration Nixon. Ce nouveau texte complètera la loi du travail anti-néo-libérale mise en vigueur par Hugo Chavez (4). Il faudra encore que les travailleurs assument ce nouveau pouvoir.
« Certains m’on dit que Chavez est mort mais je n’en crois rien » dit l’uruguayen Eduardo Galeano, venu à Caracas en septembre 2013 présenter son livre récent « Los hijos de los días ». L’écrivain a rappelé l’empreinte qu’a laissée dans la pensée et dans la personnalité de Bolivar, le philosophe Simón Rodríguez. Un des concepts-clefs de la pensée de Rodriguez, de sa république américaine qui refusait de copier l’européenne, est la toparquia, « l’auto-gouvernement local ». C’est ce concept que Chavez et Maduro ont interprété pour transformer les actuelles relations de production capitalistes à travers une forme sociale et économique nouvelle : « la Commune ». C’est ici où le concept du temps historique rejoint celui d’espace comme fondement de la politique.
Qu’est-ce que cette "commune" dont Maduro a fait une priorité, après les critiques de Chavez sur le retard pris par le gouvernement dans sa mise en place ? (5)
Laissons la parole à José Roberto Duque (6) :
« A Caracas – et dans tout le Vénézuéla – il y a des centaines de communes en construction, mais le type de relations des grandes villes actuelles rendent inviable une commune. Caracas est une ville capitaliste, dont la structure et le concept ont été moulés sur le mode de production de l’esclavage puis du capitalisme industriel. Avec de tels antécédents, difficile d’imaginer qu’elle serve de base au socialisme ou à la société de type nouveau que nous voulons. Difficile, oui : mais ceux qui vivent à Caracas ont la mission d’essayer. Caracas a aussi produit une étonnante culture de résistance, une citoyenneté qui sait que quelque chose doit être détruit.
« Un communard c’est quelqu’un qui se lève le matin, pour s’intégrer à une activité productive qui offre une vie et une indépendance à sa communauté ou à sa commune. Aujourd’hui, les grandes villes n’ont pas de vocation productive (c’est ainsi que le capitalisme les a dessinées : des lieux où se concentrent les consommateurs et les esclaves des tâches inorganiques) de sorte que les citoyens doivent importer du dehors ce qu’ils consomment. Dans les villages agricoles la construction de communes est plus viable : semer pour consommer et pour vendre est un bon levier pour développer une communauté auto-soutenable.
« L’habitant des zones populaires de Caracas se lève le matin pour se rendre à un travail qui, en général, se trouve loin (et parfois très loin) de la communauté dans laquelle il vit ou, simplement, dort. Tout ce temps et cette énergie mentale et physique seraient mieux investis dans une commune. La construction des communes de Caracas doit commencer avec la destruction de cette manière de fonctionner, de cette imposition de la ville capitaliste.
« Les retrouvailles des jeunes avec leurs communautés iraient dans ce sens : l’affection pour le lieu de vie est la matière première pour créer et inventer un futur.
« Nous ne connaîtrons pas la société socialiste que nous sommes en train de construire. »
« Il y a cinq ans, ou moins, je l’avoue, je me sentais assez désespéré par certaines choses que je percevais dans le processus bolivarien, dans notre affrontement avec le capitalisme. Je disais que nous étions en train de perdre cette bataille. Cela m’enchantait de me remplir la bouche de critiques faciles parce que leur objet était visible : je disais que Caracas n’était pas une ville socialiste et que celui qui en doutait n‘avait qu’à parcourir les rues et compter chaque McDonald, chaque centre commercial, chaque contradiction de classe, chaque magasin ou bureau ou enseigne lumineuse des principales compagnies transnationales du monde capitaliste. Cela me semblait terrible et contradictoire avec notre déclaration de rébellion et notre proclamation d’une patrie marchant vers le socialisme.
« Difficulté de comprendre le temps de la révolution. Cette difficulté est liée presque exclusivement au fait que dans notre courte vie nous voulons que se produisent tous les changements sociaux dont nous rêvons. Nous passons rapidement de l’enfance à l’adolescence puis à l’âge adulte. Comme nous fonctionnons de manière individuelle, nous voudrions que le pays change très vite. Nous avons entendu de nombreux compagnons dire : “Après 14 ans nous continuons à négocier avec la bourgeoisie. Après 14 ans il y a encore de l’exploitation capitaliste. Après 14 ans il y a encore des baraques. Après 14 ans il y a encore des jeunes qui préfèrent le regguetón á Silvio Rodríguez (vous avez déjà tenté de danser « mi unicornio azul ») ?
« Mais nous avons fini par comprendre. Nous, les vénézuéliens d’aujourd’hui, ne connaîtrons pas la société socialiste que nous voulons construire, et que nous sommes en train de construire. Nous ne verrons pas se dresser cet édifice dont nous posons aujourd’hui les premières pierres. Cette affirmation peut paraître très triste, elle mène en réalité à une belle conclusion. Tout ce que nous avons fait de 1998 jusqu’à aujourd’hui (et, depuis plus longtemps, contre les lois et parfois dans la clandestinité) sera bénéfice, jouissance et dignité pour les vénézuéliens qui ne sont pas encore nés. C’est ce qu’on appelle “construire le futur”. Certains d’entre nous sont trop aveugles pour accepter cette idée dure mais réaliste : nous mourrons individuellement sans avoir connu autre chose que ce vicieux capitalisme. »
Changer la vie passe in fine par la création d’un État communal. Ce jour-là Chavez pourra enfin réaliser son vieux rêve, accrocher son hamac sur les rives de l’Arauca.
Thierry Deronne, Caracas, septembre 2013.
Photos : AVN, Ciudad Caracas, Correo del Orinoco.